Égypte. Le 11 novembre, une journée de protestation entourée de mystère

Les hausses de prix, le flottement de la livre, l’inflation galopante ont provoqué un fort mécontentement en Égypte. Des appels à une manifestation pour le 11 novembre, à une « révolution des pauvres » ont suscité de nombreux débats sur les réseaux sociaux. Mais cette journée de protestation, la troisième depuis le coup d’État du 3 juillet 2013, aura-t-elle plus de succès que les précédentes ?

Gigi Ibrahim, 2012.

Les appels à des manifestations le 11 novembre contre la détérioration des conditions de vie en Égypte, sous le mot d’ordre de « thawrat al-ghalaba », la révolution des pauvres, ont eu un large écho sur les médias sociaux ces derniers mois. Des dizaines de milliers de personnes ont exprimé leur volonté de protester et l’appel est devenu un sujet de discussion dans les cafés, les transports en commun et même entre voisins.

La source de ces appels reste cependant inconnue et cet anonymat a conduit à toutes sortes de spéculations. Pour certains, il s’agirait des Frères musulmans ; pour d’autres, ce serait une partie de l’appareil d’État voulant exercer une pression sur une autre. Certains accusent même le gouvernement qui chercherait des prétextes à encore plus de mesures répressives.

Entretemps, l’État a mené une campagne sécuritaire et des sources dans les services de renseignement ont déclaré que la police avait lancé des campagnes préventives pour arrêter les organisateurs. Ils ont également annoncé la multiplication de postes de contrôle dans les rues principales pour interpeller ceux qui sont suspectés de répondre à l’appel. Cela s’est aussi traduit par une présence sécuritaire accrue dans les centres-villes et la relance des descentes de police chez les particuliers, comme cela avait déjà été le cas avant le dernier anniversaire de la révolution du 25 janvier. Ainsi, un raid illégal contre les bureaux de la Commission égyptienne pour les droits et libertés et un autre contre le site web Al-Tareeq. Les forces de sécurité ont déclaré aux journalistes qu’il s’agissait d’actions de routine qui continueront jusqu’au 11 novembre. Les avocats défenseurs des droits humains ont d’ailleurs averti les personnes précédemment détenues pour des affaires politiques qu’elles risquaient d’être ciblées.

« Le poète de la révolution »

Contrairement aux tentatives précédentes de manifestations, celle du 11 novembre est demeurée sans visage, à l’exception de Yasser Al-Omda. Cet homme se présente comme le coordinateur et le porte-parole de la page Facebook « Le mouvement des pauvres ». Il a publié plusieurs vidéos dans lesquelles il appelle à descendre dans la rue et demande aux forces politiques de soutenir les protestations ; mais il se défend de toute affiliation.

La seule activité politique connue d’Omda est celle de cofondateur du Parti des révolutionnaires de Tahrir, lancé le 17 février 2011, la semaine qui a suivi le renversement de l’ancien président Hosni Moubarak. La seule autre figure connue de ce parti est le journaliste Ibrahim Al-Darawi, arrêté en août 2013, et qui purge actuellement une peine d’emprisonnement à perpétuité dans une affaire d’espionnage où sont impliqués le Hamas et plusieurs dirigeants des Frères. La seule activité de cette formation a été la lutte contre un contrat attribuant à une entreprise australienne le droit d’extraire de l’or de la mine d’or Sokari. Omda a également publié des poèmes politiques au cours des dernières années sur sa chaîne YouTube sous le titre « Yasser al-Omda, le poète de la révolution ». Enfin, le Mouvement des pauvres a aussi une campagne assez populaire, « Je ne paierai pas », sous le hashtag #MeshDafea, appelant à refuser de payer les factures de l’État (eau, électricité) pour protester contre l’augmentation des prix.

Certains ont accusé l’État et ses médias d’exagérer la portée des appels afin de les utiliser comme prétexte pour des mesures répressives. Ce qui a aggravé les soupçons est une fausse nouvelle qui a lié les forces révolutionnaires à cet appel et impliqué des personnalités révolutionnaires telles que Mohamed El-Baradei, en lui attribuant un tweet fabriqué appelant les citoyens à prendre des armes contre l’État le 11 novembre ! Certains animateurs de talk-show de l’État ont également présenté la manifestation comme « un complot satanique » des Frères musulmans.

Les forces politiques ont fait part de leur scepticisme devant cet appel anonyme. Medhat Al-Zahed, le porte-parole du Courant démocratique — qui inclut la plupart des principaux partis d’opposition, y compris Destour, Karama et les partis de la Coalition socialiste populaire —, a publié une déclaration le mois dernier refusant tout lien avec ces appels « suspects ». Zahed a déclaré à Mada Masr que ses soupçons ont plusieurs raisons : l’absence de revendication de la part d’une force politique connue ; les demandes de renverser le gouvernement, ce qui ne serait pas adapté aux conditions politiques actuelles ; son caractère nuisible par rapport aux mouvements politiques existants. Il ne pense pas que les appels du 11 novembre comportent les éléments nécessaires au succès d’une désobéissance civile, car ils manquent d’une direction politique de confiance, d’une base populaire, et d’un mouvement de protestation cumulatif qui constituerait la condition d’une révolution. Il s’attend à ce que les événements de la journée soient limités aux régions et aux gouvernorats, où les groupes qui sont derrière et qu’il ne peut pas identifier sont fortement présents. Pour lui, « les outils de la résistance ne doivent pas être choisis au hasard et la gravité de la crise ne signifie pas nécessairement que les méthodes les plus révolutionnaires doivent être adoptées. L’appel n’est pas rationnel, et est en contradiction avec l’expérience des mouvements de changement. Le danger est que cet appel soit utilisé pour instiller la peur afin d’avorter d’autres formes d’organisation démocratique qui sont possibles dans les circonstances politiques actuelles ». Par exemple, on peut organiser des manifestations avec des revendications précises et limitées, recourir aux syndicats ou publier des déclarations.

Interrogé sur le rôle des Frères, le porte-parole du groupe, Talaat Fahmi, qui vit en exil en Turquie, n’a pas donné de réponse claire, mais il ne prend pas ses distances à l’égard de l’appel, contrairement aux autres forces politiques. « Les Frères musulmans ne devraient pas être interrogés sur leur position parce qu’ils n’ont jamais quitté les rues et les places égyptiennes. Ils attendent que tout mouvement populaire s’intègre en un seul peuple, en une vague révolutionnaire unifiée avec un seul but : le retour à la situation antérieure au coup d’État (du 3 juillet 2013) et le rétablissement de la liberté, de la dignité, de la légitimité (comprendre : du président déchu Mohamed Morsi) et du choix du grand peuple égyptien. »

Des précédents peu encourageants

Depuis la dispersion des Frères musulmans de la place Rabaa al-Adawiya et de la place Al-Nahda en août 2013 après le renversement de l’ancien président Mohamed Morsi, plusieurs appels à des manifestations ont été lancés pour en finir avec le pouvoir. Mais la participation a toujours été très limitée à la suite de mesures préventives de sécurité.

L’un des premiers appels a été le « vendredi du typhon », auquel plusieurs forces islamiques ont appelé le 30 août 2013. Les dirigeants des Frères musulmans ont soutenu l’appel, demandant à leurs partisans de participer et d’exiger le retour du pouvoir légitime de Morsi et affirmant que la journée attirerait de grandes foules. Dans la répression sécuritaire qui a précédé le typhon promis, les autorités ont fermé la chaîne Al-Jazira Mubasher Misr et arrêté un certain nombre de leaders de la confrérie dans la nuit du 30 août. Le jour même, les forces de sécurité ont rapidement dispersé les protestations limitées dans plusieurs gouvernorats, et sept personnes sont mortes dans des affrontements avec les forces de sécurité.

Un an plus tard, le 28 novembre 2014, une autre série d’appels a été lancée sous le titre « Soulèvement de la jeunesse musulmane », par le Front salafiste. Ce dernier a déclaré qu’il visait à préserver l’identité musulmane de l’Égypte, à mettre en œuvre la charia et à renverser le gouvernement militaire. Certains dirigeants ont suggéré le recours à la violence. Plusieurs leaders du Front salafiste ont été arrêtés préventivement. Le porte-parole du ministère de l’intérieur de l’époque, Hani Abdel Latif, a déclaré dans une déclaration à la presse que les forces de police réagiraient à la violence en tirant à balles réelles. Comme la manifestation de l’année précédente, celle-ci n’a pas tenu les promesses de son nom et s’est limitée à quelques petites manifestations et à des bombes de faible intensité qui ont éclaté à des checkpoints ou dans des églises.

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