Inflation

Égypte. Avis de gros temps

Depuis le début de l’année, en application d’un accord avec le FMI, la Banque centrale égyptienne a cessé de soutenir la livre égyptienne. Elle s’échange le 12 janvier à environ 30 livres contre un dollar, quand en 2013 il fallait 7 livres pour un dollar. Inflation galopante, rationnements et pénuries, creusement de la dette, alimentent des critiques inédites contre le gouvernement des militaires.

Khaled Desouki/AFP

Abdel Fattah Al-Sissi, habitué des projets grandioses et des discours triomphalistes, peine manifestement à relancer l’Égypte dans le concert des nations et à asseoir l’avenir national sur une économie en expansion. Dix ans après sa prise du pouvoir en juillet 2013, le doute s’instaure. Diplomatiquement et financièrement, le Golfe a éclipsé Le Caire et le pays affronte une déconfiture qui rappelle les désastres du temps des khédives et des pachas. Comment en est-on arrivé là ?

Issu du renseignement militaire, le président égyptien a été porté au pouvoir par la révolution de 2011. Promu d’abord maréchal par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui prend le pays en main après la chute de Hosni Moubarak, il est nommé ministre de la défense par l’éphémère président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Stratège pour le moins mal avisé, ce dernier croit pouvoir composer avec l’armée avant qu’elle ne le renverse lors du coup d’État de l’été 2013. Les militaires ont gardé un très mauvais souvenir de la fin de l’ère Moubarak et de la promotion d’oligarques proches du fils du raïs, Gamal Moubarak, qui avaient fait main basse sur l’économie à leur détriment et ne cachaient plus leurs ambitions politiques. Après avoir rongé leur frein plusieurs années, ils estiment — à raison — que leur heure est venue. À eux les postes et la fortune.

Le mirage immobilier

La partie va se jouer et se perdre en trois épisodes. Fasciné par le modèle des pays du Golfe, Sissi rêve d’immobilier et de finance pour moderniser l’Égypte. Il privilégie les projets grandioses comme l’élargissement du canal de Suez ou la construction d’une nouvelle capitale en plein désert, annonce une floraison d’autres villes nouvelles, et ambitionne de construire au pied des pyramides le plus grand musée du monde (le Grand Egyptian Museum). L’argent des émirs du Golfe et les crédits chinois payeront ces aménagements, pour le plus grand profit des entreprises militaires chargées des grands travaux. En même temps, les mêmes sociétés en kaki mettent la main sur des affaires privées juteuses et agrandissent leur empire par tous les moyens. Dispensées de taxes, elles rétribuent chichement leur main-d’œuvre, souvent des appelés du contingent, utilisent les banques d’État qui ne peuvent rien leur refuser, appellent à la rescousse le Trésor public, corvéable à merci, sans négliger les opérations policières pour intimider les patrons les moins compréhensifs.

Il faut dire que l’armée égyptienne est dépourvue d’un régime de retraite solide, en mesure d’assurer un train de vie convenable aux généraux et colonels qui quittent chaque année la vie militaire. Il faut donc leur trouver des postes et des sinécures, sous peine de s’attirer la grogne d’un appareil qui peut vite se montrer menaçant. Mais le scénario des constructions somptuaires révèle ses faiblesses. Les envois des millions de travailleurs égyptiens installés dans le Golfe et en Europe, le canal de Suez et les touristes, ne suffisent plus à faire vivre l’Égypte.

Il faut trouver autre chose. Mais quoi ? Le secteur privé, saigné à blanc par les militaires qui lui opposent une concurrence déloyale, manque de dynamisme. Les perspectives gazières ouvertes par la découverte en 2015 d’un important gisement en Méditerranée orientale (le champ d’Al-Zhor dont les réserves estimées s’élèvent à 850 milliards de m3) ne seront appréciables que sur le long terme en raison des difficultés d’exploitation, et le pays a dû consentir des économies d’énergie en interne pour tirer davantage profit de ses exportations. Les investisseurs étrangers restent circonspects et les pays du Golfe, qui ont déjà beaucoup mis au pot pour s’assurer de l’éviction définitive des Frères musulmans exigent désormais un retour sur investissement. Du fait d’un secteur productif trop longtemps négligé en raison des logiques de rente (hydrocarbures, tourisme, revenus du canal), les exportations sont médiocres, à peine supérieures à celles de la Tunisie voisine. Conséquence : la livre égyptienne périclite déjà face aux devises fortes, ce qui compromet le financement de l’économie. On entre dans un cercle non vertueux.

Décembre 2016, le Fonds monétaire international (FMI) offre une issue : 12 milliards de dollars (11,14 milliards d’euros) de prêts, en échange d’une baisse drastique des subventions aux carburants comme aux produits alimentaires et d’une flopée de réformes structurelles, souvent annoncées déjà par le passé, mais restées à l’état d’intention par peur de leurs effets sociaux déstabilisants. Surtout, l’accord ouvre la voie à de l’argent frais. Des bons du Trésor à très court terme (de 1 à 6 mois, exceptionnellement à un an) offrent un risque limité aux épargnants arabes, européens et américains, vu sa durée très brève et des taux d’intérêt parmi les plus élevés du monde (15-17 %). Sissi s’engouffre dans cette dangereuse opportunité. En quelques mois, de 20 à 30 milliards de dollars (18,57 à 27,85 milliards d’euros) affluent dans les caisses tandis que la vie quotidienne des Égyptiens, notamment de la classe moyenne, se dégrade sous l’effet combiné d’une flambée des prix de produits importés et de subventions passées au papier de verre. Mais pendant environ deux ans et demi, l’Égypte fait illusion et affiche un taux de croissance honorable d’environ 5 %. C’est alors qu’en 2021 la pandémie de Covid-19 porte un premier coup à deux de ses principales sources de devises : les touristes, qui disparaissent, et la fréquentation du canal de Suez, qui diminue fortement. Mais le pire est à venir.

Les réticences du FMI

Février 2022 : la Russie envahit l’Ukraine. En quelques jours, la « hot money » s’enfuit d’Égypte au profit du dollar, le trou dans les réserves et la balance des paiements devient intolérable. En mars, la Banque centrale rationne la délivrance du billet vert : il ne suffit plus pour en acheter d’avoir des livres égyptiennes, il faut aussi le feu vert des autorités monétaires. Les cargaisons en attente de règlements s’amoncellent dans les ports, jusqu’à représenter plus de 10 milliards de dollars (9,28 milliards d’euros) de marchandises immobilisées.

Le Caire se tourne vers le FMI qui est plus mordant qu’en 2013. Les Égyptiens demandent 9 milliards de dollars (8,36 milliards d’euros), le Fonds en offre 3 (à peine plus que ce qu’il propose à la Tunisie qui compte dix fois moins d’habitants), et réclame des réformes encore plus sévères que la fois précédente, dont la fin des interventions de la Banque centrale sur le marché des changes pour soutenir la livre. Il continue de réclamer en outre la privatisation du secteur public. La normalisation doit inclure « tous les secteurs, y compris les entreprises militaires », avait prévenu le Fonds au printemps 2021.

Pour Sissi, la question devient politique. Comment satisfaire le FMI sans se mettre à dos ses soutiens militaires ? Comment obtenir des entreprises gérées par l’armée et qui pourraient être mises sur le marché qu’elles présentent une comptabilité transparente aux potentiels acquéreurs ? Comment éviter que les pays du Golfe, encore enrichis par les effets de la guerre en Ukraine sur le prix des hydrocarbures, ne fassent main basse sur le pays au détriment d’une souveraineté dont les militaires se posent en premiers garants ? Face à cette quadrature du cercle, le président multiplie les diversions et critique, en décembre 2021, la gestion « inefficace depuis quarante ans » des 943 entreprises publiques comme des 52 autorités de régulation, et appelle tous les Égyptiens à prendre leur part dans le processus de réforme qui s’annonce.

Le 4 janvier 2023, en application de l’accord avec le FMI, la Banque centrale cesse de soutenir la livre qui chute lourdement les jours suivants. Les cours se rapprochent de ceux du marché noir (30 à 31 livres pour un dollar), et le manque de confiance dans les autorités risque de plonger la devise nationale dans les abysses.

Des critiques de moins en moins voilées

La crise libère une parole critique d’autant plus audible qu’elle était devenue inhabituelle dans un pays où toute forme d’opposition se trouve sévèrement réprimée. Après les attentes suscitées par un discours euphorique autour de la COP 27 organisée à Charm El-Cheikh en novembre dernier, événement qui devait, aux dires des autorités, consacrer l’apothéose de l’Égypte et attirer des flux de capitaux, le pays se réveille avec la gueule de bois.

De manière significative, Abdel Fattah Al-Sissi a changé de registre. De triomphaliste, son propos est devenu très défensif : les difficultés que rencontre le pays ne sont que le résultat de facteurs extérieurs, crise du Covid et guerre en Ukraine. Le président débonnaire se fait menaçant et avertit que les Égyptiens doivent cesser de « jacasser », expression mal accueillie, car jugée offensante pour le peuple égyptien. De même qu’a été peu appréciée et largement brocardée sur les réseaux sociaux, l’incitation à manger des pattes de poulet dont les qualités nutritives auraient été jusqu’à présent sous-estimées. Manière d’inviter les Égyptiens à se contenter de peu.

Après dix ans de pouvoir, le maréchal-président paraît confronté à la réalité de son régime et quasiment acculé. Il est impossible de continuer à engraisser la haute hiérarchie militaire si l’on veut remettre l’économie sur les rails d’un développement même modeste. Un choix s’impose ; il risque de lui coûter cher.

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