Égypte. Le président Sissi survivra-t-il au coronavirus et aux soubresauts de l’économie ?

Alors que s’étend la mainmise des militaires sur l’économie, l’Égypte affronte des défis nouveaux, dont une dette abyssale de plus en plus difficile à éponger et la chute du tourisme provoquée par le coronavirus. Prises avec retard, les mesures de confinement ne semblent pas en mesure de stopper l’épidémie.

7 mars 2020. — Site du futur quartier gouvernemental de la nouvelle capitale administrative en chantier, à 45 km du Caire
Pedro Costa Gomes/AFP

Maréchal et président, Abdel Fatah Al-Sissi, déjà dangereusement menacé par les retombées politiques et sociales de sa politique économique et financière incohérente et ruineuse, est rattrapé par le coronavirus qui, au 25 mars, a officiellemment provoqué 20 décès tandis que 402 cas étaient confirmés. 24 gouvernorats sur 27 sont touchés. Le 14 mars, un plan anti crise a été adopté. Malgré son ampleur (près de 15 milliards de dollars), il ne suffira pas. Grands travaux largement inutiles et projets immobiliers pharaoniques ont englouti des dizaines de milliards de dollars aux frais des gogos du Golfe bernés par un « système de Ponzi »1 qui ne dit pas son nom, mais qui, de l’Italo-Américain Charles Ponzi au Français Alexandre Stavisky et à l’Américain Bernard Madoff attire ses clients avec des taux d’intérêt à deux chiffres et les remboursent avec l’argent apporté par les nouveaux entrants. En quelques semaines, la confiance a disparu de par le monde, le coronavirus a pétrifié les marchés financiers et pétroliers, la famille royale saoudienne, principal soutien arabe de Sissi, a éclaté et un vieil abonné au système de Ponzi, le Liban, a répudié samedi 7 mars un emprunt de 1,2 milliard d’euros. Que se passe-t-il quand les marchés se ferment et que personne ne vient plus apporter son épargne ?

32,5 % en dessous du seuil de pauvreté

L’économie égyptienne affiche a priori une bonne santé rassurante, un taux de croissance de plus de 5 % au second semestre 2019, des réserves de change qui se regonflent, une hausse des prix à peu près maitrisée, une signature acceptée sur les marchés financiers régionaux ou européens. À l’origine de ce spectaculaire retour de fortune, l’accord triennal signé fin 2016 avec le Fonds monétaire international (FMI), le neuvième depuis 1962. Rien que de très classique. En contrepartie d’un prêt de 12 milliards de dollars (10,6 milliards d’euros), le contrôle des changes est supprimé, la livre égyptienne dévaluée de moitié, le loyer de l’argent fixé très au-dessus de l’inflation et les subventions drastiquement réduites. Bien sûr, la pauvreté progresse parmi une population qui a dépassé la centaine de millions d’habitants et dont 32,5 % vivent en dessous du seuil de pauvreté, un indice fait maison, pourtant chichement calculé très en deçà des normes internationales en la matière.

Depuis son accession au pouvoir en juillet 2013, le président Sissi cherche à l’extérieur de son pays des capitaux pour relancer l’économie égyptienne mise à mal par la crise mondiale de 2008-2009, par la révolution de la Place Tahrir et par les fausses manœuvres du seul président issu des Frères musulmans qu’ait connu l’Égypte, Mohamed Morsi. Dans un premier temps, ils sont venus des monarchies pétrolières du Golfe soucieuses d’aider le nouveau régime qui avait chassé leur bête noire. Ils ont pris la forme de prêts gouvernementaux, de dépôts de devises dans les banques locales ou d’investissements immobiliers privés et publics, mais ont échoué à stabiliser l’économie. Puis sont venus le FMI et ses alliés qui, en quatre ans (2016-2019), ont apporté selon le ministre des finances 200 milliards de dollars (176,60 milliards d’euros). En peu de mois, les conditions du financement en devises du pays ont été bouleversées, les taux d’intérêt sont devenus positifs, largement supérieurs à l’inflation, le taux de change s’est stabilisé voire a même progressé contre le dollar (+ 8 % en 2019).

La dette extérieure absorbe la moitié des recettes

L’achat de bons du trésor en livres égyptiennes contre devises à moins d’un an est devenu une affaire juteuse, procurant des rendements exceptionnels en ces temps de taux zéro sur les places occidentales. Les taux affichés en 2018 tournaient autour de 16 %, en 2019, ils ont un peu baissé, mais ont été plus que compensés par les gains de change intervenus cette année-là. Comme dans un système de Ponzi, une bonne partie de l’argent qui entre sert à rembourser celui qui sort dans des proportions qui varient entre 35 et 45 % de montants annuels qui sont de l’ordre de 40 à 45 milliards de dollars (35 à 39 milliards d’euros). Les encours ont progressé de 47 % en trois ans. Jusqu’à présent, les heureux souscripteurs — des non-résidents selon le FMI —, très souvent de riches particuliers du Golfe, ne voient que les bénéfices de l’opération et ne s’interrogent guère sur sa durabilité. Pourtant, le service des intérêts de la dette publique, intérieure et extérieure, absorbe déjà 50 % des recettes budgétaires de l’État, un record ! Plus grave, selon les spécialistes, un certain nombre de prêts ne sont pas recensés dans les statistiques égyptiennes, en particulier chinois et russes, et s’ajoutent à l’endettement égyptien dont le FMI, sans doute trop optimiste, prévoit la baisse d’ici 2023.

L’économie égyptienne a-t-elle les reins assez solides pour faire face à cette avalanche de dettes ? Ses 45 milliards de dollars (39 milliards d’euros) de réserves de change lui donneront seulement un répit si la crise s’amplifie. Il faudra tôt ou tard affronter les échéances. Pour l’essentiel, ses équilibres extérieurs reposent toujours sur les services, les cinq piliers traditionnels de l’Égypte, les « Big Five », que sont l’envoi de fonds par les dix millions d’Égyptiens — 10 % de la population — partis à l’étranger, les droits de transit du canal de Suez, les recettes apportées notamment par les 9 millions de touristes qui visitent la Vallée des rois, et enfin les aides apportées par les pays occidentaux, et d’abord par les États-Unis, principal allié militaire et de loin du Caire.

S’y est ajouté, grâce aux efforts de la compagnie italienne ENI, une matière première nouvelle : le gaz naturel, dont l’Égypte est devenue un producteur important depuis l’année dernière. L’addition est vite faite pour 2019 : près de 30 milliards de dollars (26,50 milliards d’euros) grâce aux émigrés, environ 6 milliards (5,30 milliards d’euros) pour le canal, 14 milliards (12,36 milliards d’euros) pour le tourisme, soit au total une cinquantaine de milliards sans compter l’aide extérieure en baisse et les revenus du gaz naturel récemment découverts en hausse. Cette manne finance une très grande partie des importations de marchandises. Sa fragilité est manifeste, surtout en ce moment, un ralentissement conjoncturel prolongé en Europe, un effondrement durable des prix de l’or noir à la suite de l’épidémie de coronavirus et des décisions saoudiennes de saturer le marché suffiraient à réduire les gains des émigrés et à décimer les foules de touristes, les réservations auraient déjà reculé de 80 %. Le mouvement s’inverse, les non-résidents vendent déjà obligations et bons du trésor et la devise égyptienne plonge à nouveau.

Les exportations ne couvrent qu’un tiers des importations

L’échec le plus lourd de conséquences du plan du FMI est l’incapacité à relancer les exportations de marchandises qui n’ont pratiquement pas bougé entre 2016 et 2019, à moins de 6 milliards de dollars (5,30 milliards d’euros) par an, soit trois fois moins que les importations (près de 18 milliards de dollars, soit 15,89 milliards d’euros). Le Purchasing Manager’s Index (PMI) de IHS Markit, qui reflète l’activité du secteur privé non pétrolier, a baissé durant 48 des 56 derniers mois. C’est pourtant lui qui porte les (maigres) espoirs du pays de mieux financer sa balance commerciale et de créer les emplois indispensables pour accueillir les 3,5 millions de jeunes qui arriveront sur le marché du travail d’ici 2025. « L’emploi masculin régresse, son taux est passé de 71 % en 2010 à 63 % en 2016 » note la Banque mondiale, un reflet du boom démographique et de la faible demande de travailleurs de la part d’entreprises trop peu nombreuses.

Les experts du Fonds et les militaires égyptiens n’ont pas le même rêve, les premiers recommandent « une nouvelle vague de réformes pour soutenir le secteur privé » (conseil d’administration du 13 février 2020), les seconds n’ont que faire des civils et préfèrent bâtir dans le sable une capitale à la place du Caire embouteillé et rebelle. À 45 km à l’est du Caire se tient le plus grand chantier de travaux publics d’Afrique : sur une superficie sept fois plus grande que Paris, 6 millions d’habitants devraient s’installer dans les nouveaux ministères alignés comme à la parade et des rangées d’immeubles d’habitation plantés en rangs d’oignons. Le « New Dubai » ou encore « Sisi City » comme on surnomme cette ville sans nom qu’une commission travaille en vain à baptiser depuis plus de deux ans, est un projet du président.

Son coût est inconnu et les estimations oscillent entre 50 et 300 milliards de dollars (entre 44 et 265 milliards d’euros) dont on n’est pas sûr qu’ils soient pris en compte dans les chiffres officiels de la dette publique égyptienne. « Sissi veut laisser les bureaucrates dans la vieille capitale et emmener avec lui seulement les officiers », ironise un vieil habitué de la vallée du Nil. Qui finance ? Sans doute les Chinois pour une partie, l’État pour une autre plus conséquente grâce à son système de Ponzi. En 2017-2018, la part du secteur public (État + entreprises publiques) atteignait 58 % de l’investissement total, 30 à 40 points au-dessus de la Malaisie ou de la Pologne. Si l’on y ajoute celle de l’investissement direct des grandes compagnies pétrolières qui ont massivement investi ces dernières années dans le secteur gazier, on voit que le secteur privé national ne pèse pas lourd au total et se retrouve en réalité exclu du jeu financier et économique. Il n’a accès ni au système de Ponzi, ni aux grands projets du régime, ni à la politique économique.

Un activisme militaire sans précédent

Le régime militaire, autocratique par nature, n’a en effet pas de partenaires civils, tout au plus une clientèle d’agents de l’État dont la fidélité au Raïs est fonction des avantages qu’il distribue. Les « chouchous » de l’ère Moubarak qui avaient bénéficié des privatisations et d’avantages multiples au début des années 2000 sont sortis de prison mais ne jouent plus aucun rôle. Les compagnies militaires ont pris le relais ; dans un grand hôpital du Caire, du jour au lendemain, des dizaines de prestataires de services en tout genre en charge du quotidien des malades ont été chassés et remplacés par une entreprise militaire.

L’activisme économique des militaires est sans précédent. Ils s’intéressent à de nouveaux secteurs comme l’importation de médicaments ou la construction d’autoroutes, sans négliger les services, si modestes soient-ils. L’immobilier, les grands projets comme le New Dubai ou les infrastructures comme le doublement du canal de Suez décidé avant l’intervention du FMI sont les choix de prédilection des officiers. L’orgueil national plus que le calcul économique les guide. On raconte qu’une gigantesque voie rapide enjambant les quartiers populaires du Caire et le Nil pour rejoindre sans feux rouges la nouvelle capitale s’est vu affublé in extremis de deux passerelles pour piétons. Motif : figurer au Guinness Book of Records pour devancer le projet tout aussi gigantesque d’une grande entreprise turque.

Mais les secteurs qui intéressent les militaires n’attirent guère les bourgeois égyptiens. Ils n’achètent pas les appartements des villes nouvelles bâties depuis une bonne trentaine d’années dans le désert, et sans doute seront-ils aussi réticents vis-à-vis de ceux du New Dubai.

Les militaires peuvent-ils influencer le secteur privé ? Le président Sissi a annoncé récemment sa volonté d’introduire en bourse une dizaine de filiales appartenant au National Service Projects Organization (NSPO), une des trois branches de l’industrie militaire établie en 1979. Encore faudrait-il un minimum de transparence dans les comptes, une pratique largement étrangère aux responsables égyptiens, militaires comme civils.

1NDLR. Montage financier frauduleux consistant à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. Il tient son nom de Charles Ponzi, devenu célèbre après avoir mis en place une opération financière fondée sur ce principe à Boston dans les années 1920 (Wikipédia).

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