En faisant des Frères une « organisation terroriste », le gouvernement provisoire égyptien a enterré définitivement toute solution politique qui aurait pu remédier aux profondes divisions du pays. La décision a été prise deux jours après l’attentat1 qui a visé le commissariat de police de Mansourah dans le governorat de Dakahlia, tuant et blessant des dizaines de policiers. Le groupe salafiste Ansar Beit al-Maqdis, bien implanté dans les villes et les villages du Sinaï où il bénéficie d’un soutien populaire a revendiqué la paternité de l’attentat dans un communiqué publié sur Internet et repris par quelques médias. Il y explique que son action était une opération de représailles contre « le régime qui bafoue la charia islamique ». Ansar Beit al-Maqdis, ciblé par l’armée comme par les services de sécurité, était derrière la tentative d’assassinat contre le ministre de l’intérieur Mohamed Ibrahim, le 5 septembre dernier.
En dépit du fait qu’Ansar Beit al-Maqdis — adversaire idéologique des Frères et qui a notamment traité le président Mohamed Morsi de « mécréant » —, ait revendiqué la responsabilité de l’attentat de Mansourah, le gouvernement provisoire a saisi ce prétexte pour prendre une décision qui aura de dangereuses conséquences : il accuse les Frères Musulmans d’être responsables de l’attentat et a trouvé là le motif nécessaire pour leur coller l’étiquette de « terroristes ». L’intention gouvernementale est de les éliminer de la vie politique égyptienne.
Offensive contre tous les opposants
Le vice-premier ministre nommé après le coup d’État militaire2 a annoncé avec enthousiasme sa décision le 25 décembre : le mouvement des Frères musulmans est désormais proscrit, en Égypte comme à l’extérieur. En réalité, cette décision était prise depuis longtemps ; simplement, l’attentat de Mansourah a été le prétexte et l’occasion de passer à l’acte. Les médias égyptiens et arabes ont publié, délibérément ou presque, une fausse version du communiqué d’Ansar Beit al-Maqdis, dans laquelle l’attentat est présenté comme « une réponse aux violences faites en Égypte aux Frères ». Pourtant, la version authentique du communiqué ne parle pas des Frères ; elle accuse le gouvernement d’être composé d’infidèles, d’attaquer l’Islam et de faire couler le sang des musulmans.
L’incrimination du mouvement comme « organisation terroriste » est la dernière des mesures prises par le gouvernement des militaires contre l’opposition — dont les Frères sont l’élément le plus actif —, y compris par plusieurs lois limitant les libertés fondamentales. Après le massacre de la place Rabia Al-Adawiya3, considéré comme la plus sanglante répression d’une manifestation pacifique de l’histoire contemporaine, plusieurs mesures administratives et sécuritaires ont été prises pour éliminer tous les opposants au coup d’État militaire, à commencer par le jugement de dissolution du mouvement des Frères prononcé par le tribunal administratif et la saisie de ses biens fin septembre. Les tribunaux ont également rendu plusieurs arrêts contre les étudiants, les jeunes, les militants et les partis politiques qui ont été à l’origine de la révolution du 25 janvier 2011, comme le mouvement des jeunes du 6 avril. Ils sont allés jusqu’à poursuivre les juges qui rejetaient cette politique d’un gouvernement militaire : leurs procès sont imminents.
Les médias égyptiens — et certain medias arabes — hostiles à la révolution ne se sont pas contentés de contribuer à dégrader le climat par leurs discours néofascistes et anti-islamistes. Ils ont aussi dénoncé ceux qui manifestaient contre le gouvernement militaire comme des alliés des « terroristes », après l’adoption en novembre de la loi sur les manifestations. Les jeunes qui ont joué un si grand rôle dans la chute du régime Moubarak sont leur cible favorite.
Le climat d’exclusion antidémocratique a atteint un niveau tel que les hauts fonctionnaires de la police en poste dans le pays prennent un malin plaisir à communiquer les noms des digeants locaux comme des partisans des Frères qui sont arrêtés, sans doute dans l’espoir de se faire bien voir du gouvernement.
Les médias, contrôlés par les services de sécurité présentent les manifestations contre le coup d’État et le gouvernement intérimaire comme « une lutte entre le peuple et les Frères musulmans », comme si ceux qui manifestent contre la tyrannie manifestaient contre la volonté populaire. Les chaînes de télévision égyptiennes sont encombrées d’orateurs qui appellent à priver les citoyens de leur nationalité, les accusant de conspirer avec l’étranger contre l’État. Ces appels sont devenus officiels et servent au gouvernement et à une justice aux ordres à emprisonner les opposants sous l’accusation de haute trahison.
L’incrimination des Frères comme « organisation terroriste » était attendue d’un pouvoir dirigé par les militaires. Le gouvernement réunit des membres du vieux Parti national démocratique (PND) et de l’opposition d’hier qui peut être considérée comme faisant partie de l’ancien régime et qui inclut les nationalistes, les islamistes et la gauche, tous surpris par la révolution du 25 janvier 2011, et qui n’ont jamais été acquis aux principes démocratiques. L’actuel gouvernement puise sa légitimité dans son hostilité envers les islamistes et s’est évertué à transformer en crime l’adhésion au mouvement des Frères. La réalité est que le pouvoir travaille à la liquidation systématique des acquis de la révolution, y compris le rôle des jeunes militants du mouvement du 6 Avril.
Une législation d’exception
Selon le Journal officiel, le gouvernement a défini les Frères comme un groupe et une organisation terroriste en vertu de l’article 86 du Code pénal. Cela signifie que la loi contre le terrorisme va être appliquée contre le plus grand parti politique du pays, fort de 40 % des sièges du parlement et de plus du quart des suffrages aux élections présidentielles de mai 2012. Le premier article de cette loi comprend une phrase aussi générale qu’ambiguë :
Les peines légalement prévues pour le crime de terrorisme seront appliquées à quiconque sera impliqué dans les activités des Frères, fera sa promotion par écrit ou de toute autre façon, ou financera ses activités.
Cela rend susceptible de poursuites des millions d’Égyptiens qui n’approuvent pas la répression ou qui appellent simplement à la réconciliation nationale avec les Frères. Cela ne signifie pas que l’État va emprisonner chaque adhérent du mouvement et le punir, mais qu’il s’est donné une arme terrible pour intimider ses opposants politiques. Ceux-ci, en effet, peuvent facilement être dénoncés comme appartenant au mouvement et réprimés au nom de la loi sur le terrorisme. Ces comportements néofascistes n’existent dans aucune démocratie authentique ; les lois anti-terroristes n’ont jamais servi ailleurs pour interdire les partis politiques, surtout un parti disposant d’un soutien populaire et social aussi étendu.
Pour mieux comprendre les graves conséquences induites par cette législation, on peut se référer aux sérieuses violations qui ont accompagné l’adoption de la loi antiterroriste dans le monde après le 11-Septembre et le développement de la soi-disant guerre contre la terreur. L’article 86 du code pénal est inspiré par les idées en vogue à l’époque chez les néoconservateurs en guerre contre le terrorisme. Le danger de cette loi réside dans son exceptionnalité, contraire au principe général du droit selon lequel un accusé est innocent tant qu’il n’a pas été jugé coupable. Elle l’est encore plus en Égypte en raison de la capacité et de la volonté de son gouvernement autoritaire d’emprisonner tout citoyen égyptien soupçonné de soutenir la cause des Frères jusqu’à ce qu’il apporte lui-même la preuve du contraire.
La loi ne menace pas seulement les Frères ou leurs compagnons de route, mais des millions d’Égyptiens qui sont susceptibles, un jour ou l’autre, de manifester contre le régime militaire. Ils s’exposent à des procès « spéciaux », au nom de la lutte contre le terrorisme.
L’un des acquis les plus importants de la révolution du 25 janvier était la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis plus de trente ans et en vertu de laquelle des millions de procès se sont tenus devant des tribunaux militaires sous l’ère Moubarak. La révolution avait interdit de prolonger au-delà d’un mois l’état d’urgence sans un vote à la majorité de l’Assemblée du peuple. Les militaires l’ont abrogé et ont adopté deux nouvelles lois, celle sur les manifestations approuvée par le président par intérim, Adli Mansour, et celle qui fait des Frères des terroristes. Cela donne à l’actuel gouvernement le maximum d’autorité pour arrêter et poursuivre les membres de l’opposition devant les tribunaux militaires. À partir de là, il semble que cette nouvelle législation ait pour objectif non seulement l’élimination des Frères et de leurs partisans, mais aussi la refonte de l’état d’urgence et la possibilité pour le gouvernement de venir à bout de toute résistance à la dictature et à la restauration de l’establishment sécuritaire d’avant la révolution.
L’incrimination des Frères marque avant tout un recul des principes de dialogue et de démocratie. Mais aussi un coup direct porté à la feuille de route présentée, après le renversement du président Mohamed Morsi, par le ministre de la défense Abdel Fattah Al-Sissi, qui disait que c’était la solution à la crise politique égyptienne. Même si certains croient encore que les mesures gouvernementales étaient destinées à obliger les Frères à accepter l’accord politique qui légitimerait le coup d’État et le nouveau régime qui s’en est suivi, il est maintenant clair que les tendances dictatoriales du pouvoir sont devenues les plus fortes. Il entend exclure toute opposition et a l’étrange détermination d’agir seul, en dépit des manifestations à l’intérieur du pays et de la condamnation internationale de ses atteintes aux droits humains.
Finalement, l’incrimination des Frères par le gouvernement semble avoir mis un terme aux efforts déployés dans les cercles arabes depuis vingt années pour réconcilier les courants islamiques et séculiers. Elle conduira aussi, sans aucun doute, beaucoup d’Égyptiens à passer dans la clandestinité, ce qui peut en orienter certains vers l’extrémisme et le recours à la violence après qu’ils ont été privés de leurs droits à s’exprimer pacifiquement. Puisque le prix à payer pour un activisme non violent est la mort ou la condamnation à une longue peine de prison, l’État, qui a désigné comme terroristes un bon nombre de ses propres citoyens les pousse en réalité à le devenir, dans une bizarre prophétie auto-réalisatrice.
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