Égypte, le prix de la libération des djihadistes

De Tantaoui à Morsi · Cet article du site The Arabist, publié le 2 octobre 2012, n’a rien perdu de son acuité. Citant et commentant un article du Wall Street Journal, Issandr El-Amrani y dénonçait la stratégie employée après la chute de Hosni Moubarak par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), puis par le président Mohamed Morsi : libérer des militants djihadistes dangereux à des fins politiques.

Membres de la Gamaa al-Islamiya à une conférence dans le cadre de la campagne « No Military Trials for Civilians ».
Lilian Wagdy, 9 mai 2011.

Un article important de Siobhan Gorman et Matt Bradley dans le Wall Street Journal explique :

La révolution qui a balayé le Moyen-Orient et le Maghreb a eu un effet collatéral : de nombreux militants emprisonnés ont été libérés. Ces libérations ouvrent la porte à une nouvelle menace terroriste.

Des combattants liés à l’un de ces activistes relâchés, Muhammad Jamal Abou Ahmad1 ont pris part à l’attaque du 11 septembre 2012 contre des bâtiments diplomatiques à Benghazi, qui a fait quatre morts du côté américain2, estiment des officiels américains sur la foi de rapports initiaux. Selon ces officiels, des rapports des services de renseignement suggèrent que certains des assaillants ont suivi un entraînement dans des camps montés par Muhammad Abou Ahmad dans le désert libyen.

Des officiels occidentaux affirment que M. Ahmad a demandé au chef d’Al-Qaida, avec qui il a établi des liens depuis longtemps, la permission de fonder une « succursale ». Il aurait aussi obtenu, d’après ces officiels, un financement de la branche yéménite d’Al-Qaida.

Les agences de renseignements américaines suivent les activités de M. Ahmad depuis plusieurs mois. Avec les attaques de Benghazi, il est devenu à leurs yeux un personnage de premier plan.

Toutefois, si M. Ahmad est l’un des plus importants de ces nouveaux acteurs militants surgis du chaos du printemps arabe, il est loin d’être le seul, assurent des sources officielles occidentales. D’autres que lui, selon ces sources, essaient de profiter des faiblesses des nouveaux gouvernements et tentent de construire des forces capables d’opérer des frappes bien plus violentes que les manifestations récentes en Libye, en Égypte et ailleurs.

Des dizaines de militants libérés

Depuis la chute de Moubarak, de nombreux militants ont été libérés par le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), puis par le président Mohamed Morsi. Le maréchal Mohamed Tantaoui en a relâché des centaines pendant la période où il était le chef du CSFA et le président de facto de l’Égypte, après la démission de Moubarak. C’est ce qu’a révélé dès juin 2011 la journaliste Heba Afifi sur le site Egypt Independent3 :

Selon Montasser Al-Zayat, un avocat représentant des groupes islamistes, plus de quatre cents prisonniers politiques ont été libérés depuis la démission de Moubarak, y compris quatre-vingts dirigeants de la Gamaa al-Islamiya. Le plus connu est Aboud Al-Zomor, organisateur de l’assassinat du président Anouar El-Sadate.

« Les dirigeants qui prenaient les décisions ont été libérés, alors que de simples membres du mouvement restaient en prison », dit Taher4. « Ce n’est pas rationnel. »

Nombre de ces prisonniers exclus des listes ont revécu le sentiment d’injustice ressenti la première fois lorsqu’ils avaient été arrêtés.

« Nous avons été traités de façon injuste avant et après la révolution. Il n’y a aucune différence entre ceux qui ont été libérés et ceux qui restent en prison », dit Taher.

Les pressions ont continué, et au cours du seul mois de juillet 2012, Morsi a relâché vingt-cinq de ces prisonniers oubliés5. Beaucoup d’entre eux viennent de groupes radicaux comme la Gamaa al-Islamiya et le Djihad islamique. Ils sont détenus depuis les années 1990, ou après. D’autres sont des vétérans des djihads financés par les Saoudiens (et souvent soutenus par les États-Unis) en Afghanistan et ailleurs. Certains, mais pas tous, avaient sans doute participé au programme de réhabilitation des services de sécurité égyptiens. Il est possible que plusieurs d’entre eux, ayant purgé leur peine, aient été en instance de libération (en Égypte, même les condamnations à perpétuité sont en fait limitées à 25 ans. Mais dans le passé, le ministère de l’intérieur n’a pas toujours relâché des militants libérables, même si ces derniers bénéficiaient d’une décision de justice).

Fin juillet 2011, Tom Perry, de l’agence Reuters, a rapporté que le président Morsi avait gracié certains militants sous la pression de groupes islamistes6 :

(Reuters) – Le président égyptien Mohamed Morsi a libéré un groupe d’islamistes emprisonnés pendant l’ère Moubarak, décision considérée comme un geste en faveur des « durs » qui ont soutenu sa candidature à la présidence.

L’avocat de dix-sept islamistes, en majorité détenus depuis les années 1990, a déclaré qu’ils devaient leur libération à une grâce du président Morsi. Au moins trois de ces islamistes avaient été condamnés à mort, a ajouté l’avocat, Ibrahim Ali.

Donner satisfaction aux « durs »

Parmi ceux qui ont été libérés ces jours derniers, on trouve des membres de la Gamaa al-Islamiya, emprisonnés pendant l’insurrection armée de ce groupe contre l’État dans les années 1990, et du Djihad islamique, le mouvement qui est derrière l’assassinat du président Anouar el-Sadate en 1981.

Ces grâces soulignent les efforts du premier président islamiste de l’Égypte pour donner satisfaction à certains « durs », à qui il avait promis pendant sa campagne d’appliquer la loi islamique en échange de leur soutien. Ces islamistes appellent Morsi à élargir quelques douzaines des leurs, retenus selon eux derrière les barreaux par des forces de sécurité qui résistent aux volontés du nouveau président.

Parmi eux figurent probablement des gens qui ne sont pas particulièrement connus, comme Abou Ahmad, mais aussi certains des tueurs égyptiens les plus en vue. Des gens de la trempe du « cheikh » Abou Al-Ela Abd Rabbo, l’homme qui a tué l’intellectuel libéral Farag Fouda7 en juin 1992. Ce fut la première attaque important des islamistes radicaux contre un intellectuel connu pendant l’ère Moubarak. Elle fut suivie par la tentative d’assassinat contre le romancier Naguib Mahfouz8, par des menaces contre bien d’autres et par la multiplication des plaintes dans le cadre de la hesba9 contre des penseurs musulmans critiques qui mettaient en question la tradition et l’orthodoxie, comme Nasr Hamid Abou Zeid10. Abd Rabbo est apparu à la télévision fin septembre, dans le talk-show Qahira wal Nass, très populaire en Égypte. Même s’il a regretté l’assassinat de Fouda ( « bien que ce soit un incroyant », a-t-il précisé) son apparition a glacé le sang des Égyptiens pour qui Farag Foda est une icône et un martyr.11.

Des questions fondamentales restent posées

Morsi avait aussi promis, pendant sa campagne, de faire pression sur les États-Unis pour qu’ils libèrent le leader de la Gamaa al-Islamiya, Omar Abdel Rahman (ce qui ne risque pas d’arriver, bien sûr). Mais sa réponse positive quand des groupes salafistes ont appelé à la libération de nombreux ex-militants, ainsi que leur libération rapide et discrète, posent de graves questions. L’on doit reconnaître que beaucoup de ces hommes ont été sévèrement torturés, et que nombre d’entre eux sont trop vieux pour exercer une vraie nuisance. Mais certains ont des adeptes fidèles dans les groupes extrémistes (même si ces groupes sont non-violents, ou le sont devenus). Ces militants libérés ont maintenant la possibilité de faire du prosélytisme, et les tribunes adéquates pour le faire. Les questions fondamentales sont les suivantes : quels critères utilise-t-on pour choisir ceux que l’on va relâcher (hormis les demandes de leurs familles et de leurs supporters) ? Et s’ils sont libérés, que fait-on pour surveiller leurs activités ? Le gouvernement Morsi se sentira-t-il responsable des actes de ceux qui finiront par revenir à leurs mauvaises habitudes d’avant, dans une région qui leur en offrira maintes occasions ?

Revenons à l’article du Wall Street Journal. Il en dit plus sur Abou Ahmad :

Parmi ces nouveaux opérateurs, M. Ahmad est l’un des plus préoccupants aux yeux des officiels occidentaux. Âgé d’environ 45 ans, il est né à Choubra, un quartier du Caire situé près du Nil, à la population très dense, pauvre et comprenant de nombreux chrétiens copte, selon Barak Barfi, de la New American Foundation, un think tank de Washington qui a interviewé récemment plusieurs personnes liées à M. Ahmad en Égypte.

Selon M. Barfi, M. Ahmad a fait des études universitaires, de littérature ou commerce. Il s’est rendu en Afghanistan à la fin des années 1980, selon ses compagnons. Il y a appris à fabriquer des bombes.

Revenu en Égypte dans les années 1990, dit un ex-officiel américain, Ahmad a pris la tête de l’aile opérationnelle du Djihad islamique égyptien, mouvement dirigé alors par Ayman al-Zawahiri, aujourd’hui chef d’Al-Qaida. Selon les compagnons d’Abou Ahmad, il appartenait bien au Djihad islamique, mais n’était pas l’un de ses leaders.

En 1997, de nombreux combattants du groupe ont conclu un cessez-le-feu avec le gouvernement d’Hosni Moubarak, mais M. Ahmad l’a refusé, se créant ainsi une réputation de « dur », selon M. Barfi.

« Au contraire des chefs de l’organisation qui se sont réconciliés avec l’État et qui ont accepté avec détermination le processus de paix, M. Ahmad et ses troupes ont refusé tout compromis avec l’État, et ils combattent depuis des dizaines d’années », dit M. Barfi.

Des ex-militants qui ont rencontré M. Ahmad en prison, où il a été jeté en 2000, le décrivent comme un détenu endurci, en bataille contre les gardiens. Alors que beaucoup de prisonniers se soumettaient aux fouilles de cellules impromptues, M. Ahmad refusait souvent la confiscation d’objets trouvés dans sa cellule, selon ces anciens prisonniers.

« Il commençait par adresser des prêches aux gardiens, puis c’était une escalade qui l’amenait à crier des insultes, » témoigne un ex-djihadiste incarcéré avec lui à partir de 2006. « En punition, M. Ahmad était fréquemment soumis à l’isolement, dans une cellule sans toit ouverte aux éléments. Souvent, les gardiens le harcelaient en faisant entrer dans son cachot des chiens ou des insectes. »

Libéré en 2011, M. Ahmad a organisé son propre groupe terroriste, désigné comme le « réseau Jamal » par des officiels occidentaux. Ces derniers affirment qu’Abou Ahmad essaie de recruter d’anciens compagnons de détention comme Mourjan Salim, qui entretient lui aussi des liens avec Al-Qaida, dirigé par Al-Zawahiri. D’anciens compagnons de M. Ahmad disent que M. Salim envoie des aspirants djihadistes dans les camps de M. Ahmad en Libye.

Au cours d’une interview menée au Caire, M. Salim a nié tout lien avec le djihad, au motif que c’était impossible pour lui, à cause de son handicap. Il se déplace en fauteuil roulant, conséquence, selon lui, d’une blessure reçue de soldats américains en Afghanistan.

Parmi les libérés de 2011, on trouve aussi Mohammed Al-Zawahiri, le frère du leader d’Al-Qaida. Mohammed Al-Zawahiri a soutenu une manifestation il y a trois semaines, mais il assure n’avoir aucun lien avec l’entrée des manifestants sur le terrain de l’ambassade américaine à l’issue de la protestation.

Selon des officiels américains, Mohammed Al-Zawahiri a aidé M. Ahmad a entrer en contact avec son frère. Au cours d’un entretien, Mohammed al-Zawahiri a démenti apporter de l’aide à M. Ahmad, bien qu’il ait été incarcéré avec lui. « Ce sont des accusation sans preuves » a-t-il affirmé. M. Al-Zawahiri nie avoir repris ses activités militantes : « ils disent toujours ça pour nous intimider et nous empêcher d’exercer nos droits politiques ».

En ce qui concerne M. Ahmad, des gens qui le connaissent disent qu’il vit aujourd’hui en Libye. Des officiels occidentaux estiment que non content de se faire financer par la branche yéménite d’Al-Qaida, il profite aussi de son réseau de transfert de combattants clandestins. Il est soupçonné de former des kamikazes dans ses camps, d’après des officiels américains, anciens ou toujours en service. Ils ajoutent qu’il a établi des liens avec des djihadistes en Europe, de façon limitée.

Ceci soulève d’ailleurs quelques questions importantes sur la façon dont les émeutes ont commencé devant les bâtiments diplomatiques américains. La campagne pour provoquer des émeutes devant l’ambassade américaine du Caire et devant le consulat américain à Benghazi, ainsi que la campagne sur les chaînes salafistes, servaient-elles de couverture à une attaque planifiée du consulat de Benghazi ?

1NdT : il a de nouveau été arrêté par les forces de sécurité égyptiennes le 7 décembre 2012, deux mois après la parution de cet article.

2NdT : dont l’ambassadeur en Libye Chris Stevens, alors en visite à Benghazi.

4NdT : Yehia Taher, l’un des militants cités par Heba Afifi.

7NdT : auteur de nombreux éditoriaux dans le magazine Octobre dans lesquels il se moquait des salafistes.

8NdT : en 1994, par deux jeunes membres de la Gamaa al-Islamiya.

9NdT : doctrine destinée à l’origine à contrôler l’économie, utilisée par les Frères musulmans pour accuser leurs ennemis de non conformité à l’islam.

10NdT : professeur d’études arabes à l’université du Caire, partisan d’une interprétation du Coran, son mariage fut annulé en 1995 par la justice égyptienne, à la suite d’une plainte déposée par des fondamentalistes. Le jugement statua qu’une musulmane ne pouvait être mariée à un apostat. Il s’enfuit aux Pays-Bas, où il enseigna à l’université de Leyde. Il est mort le 5 juillet 2010.

11Le 14 juin 2013, dans une interview sur la chaîne Al-Arabiya, Abd Rabbo a de nouveau justifié l’assassinat de Farag Foda, affirmant que « la punition de l’apostat est la mort, même s’il se repent » et que « si les autorités n’appliquent pas la charia, tout citoyen est habilité à appliquer le châtiment d’Allah ».

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