Plus de 98 % des 86 millions d’Égyptiens se concentrent sur 5 % du territoire. En 2025, ils seront plus de 100 millions. La densité est d’autant plus importante que les terres agricoles se partagent l’espace avec les habitations. Conscient du défi démographique posé à l’Égypte, Gamal Abdel Nasser avait fait construire le haut barrage d’Assouan permettant de gagner des terres cultivables et d’augmenter les rendements. Anouar El-Sadate (1970-1981) avait poursuivi l’expansion horizontale des surfaces cultivables, il avait également lancé la construction de nouvelles villes loin des terres fertiles, comme Sadat City ou 6 Octobre City.
Soucieux de laisser lui aussi son empreinte, Hosni Moubarak avait lancé dans les années 1990 une série de grands projets devant permettre de faire passer le territoire occupé de 5 à 25 %. « 25 %, c’est un chiffre destiné aux médias, pour frapper les esprits », nous confiait un conseiller en urbanisation du ministère du logement en 1999, mais si nous sommes déjà capables de doubler la superficie utilisée du pays, ça sera un succès »1.
L’oeuvre de Moubarak
De tous les projets, le plus emblématique est celui de Tochka2. Il consiste à créer une nouvelle communauté ex nihilo à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest du lac Nasser et de la frontière soudanaise. Le programme, inauguré en 1997, prévoyait de faire reverdir, dans une première phase, plus de 220 000 hectares de terres désertiques grâce à un canal se subdivisant en quatre branches alimentées à partir du lac Nasser. Dans une deuxième phase, l’une des branches devait rejoindre la ville de Baris dans l’oasis de Al-Kharga et permettre d’irriguer 160 000 hectares supplémentaires, créant ainsi une nouvelle vallée artificielle. L’originalité du projet tient au fait qu’il s’appuie à la fois sur l’irrigation de nouvelles terres à vocation agricole et sur le développement d’une nouvelle communauté autonome et économiquement dynamique, loin des centres traditionnels. La bonification des terres devait commencer en 2001 et être terminée en 2017. Dans le même temps, les opportunités d’embauche étaient censées permettre de déplacer 3 à 3,5 millions de personnes dans cette nouvelle vallée.
Avant même la chute du vieux raïs, l’initiative a été vivement critiquée par la presse et des parlementaires qui dénonçaient son coût exorbitant et ses faibles résultats, à l’instar des députés Frères Musulmans. Dix-sept ans après le lancement, force est de constater que les objectifs sont très loin d’être atteints. Les images satellitaires montrent que seules les branches 1 et 2 ont été mises en eau, la branche 3 est terminée mais n’a pas encore été mise en eau, la branche 4 est partiellement creusée mais pas bétonnée. Moins de 10 % des terres sont bonifiées3. La presse et le gouvernement ne mentionnent plus que la bonification des 220 000 hectares de la phase 1. La station de pompage Moubarak, l’une des plus grosses au monde avec ses 24 pompes devant permettre de relever l’eau du lac Nasser vers le canal, est surdimensionnée : seules quatre à six pompes fonctionnent.
Les investisseurs sont réticents à s’installer : il faut dire que les infrastructures (canaux secondaires, nivellements des sols) sont entièrement à leur charge. Depuis le début, l’État a annoncé la participation de nombre de sociétés de développement agricole qui n’ont finalement pas investi. Parmi les gros investisseurs, seules deux compagnies présentes en 1999 exploitent réellement. L’une est une compagnie à fonds publics égyptienne, l’autre, saoudienne, est détenue par le prince milliardaire Al-Walid Bin Talal. En 2008, un peu plus de 30 000 hectares ont été attribués à une autre compagnie saoudienne. Fin 2013, une compagnie émiratie y annonçait officiellement l’achat de 40 000 hectares. L’arrivée récente de ce dernier investisseur redonne espoir aux "pro-Tochka". Faut-il pour autant s’en réjouir ? Rien n’est moins sûr. Car même si, dans l’hypothèse la plus optimiste, toutes les terres sont bonifiées, ce programme reste une véritable gabegie sur tous les plans.
Un échec coûteux
Sur le plan économique, le gouvernement prétend que le coût total du projet est de près de 6 milliards de livres égyptiennes (LE)4. Dans leur décompte des postes de dépenses, il n’est plus fait mention des infrastructures (routes, école, hôpitaux...) que l’État devait prendre à sa charge. Les médias et experts s’accordent à dire qu’il a déjà englouti des « dizaines de milliards de LE ». Si tant d’incertitudes entourent le programme, c’est qu’il n’entre dans aucune ligne budgétaire.
Tochka devait permettre de diminuer la dépendance alimentaire de l’Égypte. Or, les coûts de production et de transport rendent les produits trop chers pour le marché local. Ils sont exportés dans les pays du Golfe et en Europe par des compagnies majoritairement étrangères : le retour sur investissement est bien maigre, d’autant plus que les investisseurs bénéficient de mesures fiscales incitatives.
Sur le plan social, le bilan est catastrophique. Les exploitations modernes sont très automatisées, réduisant considérablement le besoin de main d’œuvre. L’absence d’infrastructures empêche les familles d’émigrer dans un milieu parmi les plus hostiles de la planète avec des températures variant de 0 °C les nuits d’hiver à 50 °C en été. En 1997, le gouvernement espérait soulager la pression démographique dans la Vallée du Nil et le Delta en transférant pas moins de 3 millions de personnes avant 2017 autour du canal de Tochka. Sur cette même période, la population égyptienne aura augmenté de 30 millions d’âmes.
Si Tochka parvenait — notamment grâce aux pétrodollars promis par les monarchies du Golfe en cas de victoire de leur favori, l’ancien maréchal Abdel Fattah Al-Sissi —, même avec vingt ou trente ans ans de retard, à réaliser les objectifs fixés en 1997, il resterait toujours une ombre au tableau : l’eau.
Bataille autour de l’eau
L’Égypte consomme 71 milliards de m3 d’eau par an, soit la quasi totalité de ses ressources (crue du Nil, eaux recyclées, eaux souterraines...) — 85 % — pour l’agriculture. Terminé, le projet de Tochka doit consommer 5,5 milliards de m3 d’eau par an, soit 10 % de la crue annuelle allouée à l’Égypte. Ce prélèvement en amont aura des conséquences dramatiques pour l’agriculture paysanne du Delta. Les coupures d’eau seront encore plus fréquentes, mettant en péril les cultures. Par une plus grande utilisation des eaux de drainage, le taux de salinité, déjà très haut, augmentera encore, conduisant à une détérioration de la qualité déjà médiocre des produits agricoles.
Toute baisse du débit d’eau douce vers la Méditerranée entraîne une augmentation des eaux salées dans le Delta, par infiltration : cette eau stérilise les terres cultivées. Avec ce projet, l’Égypte est en train de sacrifier de bonnes terres arables cultivées par ses paysans et à destination du marché local au profit de compagnies étrangères qui arrosent des terres désertiques pour produire à destination de l’étranger. En 1982 et 1983, les crues ont été extrêmement basses et l’Égypte a dû puiser dans les réserves du lac Nasser. Si le phénomène venait à se reproduire, couperait-on l’eau aux puissants investisseurs étrangers ou aux petits paysans ? Il convient d’ajouter le non-sens que constitue la construction d’un canal à ciel ouvert dans une région si chaude que 10 à 15 % de l’eau s’évapore5.
Améliorer le drainage, recycler les eaux usées, optimiser les techniques d’irrigation sont quelques-unes des propositions faites en 1997 pour augmenter les ressources internes en eau. Peu de progrès ont été accomplis. À l’extérieur du pays, l’Égypte espère se procurer 3,5 milliards de m3 d’eau en remettant en chantier le canal de Jonglei qui doit drainer une partie du Nil Blanc se perdant dans les marécages du Sud Soudan. Interrompu en 1984 pour cause de guerre d’indépendance, on voit mal comment le programme pourrait redémarrer : le Sud Soudan est devenu indépendant et est de nouveau en proie à des violences armées. Le Nil Bleu prenant sa source en Éthiopie charrie près de 85 % de la crue parvenant au lac Nasser. Mais l’Éthiopie, qui ne dispose d’aucun droit sur cette manne (le Soudan et l’Égypte se partagent l’intégralité de la crue) veut utiliser cette eau pour se développer. Inadmissible pour le Caire, qui considère toute entrave au cours du Nil comme un acte de guerre.
Avec le projet de Tochka, l’Égypte affirmait avec arrogance son droit sur le fleuve. Meles Zenawi, ex-premier ministre éthiopien déclarait : « pendant que l’Égypte utilise les eaux du Nil pour transformer le Sahara en quelque chose de vert, nous, en Éthiopie, nous nous voyons opposer le droit d’utiliser le Nil pour nous nourrir »6. Addis-Abeba ne capitule pas. En 2011, le projet de construction du barrage Rennaissance est lancé sur le Nil bleu, à la frontière soudanaise. « L’Éthiopie vient de donner la preuve que l’Égypte n’est plus en mesure de dicter sa vision hydropolitique à l’ensemble du bassin du Nil », écrit le géographe Habib Ayeb. L’Égypte craint que la construction d’un réservoir de 63 milliards de m3 n’entame sérieusement ses ressources et mette en péril son agriculture. En juin 2013, une action militaire égyptienne contre l’ouvrage est même envisagée.
Négligée par Mohamed Morsi, la reprise en main du projet par le pouvoir actuel est une façon de dire aux pays de l’amont que l’Égypte ne renoncera pas à ses mégaprojets coûteux en eau. Par ailleurs, se réapproprier une initiative tant décriée illustre la continuité dans les choix stratégiques et les méthodes de l’ancien régime : comme si la révolution et la remise en cause des mégaprojets n’avaient été qu’une parenthèse.
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1Entretien au ministère du logement en septembre 1999.
2NDLR. Également appelé « Nouvelle vallée ».
3Estimation faite à partir des images satellitaires fournies par Google Earth. Dates des images des parcelles cultivées : 10 avril 2013 ; date des images de la branche 3 du canal : 14 juillet 2013.
4NDLR. 620 millions 236 583 euros.
5Chaque année, 10 milliards de m3 d’eau s’évaporent du lac Nasser sur les 85 milliards de m3 apportés par la crue.
6Andrew Carlson, Who Owns the Nile ? Egypt, Sudan, and Ethiopia’s History-Changing Dam, 19 février 2013.