Fruit des soulèvements populaires du début de l’année 2011 et de l’ouverture consécutive qui a profité aux Frères musulmans, à travers la vitrine politique qu’est alors le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), leur arrivée au pouvoir a entraîné une crise d’adaptation au sommet de l’État américain et de sa diplomatie. En effet, de nombreux débats, non seulement politiques mais également intellectuels et académiques, avaient trait à la nature de l’islamisme et à sa capacité âprement discutée de respecter les règles du pluralisme et de la démocratie s’ils devaient être conduits aux affaires. Si le courant « centriste » (tel qu’illustré par le Brookings Institute) s’est distingué par des analyses nuancées ouvrant la porte à l’accréditation de la thèse de la possible compatibilité entre islam politique et démocratie, d’autres think tanks comme Rand Corporation ont produit des évaluations plus sceptiques.
C’est donc sur ce terreau théorique partagé que va germer la première mise en pratique de la politique islamiste des États-Unis entre 2011 et 2013. Conscient des positions passant pour radicales et révisionnistes (revoir en profondeur les structures du système international jugé inique à l’endroit des peuples musulmans) des Frères musulmans, la première orientation intellectuelle du président Barack Obama est la défiance. Avant son élection en 2008, il déclare en effet trouver les ikhwan (« Frères ») « peu dignes de confiance ». Il leur reproche notamment de promouvoir des « opinions anti-américaines » et les voit comme des acteurs qui « n’honoreraient certainement pas le traité de paix avec Israël »1. Toutefois, son administration va, à partir du début de la révolution, osciller entre suspicion et ouverture, dessinant ainsi les contours d’une véritable politique de renforcement des liens diplomatiques (engagement policy) avec les Frères musulmans.
Quelques mois avant l’amorce des révolutions arabes, Obama se distingue auprès de ses principaux conseillers par un mémorandum de quelques pages dans lequel il avertit de la situation intenable vers laquelle la stratégie de soutien aux régimes autocratiques qui a prévalu durant plusieurs décennies risque d’aboutir. Faisant écho à son discours du Caire du 4 juin 2009, ce document intitulé Political Reform in the Middle East and North Africa2 est centré sur la nécessaire ouverture des pays arabes, au premier rang desquels l’Égypte. Il insiste sur l’intérêt de poursuivre la diplomatie du « democratic push » initiée par l’administration de George W. Bush dans l’optique du remodelage du Moyen-Orient. À une époque où l’intervention militaire en Irak est envisagée puis mise en pratique, cette politique induit également des contacts avec les forces d’opposition influentes dans le monde arabe, incluant de fait les mouvements de l’islam politique.
Une ébauche d’autocritique
Réagissant aux événements du vendredi 28 janvier 2011 (« journée de la colère »), John Kerry esquisse une ébauche d’autocritique des principes ayant guidé jusqu’alors l’action extérieure de son pays envers l’Égypte, tout en mettant en garde contre la possible arrivée au pouvoir des islamistes3 :
Compte tenu des évènements de la semaine passée, certains critiquent maintenant la tolérance passée envers le régime égyptien qui a caractérisé les États-Unis. Il est vrai que notre rhétorique publique n’a pas toujours épousé nos intérêts particuliers. Mais ce fut également une compréhension pragmatique du fait que notre relation bénéficiait à l’Amérique et défendait nos intérêts dans la région. (…)
Les États-Unis doivent accompagner leur rhétorique d’une réelle assistance au peuple égyptien. Pendant trop longtemps, financer l’aide militaire à l’Égypte a dominé notre alliance. La preuve en a été donnée la semaine dernière : les bombes lacrymogènes dirigées contre les manifestants étaient estampillées « made in USA » (…). Nos intérêts ne sont pas servis quand nous assistons à la chute de gouvernements amis sous le poids de la colère et des frustrations de leurs peuples, ni par le transfert de pouvoir à des groupes radicaux susceptibles d’étendre l’extrémisme.
(…) Durant trois décennies, les États-Unis ont eu une politique Moubarak. Maintenant, nous devons regarder au-delà de l’ère Moubarak et définir une politique égyptienne.
Les Frères égyptiens vont faire l’objet de cette stratégie diplomatique. Si le début de la révolution est synonyme d’atermoiement, comme l’illustrent les propos de la secrétaire d’État Hillary Clinton pour qui « ces révolutions ne sont pas les nôtres, ne sont pas faites par nous, pour nous, ni contre nous »4, la diplomatie américaine ouvre progressivement la porte aux opposants du président Hosni Moubarak, les Frères musulmans, explicitement mentionnés après quelques semaines. Ainsi, en juin 2011, une forme de doctrine est énoncée pour ce qui est des relations à adopter envers l’islamisme égyptien5 :
Nous pensons, étant donné le changement de paysage politique en Égypte, qu’il est dans l’intérêt des États-Unis de s’engager avec tous les partis pacifiques et qui ont fait le choix de la non-violence, et qui ont l’intention de concourir pour le Parlement et la présidence (…). Nous ouvrons, par conséquent, la possibilité d’un dialogue avec les membres des Frères musulmans qui souhaitent parler avec nous.
En novembre 2011, Hillary Clinton confirmera cette ouverture sous forme d’autocritique : « Pendant des années, les dictateurs ont dit à leur peuple qu’ils devaient accepter les autocrates qu’ils connaissaient afin d’éviter d’avoir les extrémistes qu’ils craignaient. Trop souvent, nous avons nous-mêmes accepté cette injonction »6.
Les victoires fréristes lors des élections législatives et présidentielle de 2012 vont confirmer cette ouverture, bien qu’ils continuent d’inspirer une crainte d’autant plus justifiée pour Washington que les dirigeants islamistes ont pris soin durant leurs campagnes de faire de nombreuses allusions à la Palestine et à la nécessaire lutte pour sa libération. Cependant, la démarche coopérative et inclusive des États-Unis n’en demeure pas moins la ligne de conduite. Ainsi, l’année 2012 sera celle des rencontres de haut niveau entre membres de la confrérie et officiels américains, les seconds cherchant constamment à recueillir les sentiments et les analyses islamistes alors que le monde arabe est en ébullition. Alors que John Kerry, devenu secrétaire d’État, reconnaît les victoires fréristes, les diplomates américains en poste au Caire annoncent clairement vouloir travailler avec « les partis vainqueurs », mettant en évidence que les dirigeants du PLJ « ont tenu à délivrer un message modéré — sur la sécurité régionale et les affaires intérieures, sur les problèmes économiques également »7.
Les craintes notamment exprimées par Jeane Kirpatrick, ancienne ambassadrice aux Nations unies, sont dépassées par la position officielle américaine. Si elle déclare que « le monde arabe est la seule région du monde où [elle a été ébranlée] dans [sa] conviction que lorsque l’on laisse les peuples décider librement, ceux-ci font des choix rationnels »8, Jeffrey Feltman, secrétaire adjoint au Bureau des affaires du Proche-Orient, affirme pour sa part9 :
Nous savons que les partis enracinés dans des valeurs religieuses vont jouer un grand rôle. Nous ne savons pas encore quelle relation les États-Unis auront dans les prochaines années avec les gouvernements émergents, assemblées et sociétés civiles dans ces pays. (…) Notre soutien aux gouvernements légitimes est le meilleur moyen de contrer l’extrémisme violent. Les transitions pacifiques en Tunisie et en Égypte sapent fondamentalement le message extrémiste que la violence est la seule voie vers le changement politique. Offrir la possibilité d’une alternative, d’un chemin non violent vers une transition politique authentique délégitime les groupes extrémistes et réduit leur attractivité.
Faisant écho à ces déclarations, en avril 2012, une délégation de représentants des Frères musulmans est accueillie à la Maison Blanche afin de rencontrer les plus hautes autorités américaines, quelques mois après que des représentants américains de haut niveau, comprenant William Burns (chargé des relations avec les ikhwan) ont été reçus au Caire. L’avènement d’un Parlement majoritairement frériste, ainsi que l’arrivée à la présidence de Mohamed Morsi en juin 2012, s’inscrivent alors dans un contexte d’ouverture réciproque entre la première puissance mondiale et le principal mouvement islamiste transnational. Ce qui n’empêche cependant pas la persistance des inquiétudes liées à l’idéologie fondatrice du second. À en juger par les propos publics de l’ambassadrice américaine Anne Patterson, les mois de gouvernance frériste ont généré aussi bien un satisfecit pour ce qui est de la responsabilité dont les Frères musulmans ont fait preuve sur le plan économique et international10 qu’une défiance toujours observable pour ce qui est de leur armature idéologique et de leur propension à s’opposer aux valeurs et intérêts américains sur certains dossiers.
Les propos tenus par l’ambassadrice sont, à ce titre, illustratifs. En 2011, elle se disait encore « mal à l’aise avec eux », reconnaissant leur engagement pour les libertés économiques, mais nourrissant des inquiétudes quant à leurs vues « peu libérales en matière de droits des femmes » et à leur position relativement au traité de paix de 1978 avec Israël11.
Composer avec le coup d’État du 3 juillet
Alors qu’ils auront tenté durant plus d’une année « d’apprivoiser » les aspirations fréristes à redessiner en profondeur les contours non seulement de l’État mais également ceux de la politique régionale, les dirigeants américains se trouvent contraints de composer le 3 juillet 2013 avec un coup d’État remettant en selle l’armée et renvoyant l’ancienne opposition islamiste à la clandestinité. Si John Kerry ne prononce jamais le mot « coup d’État », il se distingue malgré tout par un satisfecit accordé aux généraux égyptiens, crédités d’avoir « restauré la démocratie »12.
Néanmoins, les tensions et combats qui accompagnent la destitution du président Morsi et qui culmineront en août 2013 poussent Barack Obama à alerter au sujet de la situation, donnant alors l’impression de ne pas entièrement abandonner les représentants du mouvement islamiste et de vouloir réagir à la situation qui prévaut alors13 :
Nous sommes profondément inquiets de la décision des forces armées égyptiennes de faire partir le président Morsi et de suspendre la Constitution égyptienne. J’appelle les militaires égyptiens à agir rapidement et à rendre, de manière responsable, la pleine autorité à un gouvernement civil démocratiquement élu le plus rapidement possible au moyen d’un processus inclusif et transparent, et à éviter toute arrestation arbitraire du président et de ses sympathisants.
Si le changement de leadership est acté, comme l’illustre quelques mois après le coup d’État le rétablissement de l’aide militaire au gouvernement du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, les autorités américaines paraissent maintenir la politique d’engagement des Frères musulmans tout en prenant soin de ne pas entièrement condamner le régime militaire. Recherchant un équilibre extrêmement précaire, l’administration Obama semble depuis le départ de Morsi adopter non pas la politique du « ni-ni » mais celle du « et-et » avec pour objectif de se ménager une marge de manœuvre aussi grande que possible, alors que l’Égypte est entrée dans une nouvelle période d’instabilité et de contestations. À titre d’exemple, à cette époque, Elisabeth Jones, secrétaire adjointe du Bureau des affaires du Proche-Orient, explique l’évaluation américaine de la situation14 :
Monsieur Morsi s’est montré peu désireux ou incapable de gouverner de manière inclusive, s’aliénant de nombreux Égyptiens. Répondant aux désirs de millions d’Égyptiens qui ont pensé que la révolution avait pris une mauvaise direction, le gouvernement intérimaire a remplacé le gouvernement Morsi et on a observé un retour à la sécurité et la stabilité après plusieurs années de troubles. Mais le gouvernement intérimaire a également pris des décisions incohérentes avec une démocratie inclusive. Nous avons été troublés par les événements du 3 juillet et la violence de la mi-août. La décision d’exclure Morsi, la force excessive utilisée contre ceux qui protestaient en août, les restrictions des libertés concernant la presse, la société civile et les partis d’opposition, la détention continue de nombreux membres de l’opposition et l’extension de l’état d’urgence sont inquiétants.
La porte-parole du ministère, Marie Harf, a quant à elle déclaré le 12 février 2014 dans une conférence de presse :
Les États-Unis ne désignent pas — n’ont pas désigné — les Frères musulmans comme une organisation terroriste. Nous avons été très clairs quant au fait qu’en Égypte nous travaillerions avec toutes les parties de manière à faire avancer le processus inclusif. Nous avons également, de manière répétée, publiquement et en privé, appelé le gouvernement intérimaire à avancer de la même façon dans le processus d’inclusion. Cela signifie parler à toutes les parties, les impliquer dans cette dynamique. Nous ne disons pas à quoi le futur gouvernement devrait spécifiquement ressembler mais qu’il doit être inclusif. Cela, naturellement, comprend les Frères musulmans. Nous continuerons à parler aux Frères musulmans en Égypte au titre de notre action générale à destination des différents groupes et partis ici.
Les débats et inquiétudes entretenus par certains médias égyptiens — tantôt proches des islamistes, tantôt des militaires — sur une toute-puissante diplomatie américaine capable d’imposer une révolution à l’État égyptien pour placer à son sommet les Frères musulmans ou au contraire les chasser afin de rétablir un régime militaire sont plus que discutables. C’est plutôt l’atermoiement et l’opportunisme qui caractérisent d’abord la politique américaine, illustrant par là la crise d’influence réelle de ce pays dans une région de moins en moins sensible aux desiderata des États-Unis.
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1Fawaz A. Gerges, « What Changes have taken place in US foreign policy towards Islamists ? », Contemporary Arab Affairs, 6(2), 2013, p. 189-197.
2Fawaz A. Gerges, « The Obama approach to the Middle East : the end of America’s moment ? », International Affairs, 89(2), 2013, p. 299-323.
3John Kerry, « Allying ourselves with the next Egypt », The New York Times, 1er décembre 2011.
4Citée dans : Shadi Hamid et Peter Mandaville, « Bringing the United States back into the Middle East », The Washington Quarterly, 36(4), 2013 ; p. 95-105.
5Mary Beth Sheridan, « U.S. to expand relations with Muslim Brotherhood », The Washington Post, 30 juin 2011.
6Fawaz A. Gerges, « The Obama approach to the Middle East… », op. cit.
7Ibid.
8Fawaz A. Gerges, « What changes have taken place in US foreign policy towards islamists ? », op. cit.
9Jeffrey Feltman, Assessing U.S. foreign policy priorities and needs amidst economic challenges in the Middle East, U.S department of State, 2012.
10Notamment lors du conflit de Gaza en novembre 2012, ainsi qu’en entérinant de fait le traité de paix de 1979 entre l’Égypte et Israël, hormis un appel à réviser son volet militaire.
11Matt Negrin et Reem Abdellatif, « US ambassador to Egypt won’t sit down with Muslim Brotherhood...Yet », GlobalPost (globalpost.com), 18 octobre 2011.
12Shadi Hamid et Peter Mandaville, « Bringing the United States back into the Middle East », op. cit.
13Discours cité par le Washington Post in « Obama urges military to return Egypt to democracy », 3 juillet 2013.
14Déclaration devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants le 29 octobre 2013.