Égypte, les illusions perdues des « jeunes de la Révolution »

Protestations, arrestations et grèves se poursuivent en Égypte, signes que la dynamique contestataire ne s’est pas éteinte. Dans un contexte où le pouvoir intérimaire issu de la « Révolution du 30 juin » s’est approprié la date anniversaire du 25 janvier pour mieux la galvauder, on peut s’interroger sur le destin des jeunes militants égyptiens qui ont appelé à faire la révolution et qui y ont participé.

« Black Bloc » dans la manifestation du 1er février 2013 contre le régime Morsi et les Frères musulmans..

L’évolution de la situation au cours des trois dernières années montre que les dynamiques contestataires ont moins pour objectif d’instituer un pouvoir après en avoir destitué un autre que d’exprimer un dysfonctionnement global et profond, sans être en mesure de s’unir autour d’une perception commune de l’objet de la contestation et du projet de société corollaire. Un récit officiel est néanmoins en cours de construction, qui met en exergue des dynamiques et en exclut d’autres.

La célébration de la "l’anniversaire de la Révolution" le 25 janvier dernier en est la parfaite illustration. Dans l’ensemble, les médias retiennent de cette célébration — à l’appel duquel le ministère de l’intérieur lui-même avait appelé et qui s’est tenue sous les auspices du ministère de la jeunesse —, le rassemblement des « jeunes » place Tahrir, ovationnant le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. Les médias égyptiens n’auront pas retenu les réseaux et groupes de militants qui ont voulu rappeler que la révolution n’est pas terminée et que son anniversaire concorde avec la fête de la police, dans une évocation des premiers jours de janvier-février 2011, où la colère était surtout tournée contre les forces de l’ordre.

Les médias n’auront pas mentionné non plus les scènes qui se sont déroulées non loin de la place Tahrir, devant le syndicat des journalistes où, à l’appel du Front des révolutionnaires qui tente de promouvoir une troisième voie,1, les manifestants scandaient « À bas tous ceux qui ont trahi : ‘askar, felloul, ikhwân : soldats, proches de l’ancien régime, Frères. Nous n’aurons pas vu les blindés des forces de la sécurité centrale fonçant dans la foule qui avançait vers la place, lançant bombes lacrymogènes, tirant à la chevrotine ou à balles réelles. Ni les échauffourées qui, au même endroit, opposaient les manifestants à la police et aux contre-manifestants pro-Sissi. Nous n’aurons pas vu non plus ce jeune qui en est sorti ensanglanté, porté par ses amis, ni les barricades aussitôt installées.

La révolution est entrée en veille2. L’heure est à la déception révolutionnaire.

Où sont passés les militants ?

D’un côté, il y a les activistes qui se sont retrouvés de facto dans le camp pro-Sissi, dans l’espoir que le retour à l’ordre puisse améliorer la situation. Mais il y a aussi ceux qui ont été fauchés par la mort, emprisonnés ou arrêtés. Arrêtons-nous sur quelques noms :

➞ Saïd Wiza, membre du Mouvement du 6 avril, puis l’un de ceux qui ont porté l’idée de Tamarrod, est tué par la police le 25 janvier 2014, alors qu’il manifestait à proximité du syndicat des journalistes ;

➞ Nazly Hussein, ainsi que vingt autres militants, dont de nombreuses femmes, qui protestaient contre la mise en application de la loi de novembre 2013 interdisant les manifestations, sont arrêtés à Maadi dans le nord du Caire, le même matin. Nazly Hussein est accusée de détenir des explosifs et d’appartenir à une organisation interdite — les Frères musulmans. Inactive politiquement avant le 25 janvier 2011, Hussein s’était impliquée par la suite dans le suivi des dossiers des disparus et des détenus de la Révolution ;

➞ Khalid Al-Saïd et Nagui Kamel ont été livrés par des pro-Sissi à la police, libérés depuis peu, accusés de détenir des explosifs et de « rouler en sens interdit ». Transférés à la prison d’Abou Za’baal, ils ont subi de mauvais traitements. Ce sont deux activistes de la pré-révolution, du temps de Kifaya3, qui ont navigué entre plusieurs mouvances : la gauche égyptienne, le courant du Renouveau socialiste, le Mouvement des jeunes de la justice et de la liberté, la Coalition des jeunes de la Révolution4. Al-Saïd a été candidat aux élections législatives de novembre 2011-janvier 2012 sur la liste "La révolution continue" ;

➞ Le bloggeur activiste Ala Abdel Fattah, détenu depuis le mois de novembre à la prison de Tora est accusé d’avoir appelé à manifester sans autorisation préalable,5. Il n’a toujours pas été déféré devant un tribunal. Ses codétenus, Ahmed Maher et Mohamed Adil, pionniers du Mouvement du 6 avril, ainsi qu’Ahmed Douma, ont été condamnés à trois ans de prison, lors d’un rapide procès, et sont en appel maintenant.

Tous font partie des « Jeunes de la Révolution » (shabâb al-thawra). C’est donc une catégorie problématique qui amalgame dans un « bloc » politique unifié tous les jeunes dont les participations successives ou simultanées aux soulèvements ont fait la chronique des trois dernières années. En effet, la notion de « génération politique » ne peut couvrir l’ensemble des militants. L’observation de leurs parcours politiques et de leurs motivations montre une diversité générationnelle et d’appartenance politique. Ils sont islamistes, nationalistes, anarchistes, trotskistes, marxistes, libéraux, voire sans affiliation idéologique particulière, ou encore devenus pro-Sissi. Ils s’accordent sur des revendications générales, sans pour autant avoir la même perception de la manière de faire la révolution. Certains sont pour la « violence révolutionnaire », d’autres la refusent. Certains votent, d’autres s’abstiennent. Certains placent les élections au cœur d’un processus politique que le « processus révolutionnaire » viendrait appuyer ; d’autres, au contraire, soutiennent que le « processus politique » bloque le « processus révolutionnaire ».

Les lectures courantes opposent islamistes et militaires dans la production du blocage du processus révolutionnaire, dont elles attribuent le déclenchement à des militants classés dans une catégorie baptisée « les Jeunes de la Révolution ». Adopté par les pouvoirs successifs, et cautionné par les instances médiatiques et académiques, ce classement est néanmoins une construction peu adéquate : tous les militants ne sont pas jeunes, et tous les jeunes ne sont pas militants.

Malgré cette disparité, il est évident aujourd’hui que beaucoup d’entre eux se trouvent pris dans le même piège : écartés, marginalisés, arrêtés, torturés, punis à la moindre contestation du nouvel ordre établi depuis la destitution du président Mohamed Morsi le 3 juillet dernier. Dans le contexte de l’après 3 juillet, la tendance à diaboliser la Révolution du 25 janvier et ceux qui s’en réclament prend de l’ampleur, disqualifiant toute forme d’expression alternative à celle des tenants du pouvoir. En quelque sorte, la « Révolution du 30 juin » n’assimile pas les activistes de la dynamique révolutionnaire née le 25 janvier, même lorsque ces derniers partagent l’appel à manifester contre les Frères musulmans.

An IV, le temps de la réflexion

Aussi ces militants sont-ils exclus de la dynamique actuelle. Plus exactement, ils s’ en excluent eux-mêmes, dès lors qu’ils y voient une bataille entre deux forces contre-révolutionnaires (l’institution militaire et les Frères musulmans). Ils entrent dans une phase de mise en veille et doivent répondre à deux impératifs principaux, l’un étant d’ordre structurel, et l’autre symbolique.

Il y a d’abord l’apprentissage politique. Une évaluation critique des méthodes et des visées précédentes est nécessaire. Leur réflexion vise à dégager de nouveaux objectifs, à renouveler les outils susceptibles d’élargir le répertoire et le champ d’action politique. Se pose alors la question obligée : comment s’organiser. Cette génération de militants, qui s’est constituée à partir des années 2000 autour du mouvement Kifaya, porte le lourd héritage des années 1970 et ne parvient pas encore à dégager un consensus. Plusieurs pistes émergent : fédérer l’action autour de thèmes et d’objectifs précis sur un modèle qui serait libertaire ; se structurer autour de courants idéologiques à renouveler ; créer des collectifs de pression hétérogènes susceptibles de provoquer des crises qui mettraient à mal le régime en place.

Il y a ensuite l’impératif symbolique qui porte sur le récit révolutionnaire et confine les militants dans la catégorie mythifiée de « jeunes purs » qui « aiment l’Égypte, et ne la détruisent pas ». La Révolution serait alors celle des jeunes des classes moyennes, qui ont de l’éducation et des porte-paroles. C’est le récit promu par les régimes successifs qui n’ont cessé de chercher des interlocuteurs parmi eux. Les tentatives de les intégrer aux processus décisionnels n’ont pas manqué. Ahmed Maher a été nommé à la deuxième Assemblée constituante, avant de se retirer par la suite. Deux jeunes cofondateurs de Tamarrod, Mahmoud Badr et Mohamed Abdel Aziz (ce dernier étant passé dans le camp pro-Sissi), tous deux militants de la période pré-révolutionnaire, issus du courant nassérien du Karama, sont nommés dans le comité des Cinquante chargé de modifier la Constitution de 2012. Khalid Talima, membre de la Coalition des Jeunes de la Révolution, est nommé au poste de vice-ministre de la jeunesse.

Pareilles tentatives de confinement et de canalisation d’une prétendue « jeunesse révolutionnaire » ne fonctionne pas, et ne fonctionnera pas à terme. Aucun collectif ne peut prétendre à la représentation d’une catégorie « imaginée ». Face à une écriture linéaire de l’événement révolutionnaire, qui stigmatise les jeunes, les isole de la société, les entache de traîtrise et les criminalise, les militants se trouvent face à l’impératif symbolique de transmettre un autre schéma informel moins linéaire, susceptible de porter leurs divergences.

Ce n’est pas un échec de la Révolution, mais une mise en veille, la fin d’un épisode dans un processus. Parmi les réseaux et collectifs de militants, la conscience du potentiel porté par le facteur temps se renforce. C’est le temps qui a manqué durant les trois ans écoulés, marqués par une intense activité, obligeant les activistes le plus souvent à réagir et à opérer dans l’urgence face aux situations provoquées par le pouvoir. Néanmoins, ce temps de latence nécessaire est menacé par les échéances proches des élections présidentielles et les réseaux et collectifs militants risquent de s’en détourner pour se focaliser sur l’issue d’un événement qui ne changera pas la donne pour eux.

1Le Front des Révolutionnaires (gabhat al-thuwâr) tente de promouvoir une troisième voie « ni-ni » (ni islamistes, ni militaires) à l’initiative de plusieurs collectifs politiques et réseaux de militants depuis octobre 2013.

2Je dois cet article à des discussions formelles et informelles avec de nombreux militants(e)s basé(e)s au Caire en janvier-février 2014. Qu’ils (elles) soient ici remerciés pour leur concours bienveillant.

3Claude Guibal, « Kifaya », le ras-le-bol égyptien, Libération, 17 juillet 2006.

4La Coalition des jeunes de la Révolution regroupe six formations politiques de jeunes qui ont coordonné les appels à manifester pour le 25 janvier et qui ont pris la parole tout au long de l’année 2011, comme une voix « fédératrice » des jeunes révolutionnaires, sans pouvoir prétendre à une telle représentativité.

5NDLR : Violant ainsi une loi mise en place par le gouvernement de Adly Mansour restreignant le droit de manifester.

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