Égypte. Les propos surprenants du cheikh d’Al-Azhar

Dans un récent discours, le cheikh d’Al-Azhar a critiqué le monde arabe et musulman et réaffirmé que toute réforme de l’islam doit venir de l’intérieur.

Al-Azhar

« Nous achetons des armes pour nous entretuer, nous achetons la mort avec notre argent », a déclaré le cheikh d’Al-Azhar, Ahmed Al-Tayeb, à la fin de son intervention en réponse à celle du président de l’université du Caire, Mohamed Othman Elkhosht, lors d’une conférence publique au Caire, le 28 janvier 2020, intitulée « Conférence internationale d’Al-Azhar sur le renouvellement de la pensée islamique ». Se référant probablement au récent « accord du siècle » annoncé par le président américain Donald Trump, il a ouvertement déclaré : « Je me suis senti profondément humilié quand j’ai réalisé que Trump et Nétanyahou parlent, décident, planifient, proposent des solutions [aux problèmes de la région], en dehors de toute présence arabe ou musulmane ». Les précédents commentaires d’Al-Tayeb avaient été très applaudis. Mais là, il y a eu un silence. Et cela dit peut-être tout.

Cette prise de parole était inattendue, en partie à cause de ce qui avait été dit, mais aussi de qui l’avait dit. C’est pourquoi elle a attiré une certaine attention dans le paysage médiatique arabe. Le dirigeant d’Al-Azhar, d’une grande importance symbolique pour les musulmans sunnites du monde entier, s’est exprimé de manière assez mordante sur le moment politique que vivent actuellement les Arabes et les musulmans. Mais la pertinence de ses commentaires va bien au-delà : elle concerne l’autonomie politique arabe, en particulier l’indépendance intellectuelle des écoles religieuses normatives musulmanes vis-à-vis de défis non seulement externes, mais aussi internes.

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Le « renouveau du discours religieux » divise

Les commentaires du cheikh doivent cependant être replacés dans leur contexte par rapport à l’establishment qu’il représente, et à la situation dans laquelle il se trouve actuellement. Depuis 2015, les autorités égyptiennes ont lancé un projet de « renouveau du discours religieux » qui a divisé l’establishment religieux. Les érudits d’Al-Azhar semblent généralement peu intéressés par toute initiative spécifiquement religieuse venant d’une personnalité non religieuse, car ils considèrent que ces activités relèvent de leur domaine, et non de celui d’acteurs extérieurs. Opinion partagée — c’est loin d’être un secret — par Al-Tayeb et d’autres membres éminents d’Al-Azhar.

Cette position est de notoriété publique en Égypte. Les dirigeants d’Al-Azhar ont néanmoins participé à cette conférence, ne serait-ce que pour continuer à affirmer que de telles activités devaient être placées sous leur égide. Al-Tayeb a insisté sur ce point.

Il est important de replacer dans son contexte actuel Al-Azhar, l’établissement d’enseignement le plus important de l’islam sunnite dans le monde. Ce n’est pas sans difficulté, comme mon collègue Nathan Brown et moi-même l’avons expliqué dans un article récent de Foreign Affairs et dans un autre article du Carnegie Endowment. Quoi qu’il en soit, lorsque Ahmed Al-Tayeb, connu sous le nom de « Cheikh Al-Azhar » s’invite dans des discussions publiques, les gens écoutent. Car il est à la tête de tout l’établissement d’Al-Azhar : la mosquée historique, l’université et son vaste réseau d’écoles affiliées en Égypte et dans le monde. L’islam ne possédant pas de structure ecclésiastique hiérarchique, comme le catholicisme, il est faux de voir en Al-Tayeb le « pape de l’islam », mais il est tout de même un personnage considérable. Ainsi, lorsque des institutions comme le Vatican prennent langue avec la communauté musulmane, Al-Azhar est vue comme l’institution correspondante, et c’est avec Al-Tayeb que le pape François s’est engagé à signer le document sur la « fraternité humaine » l’année dernière.

De nombreuses conférences sont organisées par l’institution : sur la lutte contre les mutilations génitales féminines, sur l’extrémisme et le terrorisme, sur le dialogue interconfessionnel, etc. Elles ne recueillent pas beaucoup d’attention. La récente conférence sur le renouveau du discours religieux aurait pu passer tout aussi inaperçue, mais ce ne fut pas le cas.

Défense de la tradition théologique

Comme cela a été dit plus haut, la fin de l’intervention d’Al-Tayeb est clairement politique. Juste avant, il déplorait le fait que, malgré tous les efforts d’éducation déployés par Al-Azhar et par d’autres établissements d’enseignement du pays, l’Égypte ne pouvait toujours pas fabriquer localement ne serait-ce que des pneus de voiture — ce qui en dit long sur la déception du cheikh de voir que l’Égypte n’est pas plus autosuffisante. Sa déclaration très franche selon laquelle « le caractère arabe et musulman » est essentiellement absent aujourd’hui constitue une critique générale de l’état du monde arabe et des musulmans dans le monde, y compris, on le suppose, de ses dirigeants :

Où est cette tradition ? Je ne la vois nulle part. Je préfèrerais que les gens demandent : “où est cette tradition dont vous parlez ?” Notre identité n’est plus. Dites-moi s’il vous plait quelle est notre identité en tant qu’Arabes et musulmans ? Il n’en reste rien. Nos affaires sont menées par d’autres.

Mais c’est la défense de la tradition théologique sunnite qui a constitué l’essentiel du discours de Cheikh Al-Azhar. On peut l’entendre comme une charge subtile contre la suggestion que la tradition est en quelque sorte la source des problèmes auxquels les musulmans sont confrontés. Lors de la conférence, le président de l’université du Caire Mohamed Othman Elkhosht a formulé un certain nombre d’affirmations sur le tourath (l’héritage) de la pensée intellectuelle islamique sunnite, et en particulier sur l’acharisme, qui est la principale école théologique de l’islam sunnite. Un certain nombre d’érudits religieux présents se sont élevés avec force contre ces affirmations, qu’ils ont vues comme dénuées de perspective historique, accompagnées d’une bordée contre le supposé manque de renouvellement de la tradition dans le contexte de la modernité. Qui s’inscrit très bien dans le récit général du « renouveau du discours religieux » en Égypte à l’heure actuelle.

Sans surprise, Al-Tayeb, en tant que plus haut représentant d’Al-Azhar a saisi l’occasion pour clarifier les affirmations du président de l’université du Caire. C’est-à-dire qu’il les a condamnées de façon assez énergique. Mais il a fait plus que replacer les traditions théologiques de l’islam sunnite dans l’histoire de leur développement. Il semble évident qu’il critiquait non seulement le professeur de l’université du Caire, mais aussi la notion de « renouvellement » prônée par le président Sissi. Dans la pensée d’Al-Azhar, la notion de « renouvellement », qui est décrite dans la tradition islamique comme tajdid est un processus interne endémique aux processus normatifs islamiques. Mais seulement s’il se produit de l’intérieur :

La réforme de la maison du père se fait dans la maison du père. Et plutôt que de changer la couleur ou la forme des briques, je reconstruirais la maison en prenant en compte les techniques de construction modèles.

En disant cela, le cheikh a réaffirmé que le renouvellement est un impératif traditionnel et non une nouveauté imposée par la modernité. Une grande partie du reste de ses commentaires visait à établir cette origine interne à la religion, et à insister sur le fait que la tradition elle-même exige un renouveau — mais en utilisant ses propres outils et paradigmes plutôt qu’en important un cadre de référence externe.

Il n’est pas certain qu’Al-Tayeb ait cherché à prendre une position inédite. Après tout, il s’agissait d’une réponse à l’intervention de Mohamed Othman Elkhosht plutôt que d’un discours prononcé indépendamment par Al-Tayeb lui-même. Mais il est intéressant de constater qu’en 2020, Al-Azhar tente toujours de tracer une voie qui n’est pas nécessairement toujours en phase avec les pouvoirs en place. Pour cette seule raison — et il y en a certainement d’autres — l’institution continuera à susciter l’intérêt.

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