Égypte, Sinaï, Libye, Israël : les routes sanglantes des migrations

Des réfugiés repoussés par tous · Le naufrage de réfugiés, en majorité érythréens, à Lampedusa a retenu l’attention des médias. Avec au moins 360 morts auxquels il faut ajouter les disparus, il s’agit du pire bilan depuis plus de dix ans pour un incident de ce type, au large de l’Italie. Huit jours plus tard, le 11 octobre, une embarcation de réfugiés syriens disparaissait aussi, près des côtes égyptiennes cette fois. Au-delà de l’émotion, se pose la question des responsabilités et du lien entre les révoltes arabes et la démarche de ces réfugiés, prêts à tout pour fuir mauvais traitements, tortures, viols et trafic humains en Libye, Égypte ou Israël. Mais aussi celle des pays riches qui refusent de les accueillir, alors que l’immense majorité des réfugiés vit souvent dans des camps, dans les pays pauvres.

Débarquement à Lampedusa.
Orazio Esposito, 18 novembre 2003.

À qui incombe la responsabilité de la mort des centaines d’Érythréens de Lampedusa ? À la dictature qui les a contraints à l’exil ? Aux trafiquants qui font payer à prix d’or une traversée à l’issue incertaine ? À eux-mêmes pour cette prise de risque inconsidérée ? À la Libye qui ne contrôle pas bien ses côtes ? À l’Europe qui ne veut pas les accueillir ? Plutôt que de désigner les responsables, il serait sans doute plus judicieux de savoir pourquoi tant d’Érythréens prennent de tels risques, afin de définir une stratégie pour empêcher que ces drames ne se reproduisent.

Les Érythréens ne fuient ni la famine, ni la misère, ni les conflits ethniques, mais l’une des plus terribles dictatures au monde qui contraint hommes, femmes et mêmes enfants au service militaire pour une période indéfinie. Ils espèrent échapper aux camps d’entraînement dans lesquelles sont commises des exactions1 telles que tortures, viols, privations de soins. Tout Érythréen qui sort de son pays illégalement est considéré comme un traître. S’il y retourne, il risque la prison à vie, la torture, la mort. Par conséquent, au regard du droit des réfugiés, un Érythréen quittant illégalement son pays pour échapper au service militaire doit obtenir la protection de la communauté internationale qui lui sera offerte par le pays dans lequel il demande l’asile.

Chaque année, plus de 20 000 Érythréens quittent leur pays et vont grossir les camps de réfugiés dans l’est du Soudan et en Éthiopie. Quelques milliers choisissent de poursuivre leur chemin vers une autre terre d’asile plus lointaine. La Libye, l’Égypte et Israël accueillent déjà des dizaines de milliers de réfugiés érythréens. Mais depuis les soulèvements arabes et les guerres libyennes et syriennes, la situation de ces réfugiés « traditionnels » dans les pays arabes ainsi qu’en Israël s’est considérablement dégradée. Les naufragés de Lampedusa font partie de ces Érythréens qui ne voulaient pas vivre dans des camps et qui ont jugé que traverser la mer en défiant la mort pouvait être un sort préférable à celui de vivre en tant que réfugiés en Libye, en Égypte ou en Israël.

La route libyenne

À partir de 1990, encouragés par le président Mouammar Kadhafi, des centaines de milliers de migrants, parmi lesquels des réfugiés rejoignent la Libye pour y travailler. Le trafic clandestin se développe, lui, surtout à partir des années 2000. Inquiète de cet afflux, l’Europe exige plus d’efforts de la part de la Libye. Kadhafi s’exécute, impose des visas, arrête les migrants illégaux et les renvoie chez eux.

Pourtant, en 2008, 40 000 migrants2 sont détectés sur les côtes de Malte et de Lampedusa. Ils ne seront plus que 4 500 en 2010 suite à un accord signé l’année précédente entre la Libye et l’Italie. La baisse sera de courte durée : les soulèvements en Tunisie puis en Libye renforceront la pression migratoire dans cette zone. Début 2011, les migrants subsahariens font face à un nouveau risque : celui d’être lynchés, car ils sont alors assimilés aux mercenaires africains de Kadhafi3. La plupart rentrent chez eux, mais cette perspective est impossible pour les Érythréens. Coincés à Salloum en Égypte pendant plusieurs mois, ils sont peu à peu réinstallés dans des pays tiers.

En Libye, la situation des réfugiés ne s’améliore pas : arrestations arbitraires, mauvais traitements et emprisonnements pour des durées indéfinies4. La plupart des détenus sont érythréens, somaliens, éthiopiens, et parmi eux, on trouve beaucoup de femmes et d’enfants. Pour ceux-là, la Libye ne peut plus être un pays d’accueil, elle n’est plus qu’un point de passage, un pays de transit. Depuis début 2013, 31 000 migrants sont arrivés sur les côtes italiennes et maltaises.

La route égyptienne

Les perspectives d’intégration, notamment par le travail, ont toujours été faibles pour les réfugiés et plus particulièrement pour les Érythréens qui ne parlent pas l’arabe. Les réfugiés s’y considèrent en transit : ils souhaitent obtenir la reconnaissance de leur statut de réfugié par le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, afin d’être réinstallés principalement en Amérique du Nord, en Scandinavie ou en Australie. Depuis 2011, le HCR déjà en sous-effectif doit faire face à toute une série de crises : fermetures répétées des bureaux en raison de l’insécurité ou de manifestations d’usagers mécontents, personnel drainé vers Salloum et arrivée massive des réfugiés syriens.

Les délais de traitement des dossiers se sont considérablement allongés. Il fallait huit mois entre l’enregistrement et l’entretien pour la détermination du statut de réfugié en novembre 2011, il faut deux ans à l’été 2013. Le service de protection du HCR peine à recueillir les plaintes des usagers et à les conseiller. Les vols à l’arraché, les vols avec violence, les viols et tortures et surtout les violences racistes ont explosé ces deux dernières années. Les nouveaux arrivants qui espéraient être rapidement réinstallés ne voient plus le bout du tunnel, avec des procédures qui peuvent prendre désormais quatre ans entre l’enregistrement de la demande d’asile et le départ effectif vers un pays tiers. Ceux qui sont las d’attendre, ceux qui se sont vu refuser la reconnaissance, ceux qui ont été reconnus mais qui n’ont pas été sélectionnés pour être réinstallés sont tentés, dans un tel contexte, de trouver d’autres issues.

La traversée du Sinaï

Depuis 2011, le Sinaï a vu fleurir un commerce terrifiant. Repérés à l’est du Soudan, les candidats à l’exil érythréens sont enlevés par des trafiquants. Vendus à des Bédouins du Nord-Sinaï, ils sont détenus dans des conditions qualifiées d’inhumaines, parfois pendant plusieurs mois5. On leur ordonne d’appeler leurs proches afin de demander le paiement d’une rançon, et pendant qu’ils téléphonent, on les bat pour que leurs cris soient entendus par leurs interlocuteurs. Beaucoup ne survivent pas aux mauvais traitements. Ceux qui ne peuvent payer la rançon sont exécutés ; c’est aussi le risque encouru par ceux qui cherchent à s’enfuir. Le Nord-Sinaï est un charnier où des centaines d’Érythréens, au minimum, ont trouvé la mort dans des conditions effroyables6. Le HCR au Caire a enregistré un premier groupe d’une vingtaine d’Érythréens au printemps 2012. Ces dossiers ont été traités en priorité pour la détermination de leur statut et pour leur réinstallation, car leurs geôliers les recherchaient. Depuis un an et demi, des centaines de rescapés de ces camps de torture ont été enregistrés au HCR, qui est désormais incapable de leur proposer une procédure accélérée. Seuls les mineurs n’auront pas à attendre deux ans avant de voir leur statut déterminé. Extrêmement fragiles psychologiquement, il est évident que la frustration va pousser un certain nombre d’entre eux à quitter l’Égypte.

La route israélienne

À partir de 2007, des milliers d’Érythréens entrent illégalement en Israël. Beaucoup viennent du Caire où ils avaient espéré profiter d’un des plus gros programmes de réinstallations au monde mis en place de 2002 à 2007. Les Érythréens rescapés des geôles des trafiquants bédouins du Sinaï sont très proches d’Israël et parviennent à franchir la frontière. D’ailleurs, les autorités israéliennes exigent des Égyptiens plus d’efforts pour empêcher l’entrée de ceux qu’elles appellent les « infiltrés »7. La police égyptienne s’y emploie, des dizaines de migrants illégaux ont été abattus en tentant de franchir la frontière8. Actuellement, plus de 35 000 demandeurs d’asile érythréens vivent en Israël. Une infime proportion a réussi à obtenir le statut de réfugiés. Les autorités israéliennes et la population acceptent mal ces nouveaux venus : des manifestations contre les Africains sont organisées, les violences à l’encontre des demandeurs d’asile augmentent.

Des Israéliens réclament le départ des Africains

Par ailleurs, plusieurs milliers de demandeurs d’asile sont détenus dans des prisons spécialement conçues pour eux9. D’après des officiels des Nations unies, les Érythréens sont contraints à signer des documents pour un « retour volontaire », ce qui équivaut à un arrêt de mort. La politique dissuasive d’Israël et les risques immenses encourus lors de la traversée du Sinaï poussent encore une fois les migrants érythréens à trouver d’autres pays d’accueil.

On ne devient pas réfugié en étant reconnu, on est reconnu parce qu’on est réfugié. Dans leur écrasante majorité, les Érythréens sont donc réfugiés dès qu’ils franchissent la frontière de leur pays. À ce titre, la communauté internationale est légalement tenue de les protéger. Face à la situation actuelle dans les pays arabes, il est urgent de renforcer les structures du HCR, notamment en Égypte, afin de permettre des procédures accélérées pour la reconnaissance de leur statut et pour la réinstallation. Ces procédures accélérées avaient déjà été mises en place au Caire — avec succès, pour les Sud-Soudanais entre 2002 et 2004. Il faut également que les pays d’accueil augmentent leur quota pour l’accueil de ces réfugiés érythréens.

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