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Égypte. Une Constitution sur mesure pour éviter tout coup d’État

Alors que les Algériens et les Soudanais sont toujours mobilisés pour faire tomber le régime après la chute des présidents Abdelaziz Bouteflika et Omar Al-Bachir, le Parlement égyptien entérine le renforcement de la présidentialisation du pouvoir et légitime la prolongation du mandat d’Abdel Fattah Al-Sissi à la tête de l’État.

L'image montre une assemblée ou un parlement en pleine session. De nombreux représentants sont assis dans des rangées, certains discutent tandis que d'autres prennent des notes ou consultent des documents. On peut voir des drapeaux égyptiens sur certaines tables, ce qui suggère que cette image provient de l'Assemblée nationale d'Égypte. L'environnement est formel, avec une riche décoration et une disposition typique d'une salle de réunion politique.
Session parlementaire du 16 avril 2019 pour l’approbation des changements constitutionnels.
AFP

Une révision constitutionnelle préparée par le Parlement égyptien permettra à Abdel Fattah Al-Sissi de se présenter au-delà de la limite des deux mandats imposés par l’actuelle Constitution et de rester président jusqu’en 2030. Cette révision introduit également d’autres dispositions dont les plus notables accentuent le contrôle du pouvoir judiciaire par l’exécutif. Derrière ce renforcement de l’autoritarisme, ce sont également des équilibres internes du régime qui se jouent : le président toujours à la merci de l’armée étend sa stratégie anti-coup à la magistrature, mais demeure fragile.

Depuis qu’Abdel Fattah Al-Sissi a été réélu à la présidence de la République en 2018, dans des conditions ne permettant aucune compétition sérieuse, la question se posait d’une prochaine modification de la Constitution afin de lui permettre de rester en place au-delà de son deuxième mandat. La Constitution adoptée par référendum en 2014 prévoit en effet que le président ne peut être élu que pour deux mandats de quatre ans. Sissi aurait donc dû quitter définitivement la présidence en 2022.

Cette révision a finalement été proposée le 3 février par le député Abdel Hadi Al-Qassabi, président de l’Alliance pour le soutien de l’Égypte. Au terme d’un débat national ne laissant aucune place à l’expression d’une véritable opposition, le Parlement a établi le texte définitif de la révision constitutionnelle qui est soumis à référendum moins d’une semaine après sa publication, du 19 au 22 avril. Pour la quatrième fois en huit ans, les Égyptiens se déplacent dans les bureaux de vote pour se prononcer sur la constitution1.

En finir avec l’autonomie du pouvoir judiciaire

Les dispositions les plus commentées sont évidemment celles qui permettent à Sissi de rester au pouvoir jusqu’en 2030. La Constitution révisée limite toujours le nombre de mandats à deux, mais elle en allonge la durée de quatre à six ans (article 140) tandis qu’un article transitoire permet au président actuel de prolonger son mandat actuel jusqu’en 2024 — au lieu de 2022 — au-delà des quatre années prévues, et de se présenter à un autre mandat de six ans (article 241).

Il ne s’agit pas du seul changement, puisque la révision prévoit également la possibilité de nommer un vice-président qui peut être appelé à remplacer le président, mais ne pourra pas se présenter à la présidentielle à l’issue d’une période intérimaire. Elle instaure une chambre haute de 180 membres (articles 248-253) dont un tiers des membres sont désignés par le président de la République (article 250). D’autres dispositions réduisent le nombre de députés à l’Assemblée et imposent un quota de 25 % de femmes (article 102).

Surtout, la Constitution révisée attribue au président de la République des pouvoirs qui restreignent l’autonomie du pouvoir judiciaire : il présidera le Conseil suprême de la magistrature et pourra nommer les présidents des principales juridictions ainsi que le procureur général et le président de la Haute Cour constitutionnelle (article 185). Leur charge sera par ailleurs limitée à quatre ans.

D’autres amendements enfin concernent l’armée. Est inscrit son rôle de défenseur de la Constitution et de la démocratie ainsi que de protecteur des fondations de l’État civil, des droits et libertés individuelles (article 200). Si la Constitution de 2014 permettait déjà de juger des civils devant des tribunaux militaires en cas d’attaque « directe », le texte amendé supprime le mot « direct », élargissant ainsi le champ d’intervention des tribunaux militaires (article 204).

Légitimer l’autoritarisme déjà existant

Cette révision permet à Sissi de consolider le pouvoir présidentiel. Cependant, il ne le consolide pas tant au détriment du pluralisme que de ses compétiteurs internes. En effet, le pluralisme politique et toute forme de démocratisation ont déjà été, depuis longtemps, entravés. À cet égard, la Constitution amendée ne changera pas grand-chose, l’autoritarisme est déjà bien en place, comme en témoignent le verrouillage de la scène politique, la répression et l’éviction de toute source d’opposition. L’élection présidentielle de 2018 l’avait amplement démontré. Le seul candidat qui avait pu se présenter contre Abdel Fattah Al-Sissi affichait son soutien au chef de l’État ! Les autres avaient été méthodiquement écartés. Après cet épisode, personne ne pouvait croire que Sissi accepterait une compétition ouverte ni qu’il hésiterait à prolonger sa présidence au-delà de 2022.

Le processus d’amendement de la Constitution relève donc plutôt de la consolidation de l’autoritarisme par sa légitimation. Non pas parce que le texte aurait une valeur suprême et inaltérable, mais parce qu’il permet au régime de s’appuyer sur une source de légitimité qui repose autant sur une idéalisation du droit comme norme ultime qui s’imposerait à tous2 que sur le rituel de l’élection au travers du plébiscite que constituera ce référendum.

Par ailleurs, ces amendements s’inscrivent dans une stratégie présidentielle anti-coup qui cible les acteurs institutionnels qui pourrait remettre en question le pouvoir de Sissi. L’élection présidentielle de mars 2018 avait montré que le Président redoutait par-dessus tout que ceux qui l’ont porté au pouvoir se retournent contre lui. Ayant lui-même participé au renversement d’Hosni Moubarak — il était alors le plus jeune membre du Conseil supérieur des forces armées (CSFA) — puis à celui de Mohamed Morsi alors qu’il était ministre de la Défense, il sait pertinemment qu’il pourrait lui aussi être ciblé par un coup d’État si sa gestion ne convenait plus aux militaires.

Dès lors, depuis la présidentielle de 2018, l’enjeu est, pour le Président, de renforcer son pouvoir, notamment face à l’armée. Il lui faut, comme ses prédécesseurs déployer une stratégie anti-coup3. Si Hosni Moubarak s’appuyait notamment sur le ministère de l’intérieur et le Parti national démocratique (PND)4 pour balancer le pouvoir de l’armée, la prééminence de l’institution militaire est aujourd’hui trop importante pour que Sissi puisse la mettre en compétition avec d’autres acteurs.

Valse dans la hiérarchie militaire

Il a donc adopté une stratégie visant à ne pas laisser les chefs militaires consolider leur propre pouvoir au sein de l’institution. Ainsi, depuis l’été 2017, la plupart des responsables des instances sécuritaires les plus stratégiques ont été remplacés : les ministres de la défense et de l’intérieur, le chef d’état-major des armées, le chef du service des renseignements généraux, le chef de la Direction du renseignement militaire.

La valse au sommet de la hiérarchie militaire peut certes s’expliquer par la prolongation de la guerre dans le Sinaï contre l’organisation de l’État islamique (OEI) et l’incapacité de l’armée égyptienne à y mettre fin, mais la mise à l’écart des anciens responsables militaires plaide en faveur stratégie anti-coup de Sissi.

Les nouvelles dispositions constitutionnelles concernant la justice s’inscrivent dans une stratégie visant à prévenir l’émergence de bastions de résistance au sein de la magistrature. Jouissant d’une certaine autonomie, celle-ci avait déjà montré sous Moubarak sa capacité à s’opposer au régime5. Cette capacité d’émancipation vis-à-vis du pouvoir présidentiel a été illustrée récemment encore lorsqu’un tribunal administratif a donné tort au gouvernement sur la question de la rétrocession des îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite.

L’instauration d’un Conseil suprême de la magistrature à la tête duquel siège le président de la République ou le ministre de la justice en son absence, qui aura un droit de regard sur l’avancement et la promotion des juges ou encore le budget des ordres juridictionnels est un moyen pour l’exécutif de contrôler plus étroitement l’institution.

En outre, la révision constitutionnelle attribue au président le pouvoir de nommer les principales juridictions, tout en limitant la durée de leur exercice à quatre ans. Alors que le président nommait le candidat que lui proposait le haut conseil de chaque juridiction, il pourra désormais choisir parmi cinq candidats. Ce faisant, non seulement le président pourra désigner les responsables qui lui agréeront le plus, mais il empêchera que se constituent au sein de la magistrature des pôles de contestation en rendant la hiérarchie judiciaire plus fragile et plus dépendante de l’exécutif.

Des équilibres internes fragiles

Le projet de révision introduit par Abdel Hadi Al-Qassabi début février avait été préparé depuis longtemps sous l’égide du service des renseignements généraux, dépendant directement du président et qui apparaît de plus en plus comme l’instrument privilégié de Sissi pour établir un éventuel contre-pouvoir face à l’armée. L’homme clef de ce projet était le fils du président, le colonel Mahmoud Al-Sissi, sous la supervision duquel la préparation des amendements aurait été menée.

Cependant, le projet de révision définitif tel que proposé par le Parlement modifie les propositions initiales préparées par les renseignements généraux. Ces modifications, même si elles ne vont pas fondamentalement à l’encontre du sens voulu par les rédacteurs du projet initial, traduisent des équilibres instables au sein du régime autoritaire et soulignent les limitations du pouvoir présidentiel.

Elles ne sont pas le résultat de pressions qu’aurait pu exercer l’opposition. Le régime a tout fait pour évincer avec succès les opposants à la révision constitutionnelle. Outre le travail de propagande en faveur de la révision, aucune voix de l’opposition n’a été conviée à participer au débat national organisé par le Parlement et 34 000 sites internet ont été bloqués afin de ne laisser aucune possibilité aux opposants à la révision de s’exprimer. Finalement, le référendum débute trois jours après la publication de la version définitive des articles révisés, ce qui ne laisse pas de temps pour une éventuelle campagne de l’opposition. Les derniers changements apportés reflètent plutôt la position encore fragile du président qui doit composer avec les diverses structures du régime : le parlement, l’armée et la justice.

Les amendements concernant le pouvoir judiciaire ont ainsi été modifiés, sous pression de la magistrature tandis que l’accent mis sur le rôle de l’armée ne paraît destiné qu’à conforter l’institution militaire dans une place qu’elle s’est octroyée depuis 2011. C’est toutefois une nouvelle concession qui lui est offerte, car elle dispose ainsi d’une source de légitimité au cas où elle devrait intervenir de nouveau pour écarter un président qui s’accrocherait trop longtemps au pouvoir.

Au départ, le projet débattu par l’Assemblée permettait à Sissi d’effectuer deux autres mandats à partir de 2022 et de demeurer président jusqu’en 2034. Finalement, la Constitution révisée prolonge son mandat actuel de deux ans et ne l’autorise à se représenter que pour un mandat supplémentaire. Cette question de la durée du mandat de Sissi montre que la présidence pour 20 ans de Sissi n’est pas garantie, non parce qu’elle aurait été contestée par une opposition qui n’a pas eu son mot à dire, mais parce qu’elle peine à s’imposer à l’intérieur même du régime. Évidemment, il sera bien possible à Sissi, par une nouvelle ingénierie constitutionnelle, de se présenter au-delà de 2030. Il aura alors 76 ans, l’âge qu’avait en 2011 l’inamovible ministre de la défense de Moubarak, le maréchal Tantawi, lorsqu’il a choisi de renverser son maître.

L’autoritarisme est donc renforcé, mais le pouvoir personnel de Sissi demeure fragile.

1Un référendum avait eu lieu en février 2011 pour modifier la constitution de 1971 le temps de la transition. Deux Constitutions ont ensuite été adoptées par référendum, en 2012 sous la présidence de Mohamed Morsi, puis en 2014 à l’issue du renversement de ce dernier.

2Voir notamment les travaux d’Alexis Blouët.

3Hazem Kandil a ainsi montré que si le pouvoir politique en Égypte avait besoin de l’armée et des structures sécuritaires pour asseoir son autorité, il avait en même temps toujours cherché à s’en autonomiser (Hazem Kandil, Soldiers, Spies and Statemen, Egypt’s Road to Revolt, Verso, 2014).

4Parti hégémonique qui assurait à Moubarak un relais local et clientéliste.

5Nathalie Bernard-Maugiron, «  Le printemps des juges et la réactualisation autoritaire en Égypte  », Politique africaine, vol. 108, no. 4, 2007  ; p. 67-85.

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