Égypte : une justice politisée et sans contrôle

Moubarak blanchi, Morsi inculpé · Les juges égyptiens, qui ont parfois fait preuve d’indépendance durant l’ère Moubarak, ont joué un rôle actif dans le renversement du président Mohamed Morsi, ce qui a souvent été présenté dans la presse occidentale comme une lutte pour la défense des libertés. Depuis le renversement de ce dernier, ils sont redevenus un élément actif de la répression, contre les révolutionnaires et surtout contre les Frères musulmans. Comment expliquer cette contradiction ?

L'image montre un mural coloré, rempli de graffitis et d'illustrations. On y voit une scène dynamique où une personne, de dos, est en train de peindre avec un pinceau, probablement en train d'exprimer un message de frustration ou de résistance. Autour de cette figure, il y a diverses représentations de policiers et de figures autoritaires, certains avec des visages mécontents, indiquant une atmosphère de contestation. Le mur est éclaboussé de peinture rouge, ce qui pourrait symboliser la violence ou le sang, renforçant le message de lutte contre la répression. Les lettres "ACAB" sont visibles, ce qui fait référence à une phrase souvent associée à la critique des forces de police. L'ensemble de la composition semble porter un message fort sur l'opposition à l'autorité.
Fresque sur un mur du Caire dénonçant le lien entre le pouvoir et la violence contre les manifestants.
Photo Hani Gresh.

Célébrés sous le règne de Hosni Moubarak comme un contre-pouvoir1, les juges égyptiens sont considérés parmi les principaux artisans de la chute de Mohamed Morsi. Ils sont même soupçonnés d’avoir rendu des décisions politiques ayant entravé le bon déroulement de la période de transition2. La justice pénale, qui doit juger les deux anciens présidents et leurs partisans, occupe désormais le devant de la scène : plusieurs rapports d’organisations non gouvernementales (ONG)3 accusent le Parquet et les tribunaux de pratiquer une justice sélective et politisée dans le choix des accusés poursuivis et condamnés4 et les révolutionnaires5 sont particulièrement visés alors que les forces de sécurité et les proches du pouvoir sont rarement inquiétés. Le président de la Cour des comptes — candidat du Courant de l’indépendance à la présidence du Club des juges en 2009 et nommé à ce poste par Morsi — a lui-même affirmé que la justice égyptienne était sélective et vindicative6. La Constitution adoptée en janvier 2014, qui a octroyé aux juges une autonomie sans précédent, ne s’est pas attaquée aux dysfonctionnements du système judiciaire.

Des crimes impunis

Ce phénomène n’est pas nouveau. Sous Moubarak, le ministère public était accusé de ne pas poursuivre les auteurs de violations des droits humains, en particulier les forces de police ayant commis des actes de torture. Malgré l’ampleur des exactions perpétrées par les forces de sécurité depuis la Révolution du 25 janvier, ni le Conseil suprême des forces armées (CSFA), ni Morsi7, ni le gouvernement actuel n’ont manifesté la volonté politique de les poursuivre et de les sanctionner8, bien que l’équité de la justice soit une des revendications de la Révolution.

Depuis la chute de Morsi, la magistrature, encouragée par une opinion publique chauffée à blanc par les médias semble vouloir prendre sa revanche sur ses anciens adversaires : un conflit avait opposé les juges au président Morsi après l’adoption le 22 novembre 2012 d’une déclaration constitutionnelle immunisant les décisions présidentielles, révoquant le procureur général et interdisant à la Haute Cour constitutionnelle d’examiner la constitutionnalité de la composition de l’Assemblée constituante et de la chambre haute du Parlement. Un projet de loi qui aurait diminué l’âge de la retraite fut également rejeté unanimement par la magistrature qui accusa le chef de l’État de vouloir mettre à la retraite près d’un quart des magistrats.

Alors que quatre procès sont en cours contre Morsi et une dizaine contre ses partisans, les membres des forces de sécurité impliqués dans la mort de manifestants ne sont pas poursuivis. Aucun policier n’a été traduit devant la justice pour le meurtre de centaines de manifestants lors de la dispersion du camp de Rabea al-Adawiyya en août 2013 ou lors des manifestations ultérieures ; une enquête est en cours9. En revanche, des centaines de partisans de Morsi sont actuellement en détention préventive et font l’objet d’enquêtes pour le rôle présumé qu’ils ont joué dans ces affrontements : certains accusés ont fait l’objet en première instance de condamnations tellement lourdes qu’elles ont suscité un élan de solidarité et ont été cassées.

Les investigations du Parquet concernant les policiers aboutissent rarement et lorsque l’un d’entre eux finit par comparaître, il est presque toujours acquitté pour insuffisance de preuves ou pour avoir agi en état de légitime défense : les juges reprochent au Parquet de ne pas leur soumettre des dossiers complets, le Parquet accuse la police de ne pas mener des enquêtes approfondies qui permettraient de rassembler des preuves à charge.

Quant à Moubarak, il a été blanchi de toutes les charges qui pesaient contre lui, sauf celles d’attaques envers les manifestants et une affaire de détournement de biens publics. Sa condamnation à la prison à vie a été cassée par la Cour de cassation. La plupart de ses proches collaborateurs ont été innocentés, y compris son ancien premier ministre, son ancien directeur de cabinet, le secrétaire général du Parti national démocratique (PND) ou l’ancien président de l’Assemblée du peuple.

Absence de contrôle

Si les juges réformistes se sont battus sous Moubarak pour renforcer leur indépendance et leur autonomie, ils ont rarement abordé la question de la réforme globale du système judiciaire. Or, la justice souffre de nombreux dysfonctionnements, lenteur, manque d’efficacité, insuffisance de la formation des magistrats, nécessité de modernisation et d’informatisation — qui touchent tous les degrés et tous les niveaux de juridiction10 — et la politisation du judiciaire a entraîné une incapacité à mettre en œuvre des réformes indispensables. En particulier, les règles de recrutement des juges qui favorisent le recrutement de père en fils. Les candidats issus de milieux défavorisés, ou dont de proches parents appartiendraient aux milieux islamistes et gauchistes ou qui auraient été condamnés en justice sont mis à l’écart. Cette opacité a conduit au recrutement de candidats moins diplômés et à la constitution d’un corps social relativement homogène mais très fermé.

Aucun parti politique n’a remis en question ces privilèges. Pas même les Frères musulmans, alors que cela aurait pu leur valoir le soutien de l’opinion publique. Et alors que selon la Constitution, l’État s’engage à garantir aux femmes le droit d’accéder à toutes les fonctions publiques, y compris à la magistrature, des jeunes diplômées en droit se sont vu refuser le droit de se présenter au concours d’entrée du Conseil d’État11. La présidente du Conseil national pour les femmes a protesté auprès du président du Conseil d’État. Elle a été menacée de poursuites pour ingérence.

La nouvelle Constitution octroie au pouvoir judiciaire une autonomie sans précédent. La Haute Cour constitutionnelle, dont le nombre de juges n’est plus limité, pourra notamment choisir elle-même ses membres et son président (jusqu’ici désigné par le président de la République), le procureur général devra être choisi par le Conseil suprême de la magistrature, les lois d’organisation des organes judiciaires exigeront une majorité des deux tiers au parlement pour être amendées. Quant au budget des organes judiciaires, il ne figurera que sous la forme d’une ligne consolidée dans le budget national.

Cette autonomie administrative et financière n’est contre-balancée par aucun mécanisme de contrôle. Les juges jouissent d’une immunité qui les protège contre toute action pénale, et qui ne peut être levée que par le Conseil suprême de la magistrature. Aucun des juges ayant tenu des propos hostiles envers les Frères musulmans n’a fait l’objet de sanctions. De leur côté, des juges du mouvement des « Juges pour l’Égypte » considérés comme pro-Frères musulmans ont été traduits devant le Conseil de discipline et mis à la retraite en janvier dernier. La presse a également rapporté que des membres du Courant de l’indépendance se sont vu interdire en décembre 2013 de quitter le territoire, tandis que l’ancien président du Club des juges d’Alexandrie, désormais à la retraite a été incarcéré12.

En janvier, des charges pour outrage à la magistrature ont été déposées contre Morsi ainsi qu’une vingtaine de responsables politiques, journalistes, avocats, juges et activistes libéraux pour avoir tenu des propos jugés offensants envers l’institution judiciaire à la télévision, dans des journaux, sur les réseaux sociaux ou dans le cadre de débats parlementaires. Le président de la Cour de comptes a allégué que des organes judiciaires étaient impliqués dans des affaires de corruption dont le montant s’élèverait à 3 milliards de livres égyptiennes13. Il a même affirmé que les fonctionnaires de son institution qui ont découvert ces affaires ont fait l’objet de menaces par le Parquet. Si la justice égyptienne est plutôt indépendante, elle sait se montrer partiale, surtout lorsque l’affaire a une dimension politique.

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