Élections municipales en Turquie. Un scrutin périlleux pour Erdoğan

Les élections municipales turques qui se dérouleront le 31 mars prochain pourraient avoir des effets sur la politique nationale du président Recep Tayyip Erdoğan. Deux blocs s’affrontent, comme aux élections législatives précédentes, avec le parti prokurde HDP comme possible arbitre dans plusieurs villes. Ahmet Insel, professeur émérite à l’université Galatasaray d’Istanbul, actuellement en France, analyse pour Orient XXI ces élections.

Affichage du HDP durant la campagne électorale de juin 2015.
Nub Cake/Wikimedia Commons

Ahmet Insel :

Le Parti de la justice et du développement (AKP) islamo-conservateur du président Erdoğan et le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite forment un bloc pour les élections municipales : la « Coalition du peuple ». Si l’on en croit les discours d’Erdoğan et de son allié d’extrême droite Devlet Bahçeli, l’enjeu du scrutin est ni plus ni moins que la survie de l’État turc. Face à cette coalition, le Parti républicain du peuple (CHP) fait alliance avec Le Bon Parti ( Iyi Parti), une dissidence du MHP créée en 2018 contre l’alliance faite par le MHP avec l’AKP, parce que celle-ci était considérée comme trop religieuse. Ces dissidents rassemblés dans Le Bon Parti sont aussi nationalistes et anti-kurdes que le MHP, mais plus laïques et ils se présentent comme « propres », contre la corruption d’Erdoğan. Leur coalition s’appelle la Coalition de la nation. Avant 2018, il était interdit aux partis politiques de former des coalitions ou des listes communes, mais comme Erdoğan sentait qu’il pouvait perdre sa majorité parlementaire, il a fait changer le système électoral. Il y a aussi un troisième parti, le Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde et également soutenu par une partie de la gauche socialiste turque, mais il ne fait pas partie de la coalition.

Le parti d’extrême droite MHP, de tradition kémaliste et laïc, continue son alliance avec l’AKP. C’est dû à un traumatisme historique : pour la première fois dans l’histoire de la Turquie, en juin 2015, le parti prokurde HDP a dépassé le seuil de 10 % au niveau national et obtenu plus de sièges au Parlement turc que le MHP.

A. I. :

Les élections de juin 2015 ont été un choc pour le MHP. Le HDP prokurde, en obtenant 13 % des voix, non seulement avait empêché que le parti d’Erdoğan ait la majorité parlementaire, mais était devenu le troisième groupe parlementaire avec 80 députés alors que le MHP, qui avait obtenu trois points de plus, avait moins de députés. Pour les nationalistes turcs, c’était un choc historique. Depuis ce jour, le MHP pose la question kurde comme un danger pour la « survie de l’État ». Il faut comprendre ce mot « survie » comme la pérennité de la domination exclusive de l’identité turque dans la République. Le MHP et l’AKP font tout pour empêcher l’émergence d’une force kurde et progressiste sur la scène politique.

Le problème kurde est avant tout un problème des Turcs. Pourquoi les Turcs qui votent AKP, MHP ou aussi CHP ne veulent-ils pas, dans leur grande majorité, reconnaître une égalité citoyenne avec les Kurdes ? Le CHP est aussi nationaliste que le bloc conservateur AKP-MHP. Par exemple, il a applaudi et soutenu massivement l’intervention de l’armée turque à Afrin. C’est pourquoi le CHP a formé une coalition, non pas avec le HDP, mais avec les dissidents du parti d’extrême droite nationaliste, Le Bon Parti.

Ce qui n’empêche pas le HDP de faire un geste électoral envers le CHP. Pas vraiment pour lui plaire, mais pour faire perdre l’AKP et le MHP. Le système électoral à un tour fait en sorte qu’il y a moins de marge pour construire une troisième force. À l’est de la Turquie, où les Kurdes sont majoritaires, le HDP se présente partout et se confronte directement au bloc conservateur AKP-MHP. Le CHP n’y est pas important. En revanche, dans l’ouest de la Turquie, le CHP a un électorat considérable. Le HDP a opté pour une tactique électorale flexible : faire perdre ceux qui sont au gouvernement dans l’ouest de la Turquie et gagner de nouveau à l’est, là où vit la majorité des Kurdes. Par sa tactique électorale, le HDP peut faire gagner des mairies importantes au CHP dans l’ouest de la Turquie au détriment de l’AKP. Mais le CHP, toujours très kémaliste et unitariste ne donne rien en contrepartie au mouvement kurde.

A. I. :

En Turquie, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de dire : « au premier tour je compte, au second je soutiens ». Aux législatives, c’est moins important, car c’est un système proportionnel : si on dépasse la barre de 10 % des voix, alors on a les candidats. Depuis que le HDP a dépassé cette barre, il ne s’allie avec personne pour les élections législatives. Or pour les municipales, ce n’est pas un système proportionnel. Le maire est élu à un seul tour : le premier arrivé gagne, et il rafle tout. Nous ne pouvons pas dire : « face au candidat d’opposition je vais présenter un candidat qui aura 4 à 6 % des voix dans les grandes villes. Si le candidat AKP gagne avec 3 % d’écart, alors une responsabilité politique pèse sur le HDP pour avoir fait réussir le bloc conservateur au détriment du bloc avec le CHP. Donc il n’y a pas officiellement d’accord entre le HDP et le CHP, mais dans les grandes villes dans l’ouest de la Turquie où l’enjeu symbolique est très important, comme à Istanbul, Izmir et Ankara, le HDP a décidé de ne pas se présenter.

À Izmir, c’est traditionnellement le CHP qui obtient la mairie. Le HDP n’y présente pas de candidats, et appelle en plus à voter pour le candidat CHP, qui est ouvert sur la question kurde et également écologiste et féministe ; bref, il répond aux critères du HDP. À Ankara, le candidat du CHP est assez nationaliste et anti-kurde, c’est un ancien du MHP, donc le HDP n’appelle pas à voter pour lui, mais ne présente pas de candidat contre lui. À Istanbul, À Istanbul, le candidat du CHP vient du centre libéral. Là, le HDP fait comme à Ankara : il ne présente pas un candidat, mais n’appelle pas non plus ouvertement à voter pour lui.

Mais dans l’est de la Turquie, à majorité kurde, la configuration politique est différente. Depuis plus d’une décennie, les partis prokurdes1 obtiennent de plus en plus de mairies, avec souvent des scores monstres. Si leurs pouvoirs sont limités, la symbolique d’obtenir des mairies importantes comme Diyarbakir, Batman, Mardin, Van ou encore Hakkari, Cizre et Sirnak ou Nuseybin, est très forte pour la population locale. Si forte qu’Erdoğan a destitué la plupart d’eux, emprisonné une bonne partie des maires et les a remplacés par des administrateurs favorables à l’AKP. Il menace d’ailleurs de faire pareil si le HDP gagne de nouveau ces mairies.

A. I. :

Il faut savoir que sur plus de cent municipalités gagnées en 2014 par le parti prokurde, 96 sont aujourd’hui dirigées par des administrateurs nommés par le gouvernement AKP. Ils ont remplacé les maires démocratiquement élus. Dans toutes ces municipalités, le HDP présente un candidat pour montrer que la population refuse ce diktat du pouvoir. Erdoğan est très gêné par cela et menace de renommer des administrateurs à la place des maires si le HDP gagne de nouveau les municipalités.

Pour les Kurdes, c’est très important de se présenter. Ils mènent une campagne avec des députés, des dirigeants, des milliers de militants, d’élus municipaux, de maires, de responsables fédéraux du parti qui sont en prison ; des journaux sont interdits, et IMC, la seule vraie télévision d’opposition est fermée. Gagner les élections dans ces conditions montre qu’il y a derrière le HDP une volonté populaire, des électeurs kurdes mais aussi turcs, qu’il y a une résilience très forte contre laquelle toutes les répressions possibles et imaginables n’ont plus d’impact. L’autre étape pour le gouvernement serait d’interdire le HDP. Mais dans ce cas-là, on passe d’une autocratie élective à une dictature directe.

En décembre 2018, suite à la déclaration de Donald Trump de retirer ses troupes du nord de la Syrie, beaucoup craignaient que la Turquie ne saute dans le vide pour tirer dans le dos des résistant.e.s kurdes. Mais, le bruit de bottes semble s’estomper à la frontière turco-syrienne.

A. I. :

On s’attendait à ce qu’Erdoğan utilise une nouvelle intervention en Syrie avant les élections municipales pour pouvoir engranger encore une fois les profits dans un mouvement d’élan nationaliste. Il voulait montrer qu’il pouvait entrer à Manbij et chasser les Kurdes à l’est de l’Euphrate. Il n’a pas pu le faire. L’armée turque est alignée et prête à intervenir sur la frontière syrienne, mais n’a pas pu avancer à cause des obstacles internationaux. Les Français, les Américains et surtout les Russes ne donneront pas carte blanche à la Turquie pour une intervention de plus en Syrie. La Russie est déjà très mécontente de la gestion de la Turquie à Idlib, une province entière qui est maintenant contrôlée par des djihadistes radicaux de Hayat Tahrir Al-Sham (HTS). Et la gestion turque à Afrin pose problème : cela ressemble à une présence administrative turque (hôpitaux turcs, écoles en langue turque, sous-préfets mis en place par la Turquie), comme en Chypre du Nord. Actuellement, Erdoğan est obligé de ronger son frein.

Est-ce que ces élections du 31 mars confirmeront l’usure du pouvoir et le début de la fin de l’ère Erdoğan ?

A. I. :

Il est trop tôt pour le dire, mais Erdoğan est un autocrate qui contrôle l’exécutif, le judiciaire et le législatif. S’il est remis en cause, ça pourrait être le début du déclin pour lui. C’est le destin de tous les dictateurs. Et dernière mauvaise nouvelle pour Erdoğan : le Parlement européen a voté le 13 mars majoritairement pour le gel des pourparlers entre l’Union européenne et la Turquie. La Turquie ne remplit plus du tout les critères dits de Copenhague, c’est-à-dire le respect de l’État de droit, des libertés individuelles, religieuses, du droit d’expression. Sur aucun chapitre on ne peut cocher la case « oui ».

1Le Parti de la démocratie du peuple (Hadep), et le Parti démocratique du peuple (Dehap), aujourd’hui HDP.

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