En Égypte, l’armée tente de militariser la jeunesse

Le contentieux entre l’armée égyptienne et une jeunesse peu encline à faire allégeance s’est alourdi ces dernières années avec la répression des révolutionnaires. Aussi, le président Abdel Fattah Al-Sissi estime-t-il indispensable d’éduquer la nouvelle génération selon les valeurs militaires. La remilitarisation des esprits est en marche.

« On nous a appris à l’école ».
Video clip de propagande (capture d’écran).

De sa lecture du soulèvement de la jeunesse contre Hosni Moubarak le 25 janvier 2011, puis contre le Conseil suprême des forces armées (CSFA), Abdel Fattah Al-Sissi a conclu à la nécessité d’éduquer les nouvelles générations selon les valeurs de l’armée pour qu’elles s’alignent derrière celle-ci et derrière le gouvernement. Il est parvenu à cette conclusion après avoir réalisé qu’il lui était impossible d’obtenir l’allégeance des jeunes activistes au nouveau pouvoir tant le contentieux, avec la répression des révolutionnaires, s’était alourdi ces quatre dernières années. La jeunesse était d’autant moins imprégnée des valeurs militaires que l’armée s’était retirée des institutions publiques — notamment de l’éducation et de l’information — depuis les dernières années d’Anouar El-Sadate.

Le modèle patriotique nassérien

L’éducation militaire des enfants en Égypte n’est pas née avec Sissi. Elle était déjà un aspect important du régime de Gamal Abdel Nasser. Après le renversement de la monarchie en 1952 par les Officiers libres, Nasser et l’armée avaient pris le contrôle de tout le pays. Leurs actions en faveur des catégories sociales défavorisées renforcèrent au sein de la population qui voyait en l’armée et en Nasser les sauveurs du pays, un modèle de patriotisme et de sérieux.

Les programmes scolaires étaient établis par l’armée, tout souvenir de la période monarchique avait été gommé. La mainmise sur l’éducation était accompagnée d’un contrôle de l’information. Pas un mot ne sortait de la bouche d’un présentateur ou d’un journaliste de radio ou de télévision sans avoir reçu l’approbation de la censure militaire. Il en était de même pour le cinéma ; les artistes et les poètes de cette époque chantaient les louanges de Nasser et la gloire de l’armée. Nasser avait complètement militarisé l’esprit des Égyptiens.

La militarisation des esprits se poursuivit avec succès jusqu’à la défaite de 1967 contre Israël. On s’interrogea alors sur l’utilité de s’identifier à une armée qui avait conduit le pays à la défaite et causé la perte d’une partie du territoire national... La victoire partielle au cours de la guerre de 1973 ne suffit pas à la revaloriser aux yeux des citoyens. Bien au contraire, des attaques en règle furent menées contre le régime totalitaire fondé par Nasser, à qui il était reproché d’avoir dirigé le pays avec une main de fer. Le cinéma profita d’une période d’ouverture autorisée par Sadate au cours des années 1970 pour produire des films mettant en relief le despotisme du chef de l’État.

Loin du champ politique

Le nouveau raïs s’employa à promouvoir une nouvelle élite civile en limitant le nombre des militaires embauchés dans les institutions publiques. La défiance régnait en effet au sein de l’institution militaire, opposée à la politique étrangère du président marquée par le rapprochement avec les États-Unis et Israël.

Après Sadate, Hosni Moubarak persévéra dans la voie qui consistait à éloigner l’armée du champ politique, cherchant même à la contrôler en mettant à la retraite de nombreux officiers de haut rang, moyennant quelques privilèges économiques propres à l’institution militaire. De fait, ces politiques ont produit indirectement des générations intellectuellement libres qui considéraient moins l’armée comme un modèle. En témoignent les manifestations survenues contre le CSFA après la révolution de janvier 2011 et le fossé entre la jeunesse et l’actuel régime.

Lors de la période troublée qui a suivi la révolution de janvier 2011, l’enjeu important pour les acteurs politiques, en particulier l’armée et les Frères musulmans, a été de conquérir l’esprit des Égyptiens. Les Frères musulmans, qui avaient mis l’accent depuis les années 1920 sur les services sociaux et l’éducation religieuse, ont poursuivi cette entreprise jusqu’à leur éviction du pouvoir le 3 juillet 2013.

L’alignement de la nation derrière son leader

Dès la campagne pour l’élection présidentielle de 2014, un clip vidéo relayé en boucle par les chaînes publiques et privées montrait un enfant en uniforme et en arme, interprétant une chanson intitulée « On nous a appris à l’école », à la gloire du sentiment national, de la discipline, de la nécessité de marcher dans les pas de l’armée.

Depuis que Sissi est au pouvoir, il n’y a pas un seul discours où le président n’évoque l’« alignement national ». Dans un dialogue avec l’agence de presse qatarie Kuna, fin octobre 2015, il déclarait : « Nous avons besoin d’un discours médiatique responsable, qui provoque un alignement de la nation derrière le leadership politique dans les circonstances que connaît le pays. » Il s’agit de mettre fin à la tension entre l’armée et la jeune génération, de voir le peuple rangé derrière l’armée et lui-même.

Le chercheur égyptien Ahmad Mefreh, membre de l’association de juristes Alkaramah, explique : « La militarisation d’un État et d’une société consiste à faire porter à l’ensemble de la société un uniforme militaire, à faire adopter une conduite militaire, souvent différente de la conduite civile ; il s’agit en d’autres termes de propager l’esprit militaire comme idéologie et de renforcer l’influence de l’armée comme institution sociale au sein du système politique et de la vie ordinaire. » Pour lui cependant, la militarisation à l’œuvre dans la société, à commencer par les écoles, n’a aucun fondement juridique ou constitutionnel.

La chercheuse Iman Rania Awadh, quant à elle, commente en ces termes les chansons destinées aux enfants : « De telles chansons patriotiques motivent l’enfant et participent de la formation de sa conscience, de même qu’elles lui parviennent de manière plus simple et plus profonde. »

Des militants ne cessent de diffuser des vidéos où l’on voit, dans les écoles, des scènes de soldats en uniforme et avec leurs armes se mettre en rang en même temps que les élèves à la sonnerie du matin. Mefreh commente l’une d’elles, datée du 27 novembre 2015, réalisée dans une école au nord du Caire : « Des scènes comme la présence d’unités de l’armée dans les écoles, les spectacles donnés par ces unités au sein même d’établissements scolaires ou éducatifs, sont on ne peut plus éloignés de l’esprit civil protégé par la Constitution et très proches de la militarisation du pays imposée par le coup d’État au niveau politique et qui essaie aujourd’hui de s’ancrer dans la société ».

Dans le même esprit, le ministère de l’éducation a établi un règlement intérieur qui sanctionne sévèrement tout élève portant atteinte à l’image de l’enseignant ou nuit aux symboles de l’État ; des sanctions pouvant aller jusqu’à un trimestre d’exclusion. Ce même règlement impose aux enseignants des contraintes renforcées sur la présence, la discipline et le respect des hiérarchies. Cette liste vient compléter les efforts fournis pour contrôler l’enseignement après avoir apporté des modifications importantes aux programmes au cours des deux ans qui ont suivi la chute des Frères musulmans. Le but de la révision des programmes est d’éliminer toute référence au rôle des Frères musulmans dans la révolution de janvier 2011 et de mettre l’accent sur le rôle de l’armée, présentée comme ayant su sauver le pays en intervenant au bon moment aux côtés du peuple et contre un pouvoir qualifié de répressif.

Poupée soldat et lampe Sissi

La propagande ne s’arrête pas là. Dans les revues pour enfants, c’est le même message sur le patriotisme de l’armée. L’uniforme militaire pour enfant se trouve dans toutes les boutiques de prêt-à-porter. Même les poupées n’ont pas échappé au matraquage, la poupée Sissi et la poupée soldat sont dans tous les magasins de jouets et connaissent un grand succès durant les fêtes religieuses et nationales. Sans oublier, durant le mois de ramadan, la lampe Sissi.

Le 17 décembre dernier, les forces armées ont émis une loi interdisant aux étudiants âgés de 19 à 29 ans de quitter le pays avant d’avoir fait leur service militaire, sauf dans des circonstances particulières telles que le pèlerinage à La Mecque, les soins médicaux ou la visite des parents. Constitutionnelle ou pas, des activistes pensent que cette mesure entraîne l’Égypte vers une situation où les contraintes sur le service militaire sont tellement drastiques que des jeunes préfèrent émigrer.

En dépit de cette attention politique portée à l’enfance, des contradictions flagrantes sont observées, comme le grand nombre d’enfants en prison depuis que Mohamed Morsi a été limogé. Selon le comité de coordination égyptien des droits et des libertés, 3 200 enfants sont dans les différents centres de rétention du pays, simplement parce qu’ils étaient présents sur les lieux de manifestations. Dix sont morts en prison, 139 ont comparu devant un tribunal militaire.

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