Sonia séjourne chaque hiver de décembre à mars en Égypte afin d’échapper au froid des États-Unis. De père et mère égyptiens, elle a la nationalité américaine et a passé la majorité de sa vie à Chicago. Sonia a décidé, depuis la révolution de janvier 2011, de venir plus souvent dans son pays d’origine y tenir des séances de méditation soufie. Elle en a appris la pratique aux États-Unis pendant trois ans d’étude à l’University of Spiritual Healing and Sufism (guérison spirituelle et soufisme), fondé par son mentor, Cheikh Mohamad Al-Jamal.
« Mon père est mort et nous sommes venus l’enterrer en Égypte, juste avant la révolution. Quand j’ai décidé d’aider les gens avec la méditation soufie, je ne connaissais pratiquement personne. J’ai fait une prière et Dieu m’a aidée à rencontrer les gens qu’il fallait, prêts à m’accueillir dans leurs studios de yoga ou cafés. J’étais la première en Égypte à mélanger le soufisme et la méditation zen. Il est évident qu’il y a quelque chose qui pèse davantage sur les gens par ici. Plus de pressions, notamment dans le contexte post-révolutionnaire. En outre, la population est nombreuse, donc on s’expose à beaucoup d’énergies, parfois contraires, et beaucoup d’émotions. Ceci affecte tout le monde, ce n’est pas évident d’y échapper », dit-elle, en ajustant le foulard couvrant sa tête, pour mieux préserver son champ énergétique. Il glisse légèrement, laissant paraître ses longs cheveux tressés.
Se « nettoyer de la poussière du monde »
Sonia Hassan, 46 ans, se recueille seule dans la salle de méditation, se prêtant à un rituel à même de la « nettoyer de la poussière du monde ». Elle s’apprête à recevoir les nouveaux venus comme les fidèles qui attendent son retour annuel pour profiter de ses séances de méditation où elle se sert des noms de Dieu comme mantras. Mêlant les techniques de respiration du yoga à celles de la méditation syncrétique visant à recharger les centres d’énergie dans le corps ou chakras, elle répète un nom spécifique de Dieu qui correspond à un organe en particulier. Et ce, après avoir récité la fatiha, la première sourate du Coran, et égrené plusieurs fois le mot « Allah », en détachant les syllabes, suivant le rythme de la respiration.
Jeunes et moins jeunes se regroupent autour de leur coache, dans la salle de méditation à peine éclairée par une lampe couverte de soie multicolore. Assis en tailleur et formant un demi-cercle, la règle est de n’interférer avec l’idéal de personne, mais de célébrer ceux de tous. Les bougies parfumées et l’encens indien emplissent de leur douceur l’atmosphère de ce studio cairote de yoga à la mode.
Sonia Hassan demande à l’assistance, essentiellement en anglais avec quelques mots d’arabe, de se présenter brièvement à tour de rôle et de mentionner la raison pour laquelle ils ont pris part à ce cercle. Certains se livrent à un témoignage aux accents sincères sur leur trajectoire et leur expérience émotionnelle avec la méditation, comme dans un groupe de soutien ou de thérapie. Une jeune femme est en pleurs, peut-être par apitoiement sur elle-même.
« Harmoniser l’équilibre dans les champs d’énergie »
La coache spirituelle explique, au début de chaque séance, que la méditation permet d’atteindre le vide mental ou le silence des pensées, afin de lâcher prise. Sonia Hassan s’inspire du mouvement soufi en débutant sa méditation par une respiration et une expiration lentes, en focalisant sur le cœur, le remplissant des vibrations du son « Allah », tout en plaçant sa main droite, à gauche, sur le cœur. Le son de sa voix a une riche résonance. « Je me réfère à la science de la biogéométrie, développée par Ibrahim Karim1. Celle-ci traite de la vibration de l’énergie de la forme, de la couleur et du son, dans le but d’harmoniser l’équilibre dans les champs d’énergie. Nos émotions sont énergie, nos pensées sont énergie, notre vitalité est énergie. Tout type de forme, de son ou de couleur affecte ces niveaux d’énergie », résume Sonia Hassan.
Outre, « Dieu » et « Amour », ses propos se réfèrent à un idéal d’universalité fraternelle, proche du soufisme, harmonisant toutes les religions. Elle tente ainsi de répondre aux personnes en quête d’autres voies spirituelles, en dehors du cadre traditionnel de la religion prêchée par les plus rigoristes.
L’universalisme du message soufi au-delà de l’islam
« Cette transformation du soufisme en un uni-diversalisme capable de répondre à toutes les aspirations spirituelles, n’est-elle pas symptomatique des logiques de la modernité religieuse ? […] Ne génère-t-elle pas alors quelquefois des demandes religieuses que l’offre locale ne satisfait plus, ou plus entièrement ? Les acteurs se retournent alors vers des ressources symboliques et institutionnelles en Occident comme Sufi Order International, et réinventent leur religiosité selon les dynamiques du croire contemporain », souligne la chercheuse Alix Philippon en juillet 2014 dans son étude intitulée De l’occidentalisation du soufisme à la réislamisation du New Age ?
Sufi Order International (SOI) a été fondé au début du XXe siècle, en Occident et pour un public occidental, par Hazrat Inayat Khan (1916-2004), musicien et disciple de l’ordre soufi indien de la chishtiyya. Ce soufisme occidental a trouvé sa place dans la nébuleuse New Age, en embrassant des formes syncrétiques de spiritualité et en mettant l’accent sur l’universalisme du message soufi, au-delà de l’islam.
Les thèmes ésotériques développés par ce soufisme présentent des continuités évidentes avec les mystiques orientales : l’idée d’un divin immanent, la focalisation sur la transformation intérieure ou encore la dimension émotionnelle de cette mouvance religieuse ne présentent pas de ruptures essentielles avec l’univers classique du soufisme.
Mais ce soufisme a réussi à se déterritorialiser sous l’effet de la globalisation religieuse. Cela a conduit à sa « stylisation », lui permettant de trouver sa place dans le marché religieux de par le monde. Plus nouveau, le soufisme New Age s’est « désorbité » de l’unique référence islamique et se revendique comme voie initiatique, hors de toute orthodoxie. Dans les salles de méditation cairote, on retrouve souvent des non-musulmans étrangers, parlant très peu l’arabe, qui correspondent parfois avec les coachs avant de venir aux séances.
Plusieurs femmes de confession musulmane, voilées et non voilées, estiment que ce genre de méditation les réconforte. « Au lieu d’utiliser des mantras en sanskrit dont on ignore le sens, recourir aux noms de Dieu ne peut être qu’une bénédiction, surtout que l’effet est presque le même, si ce n’est plus fort », confie Azza, la quarantaine. Elle fréquente ces séances par curiosité, mais aussi par besoin de calmer l’esprit et le cœur. D’ailleurs, elle n’a pas manqué d’y emmener son propre fils, étudiant en polytechnique, pour l’aider à retrouver le chemin vers la paix intérieure. Parfois, le recours spirituel prolonge des thérapies psychologiques ou psychanalytiques, ou accompagne une sorte de bricolage spirituel allant du yoga au tai-chi, au reiki, etc.
La même « clientèle » apprécie souvent les idées de Djalal Eddine Al-Roumi ou des poètes indien et pakistanais Kabir et Mohamed Ikbal, considérés comme des « mahométans » zen. Depuis quelques années, le roman de l’écrivaine turque Elif Shafak, Soufi Mon Amour (traduit en arabe en 2013) connaît également un énorme engouement en Égypte. Les responsables de la librairie Tanmiya, au centre du Caire, qui a le monopole de sa distribution, affirment en avoir vendu plus de 10 millions d’exemplaires à sa sortie. L’ouvrage continue de figurer sur les listes des bestsellers six ans après sa parution. Et ce sans compter les copies pirates qui se vendent sur les trottoirs à des prix dérisoires.
La révolution a fait tomber des tabous
On assiste donc en Égypte à un phénomène comparable aux sixties américains, ouvrant la voie à une foule de psychologues, formateurs, coachs, thérapeutes, conseillers en ressources humaines. Les gens ont moins honte de chercher une aide psychologique, car la révolution a fait tomber de nombreux tabous sociaux.
Sous l’influence de ces acteurs nouveaux du développement personnel, d’innombrables stages et séminaires attirent un public de plus en plus large. Il est séduit par ces propositions de transformation de soi pour transformer le monde, par la promesse d’une articulation harmonieuse de l’un et du multiple. Transformer l’individu pour changer le collectif commence par soi-même, et le reste viendra, prône Sonia Hassan et d’autres coachs dans leurs séances.
Une réponse à l’intolérance ambiante
La séance, d’environ une heure et demie, coûte au moins 200 livres égyptiennes (environ 11 euros). Elle s’adresse surtout à une bourgeoisie libérale et occidentalisée, réfractaire aux offres religieuses disponibles sur place. Dotés d’un certain bagage intellectuel, sans être laïcs, ces gens aspirent à trouver des réponses à l’intolérance ambiante et aux déclarations belliqueuses de groupes qui pensent détenir le monopole de la vérité religieuse.
Ce soufisme New Age des salles de yoga s’inscrit dans le cadre des nombreuses tentatives de production de la modernité à partir de la tradition. La mondialisation n’a pas uniquement un caractère économique ou géopolitique, elle a aussi un versant plus discret, avec des échanges accrus sur le plan interreligieux. Il y a quelques années un prédicateur à la mode, Amr Khaled, s’était inspiré de la tradition évangéliste pour son discours et la mise en scène de ses émissions télévisées.
Sonia Hassan elle-même est issue de l’immigration. Après avoir tenté plusieurs chemins, allant des études artistiques aux cours de massage, elle a été attirée par l’islam plus spirituel, moins juridique, de son mentor Cheikh Mohamed Al-Jamal Al-Rifaï Al-Shazli, né en 1935 à Tulkarem en Cisjordanie. Après avoir vécu et travaillé à Bethléem et à Jérusalem, il est parti s’installer aux États-Unis, où il a fondé son université et s’est éteint en novembre 2015.
« Alléger les fardeaux de la vie »
Le cadre souple de ce soufisme moderne ressemble peu aux règles et à la hiérarchie conventionnelle imposées aux fidèles dans les milieux populaires ou pauvres, et au sein des confréries islamistes. L’Égypte compte quelque 80 confréries soufies, regroupant environ 9 millions d’adeptes. En juin 2015, ces confréries ont scandé le slogan « le soufisme contre l’extrémisme », en réponse aux appels officiels visant à réformer le discours religieux. « Les ordres soufis possèdent une véritable force d’attraction. Les gens y trouvent une forme de religion qui les conforte et allège les fardeaux de la vie, d’autant qu’ils ne font pas de distinction entre leurs membres selon des critères socioéconomiques. L’État […] ne les regardait pas d’un mauvais œil, étant donné qu’ils prêchent un message pacifique2 poussant à mieux accepter la fatalité. De quoi ne constituer aucun danger pour le régime en place », explique Héba Chérif, dans son ouvrage publié en 2017, Dini wa din al-ans (Ma religion et celle des autres).
Les réseaux sociaux ne font évidemment qu’accroitre la diffusion de ces idées de tendance soufie. « J’ai découvert Sonia Hassan en suivant les annonces sur Facebook et WhatsApp, comme j’avais découvert avant les cours de Sanaa Al-Joubouri, une spécialiste irakienne du soufisme, adepte de la confrérie Al-Qaderiya qui avait un gourou basé à Kuala Lumpur, en Malaisie. Elle précisait par exemple, à quel moment de la journée les vœux et les prières sont plus exaucés, en fonction des heures et du rapport à la nature. Et expliquait comment se protéger des ondes négatives à l’aide de textes coraniques », raconte une adepte des séances.
La voix de Sonia Hassan semble venir de loin : « Il faut rester connectés, sans se perdre dans les détails ». L’encens est complètement consumé, il ne reste plus la moindre trace de son odeur dans la salle.
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