Économie informelle

En Égypte, la chasse aux tuk-tuks est ouverte

Les tuk-tuks, ces taxis du pauvre devenus familiers du paysage urbain égyptien, sont de plus en plus décriés par la classe politique et les administrateurs des villes nouvelles. Moteurs parmi d’autres de l’économie informelle, ils ont longtemps été un expédient pour les anciens artisans, victimes collatérales des changements économiques qu’a connus le pays depuis sa libéralisation.

Dans une rue du Caire, 2018
Mondo79/Flickr

Depuis près d’un an, le gouvernement égyptien travaille, par la voie de sa ministre du commerce et de l’industrie Nevine Gamea à réduire le nombre de tuk-tuks, ces véhicules légers à trois roues qui remplissent la fonction de taxis dans les grandes villes d’Égypte. Cette orientation s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre du plan de l’État visant, selon le ministère, à développer le réseau des transports et à fournir des véhicules sûrs pour assurer la sécurité des usagers. La ministre a également affirmé que cette volonté intervient après une étude approfondie qui vise à mettre en place des véhicules à « énergie propre », fonctionnant en particulier au gaz naturel. Il s’agirait aussi de réglementer l’usage des tuk-tuks qui sont désormais présents dans toutes les régions du pays, en octroyant des permis à ceux dont les véhicules sont conformes aux normes techniques.

En effet, les tuk-tuks sont devenus depuis une quinzaine d’années un débouché majeur pour l’économie informelle en Égypte. Le secteur absorbe en effet une partie du chômage (qui s’élève officiellement à 7,4 % en 2022), notamment celui des artisans qui s’étaient tournés vers ce secteur d’activité, faute de pouvoir vivre de leur activité d’origine.

Cette initiative vient également en réponse au discours de nombre de responsables politiques et de médias qui voient en ce véhicule le responsable de l’augmentation du taux de criminalité, des vols et des enlèvements d’enfants. Ainsi, loin d’être perçu comme n’importe quel phénomène d’économie parallèle qui cherche à être absorbé par le système législatif, le tuk-tuk est un secteur d’activité qui ne bénéficie pas d’une bonne image. En témoignent la requête formulée en juin 2021 par la députée Maha Abdel Nasser au premier ministre et au ministre de l’intérieur concernant l’augmentation des crimes et du désordre public à cause des tuk-tuks, ou encore les pages de faits divers dans la presse qui les accuse de tous les maux. À croire que les criminels n’avaient pas de moyen de transport avant leur apparition. En outre, ces véhicules légers sont régulièrement accusés de mettre en danger la vie des piétons malgré l’absence de statistiques qui prouveraient une augmentation du nombre d’accidents depuis leur entrée en service.

Agonie du secteur artisanal

Nombreuses et variées sont les activités artisanales en Égypte qui s’exécutent encore à la main, comme la céramique, la filature, la poterie, l’ébénisterie, la menuiserie, le travail du cuivre, le tannage, etc. J’ai moi-même travaillé en parallèle de mes études, entre 2009 et 2020, dans le métier de mon père, ébéniste et peintre. J’ai pu ainsi être témoin de l’agonie de ce secteur, dont les artisans se concentraient dans la zone de Bab Al-Charia qui est aujourd’hui en pleine métamorphose. De nouveaux immeubles y ont en effet vu le jour pour les boutiques de prêt-à-porter ou de luminaires importés de Chine, aux côtés des appartements censés accueillir les habitants du Caire qui ne cessent de croître.

La détérioration des conditions de vie et de travail des artisans a commencé depuis la politique de l’infitah (l’ouverture) amorcée par Anouar El-Sadate au lendemain de la guerre d’octobre 1973. Le désengagement de l’État et l’ouverture du marché au secteur privé tant interne qu’étranger a favorisé l’apparition de nombreux produits d’importation sur le marché local, faisant ainsi concurrence aux produits artisanaux égyptiens — meubles, textiles, etc., soit en raison de leur moindre coût, soit parce qu’il s’agissait de produits manufacturés que ne pouvaient concurrencer les produits artisanaux faits main, comme le rappelle le chercheur Karim Mogahed dans l’ouvrage collectif Propriétaires de l’Égypte, l’histoire de l’émergence du capitalisme égyptien (2018).

Ces politiques néolibérales ont atteint leur pic sous le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi, surtout après l’autorisation par la Banque centrale égyptienne du flottement de la livre1, impactant ainsi les prix en livres des produits importés en dollars. Or, beaucoup de matières premières utilisées par les artisans sont importées, ce qui les pousse à en répercuter le coût sur le prix de leurs marchandises, et incite les acheteurs à leur préférer les produits fabriqués en Chine, de moindre qualité certes, mais surtout moins chers. Le tout en l’absence d’une organisation syndicale forte pour ces artisans trop divisés, qui aurait pu les protéger ou veiller à défendre leurs intérêts. Devant cette dégradation de leurs conditions de vie, nombre d’entre eux sont devenus chauffeurs de tuk-tuks, ces taxis pour pauvres.

Une alternative plus rentable

Le tuk-tuk a fait son entrée en Égypte en 2005. Son commerce demeure monopolisé par un petit nombre d’hommes d’affaires qui en contrôlent le processus d’importation (depuis l’Inde ou de la Chine) et d’assemblage. La société Ghabbour Auto, qui détient la franchise de la société indienne Bajaj en Égypte, a fait main basse sur plus de 90 % du volume du marché du tuk-tuk dans le pays, la Société égyptienne des industries mécaniques et quelques autres sociétés qui se partageant les 10 % restants.

Le profil des chauffeurs de tuk-tuk varie entre les propriétaires du véhicule qui travaillent à leur compte, et ceux qui, issus d’un quartier populaire, travaillent pour un commerçant qui en possède plusieurs. Leur nombre est d’environ 2,5 millions selon les chiffres officiels (5,4 millions selon l’Association des propriétaires de tuk-tuks), dont 10 % seulement seraient dans les normes (autorisation de circuler, etc.). Selon Hamdi Arafa, professeur d’administration locale et consultant en développement des constructions illégales, il y a 730 000 étudiants qui travaillent chaque année comme chauffeurs de tuk-tuk.

En plus d’offrir un travail pour les chauffeurs et un moyen de transport pour les passagers, les tuk-tuks donnent du travail également aux métiers annexes, comme les mécaniciens ou les gardiens de parkings. Il existe également des milliers de magasins spécialisés dans la vente d’accessoires pour les tuk-tuks, avec des autocollants contenant des versets coraniques, des slogans ou des locutions issues de la sagesse populaire, en plus des ateliers qui s’occupent de la rénovation de l’intérieur. Des laveries spécialisées, différentes de celles pour voitures, proposent le nettoyage de ces véhicules pour un prix variant entre dix et trente livres (entre 50 centimes et 1,5 euro), selon les régions.

Beaucoup de jeunes — et même des enfants — qui cherchent à gagner leur pain quotidien abandonnent l’artisanat pour se tourner vers le tuk-tuk pour deux raisons principales. D’abord, la facilité d’apprentissage de la conduite, comparativement aux métiers artisanaux. La seconde est que le salaire du travail journalier dans les ateliers n’est plus attractif, et ne suit plus ni l’inflation ni le coût élevé de la vie. En effet, un artisan gagne en moyenne 200 livres égyptiennes par jour (environ 10 euros), desquels il doit déduire le prix de son transport du domicile à l’atelier et de son repas, ce qui revient à peu près à 4 euros. De son côté, le chauffeur de tuk-tuk travaille en général principalement autour de son quartier puisque c’est la zone qu’il connaît le mieux. Son moyen de transport est en même temps son instrument de travail, et il a régulièrement la possibilité de rentrer manger chez lui au lieu d’acheter sa nourriture dehors. Avec une moyenne de 5 livres par course, on estime son revenu journalier à 400 livres (environ 20 euros), soit le double de celui de l’artisan. Un gain qui reste largement plus attractif, même lorsque le chauffeur n’est pas son propre patron et qu’il doit donner un pourcentage au propriétaire du véhicule.

Le taxi des pauvres

Enfin, le tuk-tuk s’avère un moyen de transport bon marché pour les couches populaires. Il est moins cher que les taxis ordinaires, et le prix de la course est en général fixé à l’avance, sans mauvaise surprise à l’arrivée. Mais il peut s’avérer également moins cher que les transports publics : un trajet de 5 livres (25 centimes) en coûte souvent 3 en tuk-tuk. Et il a l’avantage de pouvoir se faufiler dans les petites ruelles et dans les quartiers très populaires, là où les bus ne passent généralement pas.

Selon les quartiers où ils circulent, les tuk-tuks sont traités différemment. En effet, leurs chauffeurs ne craignent rien en général tant qu’ils circulent dans les quartiers populaires ou ceux habités par les classes moyennes. Ainsi peut-on même les voir passer devant les commissariats de police dans certaines zones du Caire, sans conséquences. Mais ils ne manquent pas d’être poursuivis par la police dès qu’ils passent dans les quartiers résidentiels des villes nouvelles. En témoigne l’incident qui a eu lieu à Shorouk City, près du Caire, en juin 2021, lorsqu’un tuk-tuk a été confisqué à l’entrée de la ville sur ordre du chef de l’autorité municipale Abdel Latif Bishara, ce dernier estimant que ces véhicules ne sont « ni légaux ni sûrs », et afin que la chose serve d’exemple aux chauffeurs qui seraient tentés de s’aventurer dans les parages. Cette anecdote s’inscrit dans les politiques gouvernementales plus larges qui visent à réduire l’activité du véhicule à trois roues. En juin 2021, la ministre du commerce et de l’industrie Nevine Gamea a annoncé l’arrêt de l’importation des composantes de base des tuk-tuks.

1La devise égyptienne n’étant plus rattachée à une autre devise ou au cours de l’or, sa valeur peut baisser ou augmenter selon la politique de l’offre et de la demande.

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