En Égypte, les Palestiniens de Gaza sous haute surveillance

Critiquée pour son absence de mobilisation en soutien aux Palestiniens de Gaza, l’Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi rend également la vie dure à ceux qui ont réussi à quitter l’enclave depuis le 7 octobre 2023. Tout est fait pour les garder dans un état de précarité pour couper court à toute velléité d’installation, par un régime qui ne regarde la situation que par le prisme sécuritaire.

Un homme assis, devant un mural "I ❤️ GAZA", avec des drapeaux palestiniens en arrière-plan.
Le Caire, le 28 octobre 2024. Le propriétaire de Bassem Abu Aoun est assis devant son restaurant palestinien «  Hay Al-Rimal  », nommé d’après son quartier dans la ville de Gaza. Moins de quatre mois après avoir fui le territoire palestinien assiégé avec sa famille vers l’Égypte voisine, il a ouvert son restaurant. C’est l’un des nombreux cafés lancés par les nouveaux entrepreneurs palestiniens de la région, dans le quartier de Nasr City, au Caire.
KHALED DESOUKI / AFP

À l’est du Caire, près de l’aéroport, Roula1 et sa famille habitent un appartement dans un compound2 décrépit. Ils ont quitté Gaza en mars 2024, juste avant l’occupation par l’armée israélienne du corridor de Philadelphie et la fermeture du point de passage de Rafah deux mois plus tard. Ils font partie de celles et ceux qui avaient les moyens de fuir, en payant les « frais de coordination » à la compagnie égyptienne Hala3 — c’est-à-dire plusieurs milliers de dollars. Arrivée au Caire, la famille obtient un permis de séjour d’une durée de 45 jours, non renouvelable. Ils vivent depuis sans papiers.

En un an, on a dû changer trois fois de logement. Les propriétaires nous font des contrats courts. Arrivés à échéance, ils augmentent le loyer. Ils savent qu’on a du mal à trouver un logement dans notre situation, donc soit on paye soit on trouve autre chose.

On estime à un peu plus de 110 000 le nombre de Palestinien.ne.s ayant fui Gaza vers l’Égypte depuis le 7 octobre. La plupart des personnes rencontrées ne souhaitent toutefois pas y rester, comme l’assure Roula :

Toutes nos économies ont servi à payer le tansiq [frais de coordination]. Si on avait pu, on serait partis vers un autre pays ensuite. Ici, on n’arrive pas à se projeter. Depuis qu’on est sortis, on n’a eu aucun moment de répit. Notre quotidien c’est toujours la guerre, mais à distance maintenant.

Des familles séparées par la guerre

Tous les membres de la famille de Roula ont pu sortir à l’exception d’un de ses neveux, âgé de 25 ans, que les autorités israéliennes ont refusé d’inscrire sur la liste de la coordination. Il ne n’est pas le seul dans ce cas. Zeinab, une autre Palestinienne de Gaza que nous avons rencontrée, s’est rendue au Caire le 4 octobre 2023 avec son mari et deux de ses enfants pour une semaine. Deux de ses filles se sont retrouvées coincées à Gaza pendant plusieurs mois avant de pouvoir sortir. Des milliers d’étudiantes palestiniennes inscrits dans des établissements d’enseignement supérieur égyptiens se sont également retrouvés séparés de leurs familles à Gaza, lesquelles subvenaient à leurs besoins.

Certaines étudiantes ont bénéficié d’aides de la part d’associations ou de partis politiques, qui ont pris le relais et payé leurs frais de scolarité, à l’instar du Parti social-démocrate ou encore du Courant de la réforme démocratique palestinien. Branche dissidente du Fatah, ce dernier est implanté au Caire depuis plusieurs années. Son leader étant proche du régime égyptien, les activités du parti sont tolérées. Déjà avant le 7 octobre 2023, celles-ci reposaient sur des actions caritatives, le financement de bourses d’études pour des étudiantes palestiniennes dans des universités égyptiennes, la prise en charge de frais médicaux, la distribution de colis alimentaires, etc. Depuis plusieurs mois, le Courant a intensifié ses activités, recréant un réseau de solidarité en exil.

Une présence illégale mais tolérée

Avec l’impossibilité pour les exilés gazaouis de scolariser leurs enfants à l’école ou de travailler, que ce soit dans le secteur public ou dans le privé — où la procédure pour obtenir un permis de travail est complexe et décourage souvent les employeurs —, ils deviennent tributaires des réseaux de solidarité, créés pour la plupart par des binationaux résidant en Égypte depuis des années. À titre d’exemple, certaines écoles accueillent, après les heures d’ouverture, des élèves palestiniennes qui peuvent y suivre des cours gratuitement. Même la souscription à un contrat de ligne téléphonique est impossible sans statut légal. Cette organisation informelle est néanmoins tolérée par les autorités égyptiennes « tant que ce n’est pas trop institutionnel ni trop visible », selon une militante égyptienne de droits humains. Elle affirme que le ministère de l’intérieur a décidé de ne pas arrêter les Palestiniennes sans papiers s’ils venaient à se faire contrôler. « Ils travaillent aussi sans problème, même si officiellement ils n’en ont pas le droit », confirme un conseiller de l’ambassadeur de Palestine en Égypte.

L’ambassade, qui a d’ailleurs été déplacée, après le 7 octobre, de Doqqi, au centre du Caire, vers une zone périphérique à l’est de la capitale, n’a pas non plus fourni l’assistance attendue par ses ressortissantes. En collaboration avec le ministère de l’éducation à Ramallah, elle a simplement essayé d’assurer une continuité de l’enseignement en proposant des cours en ligne et en accueillant dans ses bureaux les épreuves du bac. Interrogé sur la question du permis de résidence, le conseiller de l’ambassadeur explique que ce dernier a essayé de négocier avec les autorités égyptiennes un permis de résidence temporaire, jusqu’à la fin de la guerre, pour les Palestiniennes arrivées après le 7 octobre. En vain.

Les craintes du régime

À la fin du mois d’avril 2025, 110 Palestiniennes de Gaza — personnels de l’Institut français, lauréates de bourses d’études en France, du programme pause4 ou encore bénéficiaires du rapatriement familial — ont été évacués via le point de passage de Kerem Abou Salem. Les papiers des Palestiniennes ont été contrôlés par l’armée israélienne, et la fouille assurée par des membres d’une famille de Gaza. Cette sous-traitance sécuritaire d’Israël contribue davantage à créer le chaos dans le tissu social palestinien.

Depuis Kerem Abou Salem, et en l’espace de 24 heures, les personnes évacuées ont été acheminées par bus vers Amman, la capitale de la Jordanie, et logées dans un hôtel en attendant d’embarquer pour Paris, selon un témoignage que nous avons recueilli. Malgré l’exigence de discrétion formulée par les consulats français de Jérusalem et d’Amman, en charge de l’évacuation, l’interview d’une rescapée filmée à Amman a fait le tour des réseaux sociaux5. Les autorités françaises, accusées de prendre part au déplacement forcé des Palestinien.ne.s de Gaza ou au contraire submergées de demandes pour procéder à de nouvelles évacuations, a publié un communiqué justifiant cette opération6.

L’évacuation récente de ces Palestiniennes via Kerem Abou Salem s’explique par le maintien par les autorités égyptiennes de la fermeture du point de passage de Rafah, depuis le mois de mai 2024. Une décision renforcée par l’annonce du président étatsunien Donald Trump d’un plan consistant à vider la bande de Gaza de ses habitantes. L’arrivée massive de « réfugiés » palestiniennes en Égypte menacerait la stabilité du régime d’Abdel Fattah Al-Sissi, dans la mesure où des cadres influents de l’armée ainsi que la population civile y sont opposés.

La crainte du régime d’un débordement du conflit sur son territoire n’est pas nouvelle. Les évènements récents rappellent que, particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir du président Al-Sissi, les Palestiniennes de Gaza sont perçus et traités par le régime comme un enjeu pour la sécurité nationale égyptienne. La progressive sécurisation de la frontière égypto-palestinienne traduit bien ce phénomène. La privatisation croissante du point de passage de Rafah repose sur des partenariats publics-privés et a généré une industrie migratoire à travers le système de « coordination ». Les régimes de restriction dans l’espace frontalier s’étendent au Nord du Sinaï, zone militarisée, mais aussi aux Palestiniennes de la diaspora en Égypte.

« Criminalisation de la solidarité »

La période post-révolutionnaire en Égypte est à ce titre révélatrice de la transformation progressive des Palestinien.ne.s en menace sécuritaire. Et les médias se font les relais de la propagande du régime. Le « lynchage médiatique » des Frères musulmans, depuis le printemps 2013, ainsi que du Hamas — que le régime associe à la confrérie — a contribué à construire les Palestiniennes en général, mais surtout les Palestiniennes de Gaza, en menace pour la sécurité intérieure.

Depuis le 7 octobre 2023, les blessés et malades évacués de Gaza vers l’Égypte pour y être soignés ont été transférés dans plusieurs hôpitaux, à El-Arish, Ismaïliya, Port-Saïd, ou encore au Caire, ainsi que dans des bâtiments mis à disposition par le ministère égyptien de la solidarité sociale. Ils doivent souvent payer pour leurs médicaments et traitements, alors que les autorités égyptiennes s’étaient engagées à les prendre en charge. De plus, ces hôpitaux s’apparentent à des lieux d’incarcération, très surveillés et dont ils n’ont pas le droit de sortir.

De même, quelque 130 prisonniers politiques palestiniens, la plupart du Hamas et du Djihad islamique, libérés lors des périodes de cessez-le-feu en échange d’otages israéliens, ont été expulsés vers l’Égypte. Ils ont été placés provisoirement dans un hôtel près de l’aéroport du Caire, qu’ils ne peuvent pas, là non plus, quitter librement. Les négociations de cessez-le-feu en cours doivent déterminer quels pays les accueilleraient — probablement la Turquie et le Qatar —, et dans quelles conditions.

Ce traitement sécuritaire affecte aussi toute personne qui les soutient ouvertement. Un rapport de l’ONG Refugee Platform in Egypt accuse le régime de « criminalisation de la solidarité avec le peuple palestinien »7. Le rapport fait état d’arrestations de citoyens égyptiens ayant pris part à des manifestations, à l’instar des mobilisations autour de la mosquée d’Al-Azhar le 20 octobre 2023, ou à des initiatives de solidarité envers les Palestinien.ne.s.

« Réfugiés » en Égypte. Ni statut légal ni droits

Les Palestiniennes en Égypte ne sont pas considérés comme réfugiés et ne bénéficient donc pas de l’assistance et des services de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Le régime refuse que l’agence onusienne opère sur son sol, pour ne pas donner, selon lui, un blanc-seing au projet américano-israélien d’expulsions forcées des Palestinien.ne.s de Gaza vers l’Égypte et la Jordanie.

Signataires notamment du Protocole de Casablanca de 1965 octroyant aux Palestiniennes des droits de résidence, des permis de travail ou de voyage, les autorités égyptiennes n’appliquent pas complètement, dans les faits, les articles ratifiés8. Refusant, comme tous les pays arabes, la naturalisation des ressortissantes palestiniennes, selon la résolution de la Ligue arabe de 1952 consacrant la préservation de l’identité palestinienne, Le Caire leur octroie des visas de résidence pour lesquels la législation a évolué de façon restrictive au fil du temps. Entre 1978 et 1982, soit après la signature des accords de Camp David entre Le Caire et Tel-Aviv, les Palestiniens, sauf cadres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), deviennent des « étrangers » en Égypte. Ils se voient en outre retirer leurs droits de résidence, excepté pour les ressortissantes mariées à des Égyptiennes, les étudiantes, les personnes travaillant dans le secteur privé, propriétaires d’une entreprise ou investissant dans le pays. En 2004, la loi de nationalité 1975 autorise une Égyptienne mariée à un Palestinien à transmettre sa nationalité à ses enfants. Un effet rétroactif a été appliqué pendant la période du Conseil suprême des forces armées (2011-2012)9

Les Palestiniennes, arrivées légalement en Égypte depuis le 7 octobre, pourraient demander l’asile. En décembre 2024, une loi sur le droit d’asile en Égypte a été présentée au Parlement puis adoptée par décret présidentiel. Elle vise à terme à remplacer l’agence du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) par un organe gouvernemental, le Comité permanent aux affaires pour les réfugiés. De nombreuses organisations humanitaires y sont opposées et estiment que cette loi laissera à la discrétion des autorités le pouvoir de révocation de l’asile et d’expulsion. La loi stipule entre autres l’interdiction pour les demandeurs d’asile ou les bénéficiaires du statut de réfugié d’exercer toute activité politique et partisane. Elle criminalise également l’aide informelle fournie aux demandeurs d’asile.

1Toutes les personnes interviewées apparaissent sous pseudonyme.

2NDLR. Un quartier résidentiel sécurisé.

3Lire «  The Argany Peninsula  », Mada Masr, 13 février 2024.

4NDLR. Le programme PAUSE soutient des scientifiques et des artistes en exil en favorisant leur accueil dans des établissements d’enseignement supérieur et de recherche ou des institutions culturelles.

5La vidéo, postée à l’insu de la personne interviewée, a depuis été effacée.

6«  Israël/Territoires palestiniens — Sorties de la bande de Gaza (25 avril 2025)  », France Diplomatie.

7«  “Where do they go  ?” A full year of siege, the denial of rights and the criminalization of solidarity  », Refugee Platform in Egypt, 5 novembre 2024.

8Oroub El-Abed, «  The forgotten Palestinians : how Palestinian refugees survive in Egypt  », Forced Migration Review, mai 2004.

9Oroub El-Abed, «  Unprotected Palestinians in Egypt since 1948  », Institute for Palestine studies, 2009.

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