Après la révolution de 1979, l’ayatollah Khomeini — qui écrivait lui-même des poèmes multipliant les références mystiques au vin — a mis en œuvre une politique d’interdiction totale d’alcool, censée faire de l’Iran un pays « sec » de façon durable. Sa production, son commerce et sa consommation étaient sanctionnés de lourdes de peines, allant de fortes amendes à la flagellation et, dans les cas extrêmes, l’exécution des trafiquants. Ces mesures draconiennes ont ajouté une nouvelle dimension à l’approche iranienne séculaire de l’ivresse : la défiance à l’égard du régime.
Fait significatif, l’interdiction ne s’est jamais appliquée aux minorités religieuses du pays, notamment aux juifs et aux chrétiens qui étaient, et restent toujours, autorisés à produire du vin ou à distiller de l’alcool. C’est un secret de polichinelle qu’une partie se retrouve dans la population musulmane. La prohibition islamique n’a jamais pu supprimer les traditions nationales et populaires liées à ces breuvages alcoolisés.
Aujourd’hui, la consommation clandestine n’est plus marginale : elle constitue un loisir et relève de la contre-culture, jusqu’à l’excès et à l’autodestruction. En fait, pratiquement tous les types de boissons sont disponibles dans la République islamique d’Iran. Les importations illégales, principalement du Kurdistan irakien voisin, répondent à une forte demande en bières, vins, whiskies et autres spiritueux européens onéreux. Quant à la production nationale, moins chère, elle s’est beaucoup développée. Peu de gens font du vin chez eux, mais beaucoup fabriquent de l’araq local — souvent appelé « vodka » — à partir de raisins secs (keshmesh) ou d’autres fruits. Ces boissons, produites par des amateurs à la maison ou dans des distilleries clandestines dépourvues d’équipement adéquat ou de contrôle de qualité, sont dangereuses et dépassent les 80 degrés. Elles provoquent périodiquement des empoisonnements de masse, entraînant souvent la cécité, l’insuffisance hépatique et parfois la mort.
1 300 morts en un an et demi
Le dernier incident de ce type a été largement rapporté dans les médias iraniens le 29 avril 2024 : 29 médecins de Chiraz ont bu de l’alcool toxique, six ont été hospitalisés, un est décédé. De tels accidents sont fréquents, mais les médias n’en parlent pas, en général, car la consommation de boissons alcoolisées est socialement et culturellement plus stigmatisée que celle des drogues dures, qui, ironiquement, sont plus faciles à se procurer. Fumer de l’opium est toléré dans les cercles culturels et les zones rurales, comme une très ancienne tradition. Il est même parfois autorisé pour des raisons « médicales ». Certes, ce n’est pas le cas pour l’héroïne et pour les autres drogues dures, mais leur usage s’est répandu parmi les élites aisées comme chez les pauvres marginalisés. Dans ce contexte, le traitement de la toxicomanie fait depuis longtemps l’objet d’une politique nationale bien organisée. Cela n’est pas le cas pour l’alcoolisme.
Dans l’Iran moderne, les garde-fous normatifs pour une consommation modérée ou sociale sont largement absents, de sorte que l’évasion et la provocation produisent une forme spécifique d’alcoolisme, proche de la toxicomanie et très éloignée des images romantiques et mystiques de la poésie persane. Il a fortement augmenté ces cinq dernières années, en particulier chez les femmes, les adolescents et même les enfants de dix à douze ans. Un rapport du président de l’Association Asie-Pacifique de toxicologie médicale indique que les cas d’empoisonnement à l’alcool se sont accrus, notamment pendant l’épidémie de Covid, et ont causé la mort de 1 300 personnes en un an et demi, en particulier dans la tranche d’âge 15-50 ans.
Un traitement plutôt qu’une punition
Selon l’Organisation mondiale de la santé, la consommation d’alcool par habitant dans la région de la Méditerranée orientale est nettement inférieure à celle des populations américaine et européenne. Cependant, si l’on tient compte du fait que les neuf dixièmes des habitants se déclarent abstinents, ceux qui boivent ingurgitent 25 litres par personne et par an bien au-delà des taux occidentaux (11 à 15 litres). Comme on pouvait s’y attendre, les conséquences de cette dépendance sur la santé sont alarmantes. Le gouvernement iranien a fini par reconnaitre le problème en organisant une conférence internationale sur la question du 21 au 23 mai 2014. Le ministère de la Santé a alors pris de premières mesures. Mais aucune n’a permis d’améliorer de manière significative l’ampleur de la dépendance et de la mortalité.
Depuis, une autre approche a vu le jour. Si l’alcoolisme et les autres types de dépendance continuent d’être considérés comme des délits civils et religieux majeurs, pour les pénitents qui démontrent leur volonté de s’abstenir, les notions de « crime » et de « péché » ont été suspendues et remplacées par des termes médicaux tels que « maladies » ou « affections » nécessitant un traitement. Une plus grande compréhension, ou même indulgence, a donc prévalu dans l’approche officielle du problème, tandis que les alcooliques ont endossé ce que les sociologues définissent comme le « rôle du patient » : ils reconnaissent leur impuissance à s’abstenir et se montrent prêts à chercher un remède. Les centres de traitement médicaux et psychologiques, publics et privés, destinés à lutter contre l’alcoolisme et la toxicomanie se sont donc multipliés et font ouvertement de la publicité dans tout le pays.
Bien que les Alcooliques anonymes (AA) se soient d’abord développés dans le monde chrétien occidental dont ils portent l’éthique, ils sont devenus populaires dans les mondes non occidentaux et islamiques en raison de leur orientation spirituelle non sectaire. En Iran, malgré un désenchantement généralisé à l’égard de la version officielle de l’islam, les deux tiers de la population adhèrent encore à des croyances religieuses ou spirituelles. Il n’est donc pas surprenant que même les Iraniens athées soient réceptifs à une « force supérieure » (ghodrat-e bartar) sans affiliation religieuse spécifique, qui pourrait les aider à surmonter leur dépendance.
Parmi une multitude d’organisations privées et d’associations locales créées pour s’attaquer à ce problème, travaillant de façon indépendante ou en collaboration avec le corps médical et les centres officiels de traitement, la branche iranienne des AA (alkoli-hâ gomnâm) est l’une des plus populaires. Il existe des programmes similaires appelés Narcotiques anonymes ou Dépendants anonymes (ham-vabastegan) qui ont évité d’utiliser le mot « alcoolique » dans leur titre, en raison de la forte stigmatisation sociale attachée au terme.
Une structure bien organisée
La première réunion des AA, en 1993, était privée. En raison des conditions politiques, elle n’a pas connu de suite immédiate, jusqu’à une réunion officielle, le 17 juillet 1999 à Téhéran, au début du mandat du président réformateur Mohammad Khatami. Les rencontres sont cependant restées sporadiques et peu efficaces jusqu’à ce qu’un certain nombre de personnes de Mashad, formées aux méthodes des AA, organisent l’association et créent des antennes dans tout le pays, avec l’accord des autorités ainsi que l’aide de médecins et de plusieurs hôpitaux.
Après trois décennies, les activités sont désormais bien organisées et structurées, sous la direction de l’association de Mashhad. Des livres et des brochures sont imprimés et distribués, des réunions sont organisées régulièrement, des animateurs formés, des informations mises à la disposition du public comme des patients, et les relations avec les autorités sont gérées. Le site web1, bilingue persan-anglais, fournit des renseignements et des conseils pratiques, et accueille des échanges en direct et des forums en ligne. L’association est active dans 96 villes, même petites, situées dans 24 des 31 provinces du pays, mais pas encore dans l’ouest du pays (Azerbaïdjan, Kurdistan, Lorestan, Khuzestan).
Le réseau gère de nombreux petits groupes et des réunions privées, généralement hebdomadaires, parfois quotidiennes. Les réunions ont lieu dans les locaux d’organisations caritatives, dans des clubs de quartier, voire dans des salles publiques. Il existe également de nombreux groupes virtuels qui disposent de leur propre site web et qui proposent quotidiennement des témoignages enregistrés et des conseils, ainsi que des informations sur les réunions et les thèmes à venir. Ils utilisent des plateformes telles que WhatsApp, Telegram ou Free Conference, en raison de la confidentialité qu’elles offrent. Ces groupes s’inspirent du modèle international des AA avec des dirigeants élus, des responsables des finances, des parrains (rahnama) et des intervenants. Certaines branches, comme celle de Téhéran, ont également leur propre site web2.
Les sessions en ligne ou en « présentiel » peuvent porter sur un sujet particulier. Selon les cas, elles sont organisées pour les hommes seulement, ou pour les femmes, ou de manière mixte. Elles sont toujours annoncées avec des informations très précises afin d’attirer et de rassurer les participants, comme le montre l’exemple ci-dessous d’une convocation à une réunion dans la ville de Bojnurd (province du Khorasan du Nord) émise par la branche locale d’un groupe plus large appelé « CoDA » (Co-Dépendants anonymes) :
Nom du groupe : Freedom Path
La réunion est mixte
Date : Mercredi 23 avril 2024. Heure : 18 h - 19 h 30.
Adresse : Bojnurd (carte GPS).
Sujet : « Soyez conscient que ce pouvoir (la volonté de se libérer de la dépendance) veille sur nous et qu’il a nos meilleurs intérêts à cœur. »
Source : Partie de l’étape 2 du livre vert de CoDa
Secrétaire : Mohammad
Représentant : Darioush
Salle de bain : disponible
Accès pour les fauteuils roulants : non disponible
Ascenseur : non disponible
Message : « Dieu, accorde-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer les choses que je peux changer, et la sagesse de faire la différence. »
Miroir de la crise sociale iranienne
L’alcoolisme imprègne toute la société, de l’élite occidentalisée ou traditionnelle désespérée, à la jeune génération des groupes islamistes utilisant par dépit ou provocation ce produit de la corruption, en passant par la classe moyenne découragée par l’effondrement économique d’un pays écrasé par les sanctions américaines et européennes. Il est impossible pour la police de faire respecter la prohibition de l’alcool et de la consommation de drogues dures, bien plus massive et incontrôlable. Les témoignages écrits ou enregistrés sur les sites de l’AA donnent une triste image du désarroi contemporain de la société, entre la culture islamique, la répression de ceux qui n’acceptent pas la prohibition, et la question médico-sociale.
En témoigne cet extrait de la section « Histoires personnelles de femmes » du site de l’AA de Mashhad où une jeune femme, dont le père était toxicomane, raconte son parcours :
Mon enfance a été marquée par les bagarres et la peur, mon père étant souvent emprisonné. Ma mère était obligée d’accepter des emplois subalternes pour garder un toit au-dessus de notre tête. J’ai grandi avec des gens riches et je les ai toujours détestés. (…) Je me souviens parfaitement du moment où mon cœur a battu la chamade pour la première fois pour quelqu’un du sexe opposé : X, le fils d’un des employeurs de ma mère. Je n’avais que 13 ans. Lui a tout de suite remarqué mon intérêt. Je me souviens, c’était le 3 novembre, il y a 19 ans. Il m’a servi une grande quantité d’alcool. Je ne voulais pas le perdre, j’ai tout bu et je me suis évanouie. À mon réveil, je me suis retrouvée sur le lit. Incroyable : ma première expérience sexuelle et ma première consommation d’alcool coïncidaient.
Trois ans plus tard, X m’a chassée de sa vie. Je suis devenue dépressive et je n’arrivais plus à étudier. Je ne pensais qu’à une seule chose : me venger. J’étais devenue une fille faible, pauvre, bannie, détestable. Lorsque je consommais de l’alcool, je me sentais bien. Avant l’âge de 25 ans, j’ai eu des relations avec plusieurs hommes riches, des sugar daddies (papas-gâteaux) qui devaient subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. Quand mon père est décédé, j’étais devenue ce que je craignais : une alcoolique et une toxicomane. Comme lui. J’allais donc apprendre que nous sommes tous pareils. (…)
J’avais l’impression que si je ne consommais pas, je n’étais rien. J’étais sur une route à sens unique. Je ne laissais plus ma mère travailler. J’ai formé un groupe avec quelques amis : nous faisions n’importe quoi, de la musique au brassage de bière et à la distillation d’alcool. Je m’occupais de l’organisation des fêtes. Je vivais pour boire et pour me venger.
Pour les 35 ans de mon petit ami, j’ai emmené ma mère chez lui pour cuisiner et préparer la maison. Elle ne savait pas que j’étais alcoolique et que mon ami était un trafiquant d’alcool (…) Tous les deux, nous sommes beaucoup soûlés ce soir-là. En ramenant ma mère chez elle, nous avons eu un terrible accident : ma mère est morte et mon ami fut gravement blessé à la moelle épinière. Après, j’ai ajouté des drogues dures à l’alcool. J’en porte toujours la culpabilité.
Puis, j’ai trouvé les AA dans un hôpital psychiatrique. Il m’a fallu sept mois pour accepter que j’étais alcoolique — l’étape la plus difficile du processus. Aujourd’hui, à presque 35 ans, je suis abstinente depuis une année entière. Je me retrouverai moi-même avec l’aide de mon parrain. Et surtout, je me pardonne mon passé amer. Je demande au Dieu de compassion de guider tous ceux qui sont pris dans les griffes de l’alcoolisme. Je demande à Dieu de nous guider tous vers un chemin où nous pourrons à nouveau goûter à la douceur de la vie.
Malgré la nouvelle politique de traitement plutôt que de criminalisation adoptée par les autorités iraniennes dans les années 2000, des défis importants subsistent. Le système de soins de santé primaires est largement débordé, ce qui entrave la collaboration entre le gouvernement, le secteur privé et les ONG. Les AA et les groupes similaires, autonomes et flexibles dans leur approche restent donc la meilleure solution disponible. Ces groupes ont trouvé leur place dans la société et la culture iranienne traditionnelle, et ouvrent ainsi une voie réaliste pour sortir de ce drame.
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