L’heure est à la liesse place des Martyrs à Tripoli le 19 mai, par une chaude soirée de ramadan. Il y a longtemps que les habitants de la capitale libyenne ne se sont pas retrouvés pour célébrer un évènement. Cibles depuis des mois des bombardements des forces du maréchal Khalifa Haftar, habités par l’angoisse d’une propagation du coronavirus et confrontés aux coupures d’eau et d’électricité quotidiennes, aux difficultés de ravitaillement et à l’accumulation des ordures ménagères, les Tripolitains veulent croire à la victoire prochaine.
Nul ne veut rater le spectacle de l’immense véhicule lance-missiles antiaérien Pantsir-S1 saisi la veille par les troupes du Gouvernement d’alliance nationale (GAN) de Fayez Sarraj sur la base aérienne d’Al-Watiyya, dernier bastion du maréchal Haftar à l’ouest de Tripoli. Exposé triomphalement, ce système de défense aérienne russe livré récemment par les Émirats arabes unis (EAU) aux forces de Khalifa Haftar1 est symbolique de ce qui s’est joué en Libye ces dernières semaines. Le vent de la guerre a tourné en faveur des forces du GAN. L’initiative a changé de camp et les revers s’accumulent pour l’« Armée nationale arabe libyenne » (ANAL), que son porte-parole persiste à qualifier de « retraits tactiques ».
Le catalyseur de l’engagement turc
En quelques semaines, les forces du GAN ont repris contrôle de la dizaine de villes de Tripolitaine qui avaient fait allégeance au maréchal avant de donner l’assaut victorieux à l’immense base aérienne d’Al-Watiyya. Dernier bastion de Khalifa Haftar en Tripolitaine, la ville de Tarhuna située à 50 kilomètres au sud-est de Tripoli est assiégée par les forces du GAN. Le général Oussama Jweïli, commandant du secteur militaire ouest du GAN a annoncé que la ville constitue le prochain objectif de ses troupes.
L’engagement militaire de la Turquie au profit du GAN a indéniablement été le catalyseur de ces victoires de Tripoli. Avant le renforcement progressif de ce soutien turc, les bombardements de drones livrés par les EAU aux forces du maréchal Haftar et les mercenaires du groupe russe Wagner mettaient systématiquement en échec celles de Tripoli. L’engagement turc a permis de rééquilibrer la situation en apportant le diptyque renseignement-bombardements de drones. Cette capacité de bombardement de jour et de nuit des lignes de ravitaillement, postes de commandement et concentrations de troupes ennemis a donc été décisive.
Mais cette victoire revient en premier lieu aux troupes du GAN qui ont su dépasser leurs rivalités et lignes de fracture pour s’organiser et combattre ce qu’ils perçoivent comme le risque d’instauration d’une dictature militaire dans leur pays. À ceux qui évoquent le chaos pour caractériser la situation en Libye — et sont souvent les mêmes qui croient qu’un régime autoritaire, voire militaire, est la seule alternative à ce « chaos » —, les évènements de ces derniers mois démontrent le contraire. Ils illustrent la continuité des aspirations de la population libyenne qui dans son immense majorité ne veut pas d’un régime militaire. Celle-ci ressortait clairement à l’issue des consultations populaires conduites en 2018 dans le cadre du processus de conférence nationale lancée par le représentant spécial des Nations unies, Ghassan Salamé.
Une option politique de sortie de crise
Dans son fief de Cyrénaïque, même si aucune opposition ou voix dissidente à Khalifa Haftar n’émerge à ce stade, des critiques de son offensive militaire commencent à circuler. Le 27 avril, l’annonce par le maréchal que le peuple l’a « mandaté pour diriger le pays » suscite peu de réactions favorables, à l’exception de maigres manifestations probablement organisées par ses services de sécurité. De plus, quelques heures après cette annonce, le président du parlement de Tobrouk, Aguila Saleh, soutien traditionnel du maréchal, lance sa propre initiative politique. Celle-ci vise notamment à la transformation du conseil présidentiel actuel2 en un conseil constitué d’un président et de deux vice-présidents, chacun originaire d’une des trois régions historiques de Libye. Cette annonce d’Aguila Saleh n’évoque aucunement le « mandat » de Khalifa Haftar. Cette initiative politique n’est pas rejetée par les responsables de l’Ouest qui y voient non seulement une possibilité d’affaiblir le camp adverse, mais aussi pour certains, la base de travail d’une option politique crédible de sortie de crise.
La guerre n’est pas terminée et le nombre de paramètres de l’équation est trop élevé pour que l’on puisse se hasarder à des pronostics sur la suite. La Libye est depuis 2011 le théâtre d’ingérences internationales croissantes, jusqu’à devenir la caisse de résonance de rivalités et de conflits d’intérêts entre puissances régionales et internationales. Si tant est que les Libyens arrivent aujourd’hui à dégager une option politique de sortie de crise, celle-ci ne pourra voir le jour en l’absence d’un minimum d’unité, ou tout au moins d’engagement des acteurs extérieurs à cesser leur soutien militaire aux parties en conflit. Cette condition est nécessaire, mais pas suffisante. Les acteurs libyens disposent en effet d’une certaine autonomie. Le refus du maréchal Haftar exprimé à Moscou à la mi-janvier de s’engager sur un cessez-le-feu parrainé par la Russie et la Turquie en est une illustration significative.
Le soutien persistant de Paris
Quant à la France, dont l’ex-président Nicolas Sarkozy avait été si prompt à opter pour la guerre et la chute du régime en 2011, elle s’est non seulement refusée à condamner l’offensive du maréchal Haftar du 4 avril 2019, mais a aussi systématiquement refusé de lui attribuer la responsabilité de la guerre. Paris a veillé depuis treize mois à renvoyer les deux parties dos-à-dos et à épargner tant le maréchal Haftar que son principal pourvoyeur d’armes, les EAU. Avant même l’offensive du maréchal, le soutien de Paris, ou ce qui a pu être interprété comme tel par Khalifa Haftar, a pu conforter celui-ci dans son choix de l’option militaire. On citera à cet égard un extrait d’un article du Figaro du 20 mars 2019 qui, avec le recul, apparaît d’autant plus savoureux :
Au quartier général de l’Armée nationale libyenne (ANL), près de Benghazi, dans l’est de la Libye, on se croirait presque en Suisse. Les pelouses sont parfaitement tenues, plantées de fleurs délicates et fraîchement arrosées. Les hommes du général Haftar sont plus disciplinés et plus ouverts que les miliciens de Tripoli. À l’intérieur, les locaux sentent le propre, la moquette est impeccable et le thé bien servi. ‟Vous n’étiez pas venu me voir depuis longtemps !” Grand, imposant et sûr de lui, Khalifa Haftar reçoit sous un immense aigle d’or, l’un des emblèmes de la Libye. ‟On attendait vos victoires !” lui répond Jean-Yves Le Drian, du tac au tac. Les deux hommes, visiblement, se respectent.
Emblématique de l’esprit de cour de la presse dominante à l’égard du gouvernement et d’un parti pris affiché pour le maréchal, cet article mérite d’être replacé dans son contexte. Nous sommes fin mars 2019. Le maréchal Haftar a lancé quelques semaines plus tôt une offensive visant à reprendre le contrôle du Sud libyen. S’appuyant sur des alliés locaux, les quelques centaines d’hommes de l’« Armée nationale arabe libyenne » de Khalifa Haftar prennent pied avec succès dans les principales villes du Sud. L’intense campagne de communication qui accompagne l’opération et l’accueil favorable de populations qui se sentent totalement délaissées depuis 2011, laissent croire à certains observateurs à une victoire prometteuse du maréchal Haftar.
Pour la France, engagée militairement au Sahel, cette reprise du Sud libyen par un militaire est accueillie positivement. Nombreux sont ceux au ministère des armées, mais aussi dans l’entourage du président Emmanuel Macron et de Jean-Yves Le Drian à jouer la carte du retour d’un régime fort en Libye. Jean-Yves le Drian qui a quitté son poste de ministre de la défense depuis deux ans, est sur cette ligne au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Celle-ci sous-tend une perception des intérêts de la France confondus avec ceux de son complexe militaro-industriel et des buts de guerre de son armée engagée massivement au Sahel. Rappelons à cet égard que le président français est le premier chef d’État européen à avoir reçu le maréchal Haftar, contribuant ainsi à conférer une légitimité politique à celui qui ne se présente lui-même officiellement que comme chef de l’armée arabe nationale libyenne. Le président russe ne l’a quant à lui jamais reçu personnellement. Certains à Paris, en particulier parmi les conseillers du président avaient fait en avril 2019 l’analyse que le maréchal Haftar, comme il l’avait annoncé, était en mesure de prendre Tripoli en quelques jours. Comme titre Le Figaro, l’objet de la visite du ministre des affaires étrangères en Libye est de « rapprocher les frères ennemis libyens ». Les premières lignes de l’article laissent néanmoins peu de doutes sur les préférences du ministre.
L’échec de la Conférence nationale
Dans le même temps, l’envoyé spécial des Nations unies, Ghassan Salamé travaille à l’organisation de la Conférence nationale qui doit se tenir le 15 avril à Ghadamès, à 400 km au sud de Tripoli. Cette conférence qui constitue un des quatre volets de sa feuille de route validée par le Conseil de sécurité de l’ONU vient clôturer un processus de consultations populaires qui a donné la parole à des milliers de Libyens. Le rapport issu de ces consultations populaires constitue la base de l’ordre du jour de la réunion de Ghadamès dont l’objectif est l’adoption d’une charte nationale et d’une feuille de route devant conduire à terme à des élections.
Cette conférence ne se tiendra jamais. Le maréchal Haftar lance son attaque-surprise contre Tripoli le 4 avril, alors même que le secrétaire général des Nations unies est en visite officielle à Tripoli. Le Conseil de sécurité se réunit le 18 avril. Celui-ci apparaît divisé et incapable d’afficher une position commune autre que de répéter qu’il n’y a pas de solution militaire en Libye. Cette division perdure à ce jour, mais certains signes laissent entendre que les choses pourraient évoluer après les revers militaires de Haftar. Alors que celui-ci a annoncé une offensive aérienne massive et que des renforts militaires continuent d’affluer dans les deux camps3, faisant craindre la perspective sérieuse d’une escalade militaire, il semble que les puissances régionales et internationales soient pourtant décidées à éviter le pire.
Les États-Unis à la manœuvre
Après s’être entretenu successivement avec les présidents français et turc les 19 et 20 mai, Donald Trump a appelé à une désescalade en Libye. Les dirigeants russe et turc ont par ailleurs annoncé s`être entendus sur la nécessité d’un accord. Cet accord a probablement eu pour premier objectif la sécurisation du retrait des quelques centaines de mercenaires de la société militaire privée russe qui combattaient aux côtés des troupes pro-Heftar au sud de Tripoli. Ils ont ainsi pu rejoindre l’aéroport de Bani Walid en toute sécurité avant de quitter l’Ouest libyen par voie aérienne le 24 mai.
De son côté, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo a appelé le chef du conseil présidentiel de Tripoli Fayez Sarraj, et engagé des contacts avec Khalifa Haftar. Pour nombre d’observateurs en Tripolitaine, cet appel est le signe que les États-Unis ont tiré les conséquences des revers militaires de Haftar et seraient en passe de reconsidérer leur neutralité bienveillante à son égard4. La Russie qui n’a jamais négligé ses relations avec nombre d’acteurs de Tripolitaine a quant à elle déjà changé de ton à l’égard du maréchal en condamnant son « plébiscite » du 27 avril et en soutenant l’initiative politique du président du Parlement, Aguila Saleh.
Il est trop tôt pour savoir si la parenthèse Haftar — du moins dans sa forme actuelle — est en passe de se clore en Libye. Les EAU sont-ils prêts à renoncer à leur soutien militaire au maréchal sans incitation forte des États-Unis et de la France ? Le spectre de l’implantation de bases stratégiques turques en Tripolitaine et la perspective de voir Istanbul s’y installer dans la durée constituent à cet égard le principal argument de Khalifa Haftar pour combattre l’ancien « colonisateur ottoman ».
La population de Cyrénaïque est sensible à cet argument, y compris ceux qui ne soutiennent pas les ambitions politiques du maréchal. Cette perspective d’une implantation turque en Tripolitaine est également un sujet de préoccupation majeure des EAU et de l’Égypte qui y voient le risque d’un soutien aux Frères musulmans libyens. Comme Le Caire, Paris voit dans l’émergence d’une nouvelle puissance en Libye une menace à ses intérêts stratégiques en Afrique du Nord et au Sahel.
L’objectif d’une reprise du dialogue politique
Le pire n’est donc jamais certain. Paradoxalement, le moment est peut-être favorable à une désescalade et à la reprise des négociations politiques sous l’égide des Nations unies. Comme l’a rappelé le 19 mai la représentante spéciale par intérim du secrétaire général de l’ONU en Libye Stéphanie Williams dans son rapport trimestriel au Conseil de sécurité, l’idée d’une restructuration du conseil présidentiel autour d’un président et de deux vice-présidents constitue un des objectifs réalistes de la reprise du dialogue politique, dont la première session s’est tenue à Genève en février. Cette architecture du nouveau conseil présidentiel qui rejoint celle figurant dans l’initiative du président du Parlement du 23 avril a été acceptée par Fayez Sarraj le 5 mai.
La réussite des prochaines sessions de dialogue politique sous l’égide des Nations unies sera conditionnée à la participation et à l’adhésion de toutes les parties libyennes. L’absence, l’exclusion ou la marginalisation d’une des parties à ce forum politique, comme ce fût le cas à Skheirat en 2015, entraînerait les mêmes conséquences et serait catastrophique pour les Libyens, dont les espoirs en une sortie de crise n’ont cessé d’être déçus ces dernières années.
La guerre actuelle, contrairement à ce que nombre d’observateurs affirment, n’est pas un affrontement entre l’Est et l’Ouest. Si l’histoire, la géographie, les conditions matérielles d’existence et les structures sociologiques ont contribué à façonner des identités régionales distinctes entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, il n’en existe pas moins un sentiment national libyen. Ce sentiment d’appartenance à une même Nation a résisté à la destruction de l’État, aux multiples ingérences étrangères et à neuf ans d’instabilité et de fragmentation. La grande diversité des populations d’origine (citadines, bédouines, montagnardes, amazigh…) et la fragmentation consécutive à la guerre de 2011 ont fait émerger une culture politique de la négociation et des compromis qui s’incarne dans le gouvernement d’accord national de Tripoli. En Cyrénaïque, les structures sociales autour de grandes tribus bédouines se sont plus aisément accommodées d’un pouvoir pyramidal et d’un mode de gouvernance militarisé.
Si la question de la fragmentation et de la faiblesse du pouvoir peut apparaître problématique aujourd’hui à l’Ouest, celle de la concentration des pouvoirs l’est tout autant à l’Est. Ceci ne signifie pas que les deux cultures ne peuvent pas laisser la place à une culture politique nationale qui reste à inventer. Pour être en prise avec le pays réel, cette culture politique devra prendre en considération l’articulation entre le local et le national, la répartition équitable des ressources et la justice sociale, au cœur des préoccupations du peuple libyen.
La route sera longue et semée d’embûches, mais l’objectif n’est pas irréaliste. Quant à Jean-Yves Le Drian, s’il attend les prochaines victoires du maréchal Haftar pour lui rendre à nouveau visite, il devra sans doute patienter encore longtemps.
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1La présence d’au moins dix systèmes Pantsir livrés par les EAU a été avérée en Libye. Neuf ont été détruits par les forces affiliées au GAN ces derniers jours.
2L’actuel conseil présidentiel dirigé par Fayez Sarraj, issu des accords de Skhirat comprenait un président, un vice-président et sept membres. Il ne reste aujourd’hui en activité que le président, son vice-président et un membre. Dans les faits ce conseil présidentiel n’a jamais fonctionné tel qu’il était prévu dans les accords de Skhirat.
3Six avions de combat Mig 29 Fulcrum russes en provenance de Russie via la Syrie, arrivés sur la base d’Al-Jufra tenue par l’ANAL et plusieurs vols d’avions-cargos en provenance de Turquie vers l’aéroport de Misrata.
4Sans la condamner comme le ministre russe des affaires étrangères, le département d’État avait néanmoins « regretté » l’annonce du 26 avril par Khalifa Haftar de son « plébiscite ».