En 2013, l’Allemagne était le sixième exportateur mondial d’armements, juste après la Russie, les États-Unis, la Chine, la France et le Royaume-Uni. Elle est dans le même temps au septième rang des budgets militaires, derrière ces mêmes cinq pays plus l’Arabie saoudite, grande consommatrice d’armements. Si la place de l’Allemagne au cœur de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) explique son important budget militaire, l’entretien d’une industrie d’armement très développée est moins connu, ainsi que sa qualité de grande vendeuse d’armes. Cela vient contrecarrer certaines idées reçues sur ce pays réputé depuis 1945 pour son comportement pacifiste et, à l’image du Japon, loin de toute politique militaire tournée vers l’extérieur depuis le désastre de la seconde guerre mondiale. Le principe selon lequel l’Allemagne s’interdit de vendre des armes ailleurs qu’au sein des pays de l’OTAN, et en aucun cas à des pays non formellement alliés et en crise, est battu en brèche.
La réduction des budgets militaires européens, à commencer par celui de l’armée nationale, la Bundeswehr — et notamment la perte du client grec en grave crise économique — a en effet poussé les industriels allemands de l’armement à promouvoir un élargissement de leur clientèle étrangère. Rheinmetall (canons), Krauss-Maffei (chars, blindés divers), ThyssenKrupp (sous-marins), Diehl BGT (missiles, munitions diverses) et MTU (moteurs) exportent tous en dehors de l’OTAN, avec l’autorisation du Parlement, du Conseil fédéral de sécurité et surtout avec l’appui actif de la chancelière Angela Merkel. Qui sait que l’Allemagne est actuellement le premier exportateur mondial de sous-marins, et le second pour les chars juste après la Russie ? La baisse des ventes d’armes depuis 2010, qui ne représentent pourtant que 1 % des exportations, a poussé Berlin à ouvrir davantage l’éventail de ses clients, en particulier au Proche-Orient. Nous sommes alors en plein Printemps arabe.
Transferts d’armes directs et indirects à Israël
En dehors de l’OTAN, un pays a cependant toujours fait exception aux règles d’exportation d’armements allemands : Israël, avec qui l’Allemagne entretient une relation encore déterminée par le poids de son héritage nazi. Dans le domaine de l’armement, les livraisons, d’abord modestes dans les années 1960, ont augmenté au début des années 1970, notamment après le virage français provoqué par la réaction du président Charles de Gaulle à la guerre de juin 19671. Elles deviennent encore plus importantes à partir des années 1990, avec la livraison des premiers sous-marins.
Les contrats directs ne représentent toutefois pas la totalité des transferts d’armes allemandes vers Israël. Une partie en effet est d’abord exportée vers les États-Unis qui les livrent alors à Israël en les incluant dans l’enveloppe annuelle des 3 milliards de dollars d’aide militaire qu’ils lui octroient chaque année via la procédure du Foreign Military Financing (FMF)2. Ce lien germano-israélien est marqué par la repentance envers une victime passée, il est cependant à relativiser en volume. Si l’Allemagne fournit 16 % des importations israéliennes d’équipements militaires à côté des 84 % restants qui proviennent des États-Unis, ces exportations ne représentent que 4 % en moyenne de ses exportations totales d’armements sur ces dix dernières années. Outre la filière via les FMF américains pour une partie d’entre elles, une autre partie non négligeable est financée directement par l’Allemagne dès lors que la facture du contrat est élevée. C’est le cas notamment des sous-marins, dont le tiers du coût d’acquisition par Israël est encore assumé par le budget allemand, après l’avoir été jusqu’à la moitié pour les premiers exemplaires livrés. Outre les sous-marins, la panoplie exportée vers Israël inclut essentiellement des moteurs pour chars, navires de guerre et avions, des avions de reconnaissance ainsi que des missiles sol-air Patriot de seconde main d’origine américaine.
Les intérêts économiques et géopolitiques d’abord
En juin 2011, la décision des autorités fédérales allemandes — non sans d’âpres débats internes — d’autoriser la vente à l’Arabie saoudite de plus de 200 exemplaires de la version la plus moderne du fameux char Leopard 2, a semblé mettre fin à la doctrine, jusqu’alors en vigueur, d’exclure toute vente d’armes lourdes à caractère offensif à des régions en crise et a fortiori à des régimes antidémocratiques. Pour Merkel, et malgré de très fortes oppositions politiques internes, le critère d’exportation est devenu avant tout l’intérêt économique et géopolitique allemand, ce qui motive ses pairs du top five des vendeurs d’armes. Un tabou est resté cependant intangible : aucune exportation n’était possible vers un pays arabe hostile à Israël. De précédentes tentatives des industriels allemands avaient été bloquées par la chancellerie pour ce même motif, notamment concernant l’Arabie saoudite, et seules des armes légères avaient pu passer les mailles du filet.
Pour l’affaire des Leopard 2, Berlin a ainsi pris attache avec Tel-Aviv pour demander son avis sur ce contrat potentiel avec Riyad, ainsi que celui de Washington. Tous deux ont donné officieusement leur accord. Riyad, client des États-Unis, n’était-il pas devenu aussi l’un des principaux alliés d’Israël, en particulier face à l’Iran ? D’autant plus que l’Allemagne, qui entretenait jusqu’à l’arrivée d’Angela Merkel en 2005 de bien meilleures relations avec la République islamique que les autres États européens, a aligné depuis sa position sur celles des capitales américaine et israélienne. L’argument majeur de l’exécutif allemand contre ses détracteurs internes a été l’approbation d’Israël pour cette vente d’armes lourdes.
Mais l’opposition au parti de Merkel, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands, CDU) et les alliances politiques que celle-ci a dû concéder par la suite ont fini par geler pour l’instant ce projet. Le contexte du Printemps arabe et du soutien de l’Arabie saoudite, avec les blindés de sa garde nationale, à l’écrasement par la monarchie de Bahreïn du soulèvement de la population chiite du petit royaume ont notamment donné des arguments aux opposants à ce contrat. Et ceci d’autant plus que la version du Leopard 2 prévue pour l’armée saoudienne était justement optimisée pour le combat en zone urbaine, donc idéale pour réprimer une population.
Exportations en hausse hors OTAN et UE
Ceci ne signifie pas pour autant que l’Allemagne renonce à exporter les produits de son industrie d’armement en dehors du périmètre de ses alliés de l’OTAN, de l’Union européenne et d’Israël. L’Algérie est en 2013 la première destination des armements allemands hors OTAN. En Asie, l’Indonésie et la Corée du Sud sont de bons clients. Pour ce qui est du Proche-Orient, l’Allemagne a signé en 2009 en Arabie saoudite un contrat pour livrer 1 400 missiles air-air pour avions de combat et début 2014 pour plus d’une centaine de petits patrouilleurs navals. Au Qatar, en 2013, face à la France qui équipait jusqu’alors la quasi-totalité de la petite armée, c’est un contrat majeur portant sur 86 chars Leopard 2 — mais d’une autre version — et des canons. En Égypte, un premier contrat conclu en 2011 pour deux sous-marins est sur le point d’être doublé par un second pour deux sous-marins supplémentaires.
En 2013, les exportations militaires allemandes vers des pays non UE ou OTAN ont ainsi augmenté de 38 % par rapport à 2012 et ont largement dépassé celles à destination de l’UE et de l’OTAN.
Abandon progressif des restrictions politiques
Même si le pragmatisme froid n’a pas encore vraiment conquis l’Allemagne dans le domaine des ventes d’armes, un virage est cependant amorcé. Son seul frein reste l’activisme des derniers tenants de la « doctrine Gensher », du nom du ministre fédéral des affaires étrangères sous les chanceliers Helmut Schmidt et Helmut Kohl de 1974 à 1992, interdisant l’exportation d’armes vers les régions en crise.
Il apparaît certain toutefois que l’Allemagne, en matière militaire extérieure, sort peu à peu de sa torpeur castratrice, comme l’a montré sa récente et relativement importante participation aux opérations en Afghanistan. L’adhésion de Merkel à la lutte contre le terrorisme aux côtés des États-Unis devrait perpétuer ce genre de participation hors des frontières de l’Europe. La récente décision de Berlin de livrer des armes aux peshmergas kurdes d’Irak dans le cadre coordonné de la lutte contre l’organisation de l’État islamique est une première, qui marque un pas supplémentaire dans l’abandon de ses restrictions politiques.
Déjà, consciemment ou non, l’Allemagne se débattait dans une contradiction de fond. D’un côté continuer de s’interdire à contribuer, par des ventes d’armements, à alimenter des crises et à soutenir des régimes antidémocratiques, et de l’autre, via l’Agence allemande de coopération internationale (Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit, GIZ), faire depuis des années une promotion active de ses industries auprès de nombreux pays pour le moins très peu démocratiques, sous couvert d’aide au développement et d’action humanitaire, y compris en faisant participer des militaires. Cette contradiction éclatait de manière criante par la place qu’elle occupait de deuxième fournisseur d’armes à l’armée israélienne. Le récent durcissement de ton de la chancellerie à l’endroit de la politique menée par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou dans les territoires palestiniens occupés ne suffit pas à atténuer ce grand écart silencieux mais toujours réel. La doctrine Gensher paraît bien sur sa fin, comme en témoigne la livraison d’armes aux milices kurdes irakiennes et plus globalement le grignotage progressif du marché du Golfe par les industriels de l’armement. Y compris avec la vente de sous-marins à l’Égypte, dont le régime du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi est certes allié d’Israël mais auteur d’une répression sanglante. La France a du souci à se faire, elle qui tente de maintenir à grand-peine ses parts de marché d’armement auprès des monarchies du Golfe et sa place d’acteur au Proche-Orient jusqu’à se fourvoyer dans des concessions politiques inutiles.
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1Après avoir soutenu Israel jusqu’à être l’un de ses principaux pourvoyeurs d’armements, le général de Gaulle a condamné l’initiative israélienne de la guerre de 1967 et surtout l’occupation des territoires qui en a découlé. Il a décidé en janvier 1969 d’un embargo sur les armes.
2Le Foreign Military Financing est un programme au profit de pays amis des États-Unis qui consiste à leur attribuer une enveloppe financière pour acquérir des armements américains, mais aussi pour financer des formations militaires aux États-Unis ou sur place.