Histoire

En Tunisie, le passé est un enjeu d’avenir

Depuis la révolution, la concurrence des deux grands récits nationaux pèse sur la période de transition. Face à l’idéalisation de la période bourguibienne portée par l’élite au pouvoir, le projet révolutionnaire peine à bouleverser l’ordre ancien. Les témoignages produits dans le cadre du processus de justice transitionnelle peuvent tout changer.

23 mai 2016. Réinstallation de la statue d’Habib Bourguiba dans l’avenue éponyme à Tunis.

La scène se passe le 13 mai dernier, sur l’avenue Habib Bourguiba, au cœur de Tunis. Des milliers de Tunisiens défilent contre le projet de loi de réconciliation nationale porté depuis trois ans par le pouvoir en place. Soudain, des jeunes investissent la statue de Bourguiba, président de la Tunisie de 1957 à 1987. Fumigènes et banderoles diverses entourent la figure de l’ancien dictateur. Les manifestants posent fièrement au pied de sa statue, déboulonnée par son successeur, Zine El-Abidine Ben Ali, puis remise en place par l’actuel président, Béji Caïd Essebssi. Ordre ancien contre la volonté de voir enfin émerger une Tunisie nouvelle, « modernisme » incarné par le « père de la nation » contre l’idéal révolutionnaire d’émancipation populaire et de justice sociale : voilà résumé en un cliché le clivage qui traverse la Tunisie en ce printemps 2017.

Toute nation a besoin d’un mythe fondateur pour se construire, nous dit l’historien israélien Zeev Sternhell. Mais depuis la révolution, la Tunisie est traversée par deux grands récits parfaitement antinomiques. Le premier, révolutionnaire, est porteur d’une émancipation populaire issue des mobilisations et des institutions mises en place après le 14 janvier 2011, qui a vu la chute de l’ancien dictateur Ben Ali. Le second, tourné vers un passé plus lointain, cherche à instaurer une continuité avec le temps de l’après-indépendance, à l’époque où Bourguiba régnait en maître. Les tenants de ce second récit alimentent un culte nostalgique de ce qui a été accompli dans ces années-là. Dans leur esprit, la libération du peuple est progressive, et elle vient d’en haut, selon l’agenda dicté par une élite qui se considère comme l’avant-garde éclairée, garante de l’identité de la nation.

L’histoire populaire occultée

Depuis le 14 janvier 2011, le récit révolutionnaire a été largement malmené par les autorités tunisiennes, nié jusque dans son histoire toute proche. Les six premiers mois de l’année 2011, toute la Tunisie se félicite de la fin de l’ère Ben Ali. Toutefois, la narration de sa chute demeure floue et incertaine. Il est question du rôle de l’armée, qui par solidarité avec les manifestants, aurait facilité l’avènement de la révolution ; pourtant, dans l’ombre, la justice militaire multiplie les interrogatoires pour tenter de comprendre ce qu’il s’est vraiment passé. Les Tunisiens, eux, l’ignorent, jusqu’à ce qu’à la mi-août 2011, le colonel Samir Tarhouni, de la brigade antiterroriste, témoigne de ce qu’il a vécu le 14 janvier 2011. Après s’être rendue à l’aéroport pour demander des comptes à la famille Trabelsi (celle de la femme du président Ben Ali) en partance pour l’étranger, la brigade antiterroriste menée par ce colonel les retient en otage jusqu’à leur prise en charge par l’armée. Un peu plus tard ce même jour, Ben Ali est officiellement démis de sa fonction présidentielle.

La destitution de Ben Ali, dont Tarhouni a été l’un des acteurs principaux, a été largement documentée depuis1. Pourtant, l’État refuse toujours de reconnaître officiellement ce qui s’est passé ce jour-là. Quelle importance revêt encore en 2017 le récit de cette journée ? Historien américain, Markus Rediker montre dans ses travaux pourquoi « il est important de montrer que les classes populaires font histoire », d’écrire l’« histoire de bas en haut », depuis les mouvements populaires.

En Tunisie cependant, cette histoire populaire est mise en doute. Aucune reconnaissance officielle des évènements du 14 janvier 2011 n’est à l’ordre du jour. Pourquoi ce récit pose-t-il problème aux autorités ? Pour deux raisons évidentes. La première, c’est qu’il pose comme légitimes les manifestations et la contestation de l’ordre établi qui ont abouti au départ de Ben Ali. La seconde, c’est qu’il montre qu’un corps constitué a pu, par solidarité, s’autonomiser et opérer un basculement décisif pour contribuer à ce que le pays soit finalement libéré.

Pour un pouvoir comme celui de la Tunisie actuelle, c’est inacceptable, parce que sa légitimité demeure faible, et est régulièrement contestée. En 2014, Béji Caïd Essebssi a obtenu 1 731 529 voix au deuxième tour de l’élection présidentielle sur 3 110 042 votants, soit au final moins d’un tiers des 5 308 354 inscrits (pour 11 millions d’habitants que compte la Tunisie). Installé sur une branche trop mince, le nid de BCE menace, depuis, de basculer dans le vide. Bâti sur mesure pour porter « BCE » au pouvoir, le parti Nidaa Tounès est en pleine décomposition depuis son élection. Dans le sud du pays, et en particulier près de Tataouine, la vivacité des mouvements sociaux ne se dément pas. En démissionnant de manière spectaculaire le 9 mai dernier, le président de l’instance électorale tunisienne (ISIE) Chafik Sarsar a encore accentué la crise politique à laquelle le pays fait face, à sept mois des élections municipales. Début 2017, le gouvernement ne tient plus qu’à un fil.

Une élite sans projet

Le président et son camp n’ont que peu d’options pour se maintenir en place et renforcer leur pouvoir. Depuis la création de Nidaa Tounès en 2012, ils s’appuient sur une élite censée tirer la Tunisie vers le haut, vers « le droit chemin ». Une élite sans projet, mais qui a pour elle son héritage, et mise tout dessus. Essebssi s’est empressé après son élection de réinstaller la statue d’Habib Bourguiba au cœur de Tunis. Un Bourguiba sur son cheval, main droite en avant, saluant le peuple qu’il est censé guider. Que dit le président à ce moment-là ? Que la récréation est finie. La Constitution a été votée en janvier 2014, et la Tunisie est durement frappée par le terrorisme. Pour ses partisans et lui, il est temps maintenant de refermer la parenthèse Ben Ali, puis celle de la révolution, et de reprendre le grand récit d’une émancipation par le haut entamée depuis l’indépendance par le père fondateur.

Pour protéger l’image de ce passé dont il se sent dépositaire, Essebsi fait ensuite sortir de sa manche un projet de loi qu’il croit pouvoir faire adopter sans heurt : la loi d’amnistie, dite de « réconciliation économique ». Au concept de « vérité », le président substitue celui de « réconciliation ». Propriétaire de la véritable identité tunisienne, « l’élite » à laquelle ils appartiennent doit aussi détenir les clés de l’histoire.

Tout à leur projet pour bâtir un « consensus » autour de la restauration bourguibienne, Essebssi et Nidaa Tounès passent à côté de l’essentiel : leur grand récit national ne prend en compte qu’une petite partie de la population. Et les moyens de faire taire les mécontents ne sont pas les mêmes en démocratie que sous la dictature. Le président s’en aperçoit-il seulement, lorsqu’il annonce en mai dernier qu’il va envoyer l’armée dans le sud pour contenir les mouvements sociaux ? Le récit d’inspiration bourguibienne va ainsi entrer directement en conflit avec la réalité du pays telle qu’elle est vécue à l’est ou au sud. Loin de se dissiper avec le temps, les causes économiques et sociales qui ont produit la révolution tunisienne n’ont pas disparu. L’écart entre le sud et l’est du pays d’un côté, la capitale et le « Sahel » (le nord-ouest du pays) de l’autre, ne s’est pas résorbé. Aucun plan de développement des régions n’a été mis en place depuis la révolution. Le pouvoir reste concentré à Carthage, et le processus de décentralisation — qui figure pourtant dans la nouvelle Constitution adoptée par l’Assemblée en janvier 2014 — tarde à se concrétiser.

Victimes de la dictature sous Bourguiba aussi

Dans ce contexte électrique, un autre acteur va raviver l’antagonisme entre ces deux versions du narratif national. Mise en place en 2014, l’instance Vérité et dignité a subi moult critiques, tant pour son apathie que pour la personnalité de sa présidente, l’ancienne opposante Sihem Bensedrine, accusée d’être la marionnette du parti Ennahda au pouvoir entre 2012 et 2014, qui l’a placée à son poste. Ce sont pourtant les révélations survenues dans le cadre de cette instance qui vont finir par bousculer la Tunisie. Plus que le fond, c’est son travail médiatique qui a pour l’heure porté ses fruits et ouvert un nouveau cycle. Au cours de deux soirées de décembre 2016, plusieurs millions de Tunisiens ont observé à la télévision, médusés, émus, les victimes de la dictature témoigner face à la caméra. Des victimes de Ben Ali, mais aussi de Bourguiba.

Un épisode mémorable, conclu par une phrase de Gilbert Naccache, juif tunisien lui-même soumis à la torture pour son appartenance, dans les années 1960, au mouvement de gauche Perspectives, et qui déclare : « La vérité est toujours révolutionnaire. » Justement parce qu’elle met en tension les grands récits nationaux, qui servent à justifier l’immobilisme et la permanence des élites politiques et économiques. L’effet de sens est immédiatement perceptible : comment peut-on d’un côté se réclamer de Bourguiba et aller jusqu’à réinstaller sa statue sur la principale avenue de la capitale, et de l’autre, prétendre gouverner des Tunisiens dont une partie vient de témoigner devant tout le pays des tortures subies sous ce même régime de Bourguiba ? À moyen terme, la contradiction est intenable dans une démocratie, quand bien même celle-ci serait en construction.

Mi-mai, un autre témoignage bouscule à nouveau l’élite. Enfant terrible de la famille de l’ancien dictateur Ben Ali, immensément riche, mais souvent moqué pour son côté « bling bling », Imed Trabelsi raconte son enrichissement grâce, entre autres, au trafic d’alcool sous la dictature. Il explique également qu’un certain Elyes Mnakbi, alors colonel de l’armée, lui a offert son aide le soir du 14 janvier 2011 pour lui permettre de s’envoler à l’étranger et se soustraire à la justice. Mnakbi, qui a démenti dès le lendemain ces accusations, n’est autre que… l’actuel PDG de la compagnie Tunisair !

Au-delà de son cas propre, Imed Trabelsi montre, de manière insupportable, que les complices des crimes de Ben Ali sont toujours à la manœuvre. Que les champions de la corruption se pavanent encore sur les plateaux de télévision, alors même que l’on explique à la population qu’il est impossible de répondre aux demandes répétées de développement des régions, et aux promesses de réformes non tenues de la période post-révolutionnaire. Lors de sa prise de fonction il y a neuf mois, le premier ministre Youssef Chahed avait pourtant fait de la lutte contre la corruption sa principale ambition, et le concept-clé d’un premier discours qui, en dehors de ces exhortations, avait sonné bien creux.

Contre-feu anticorruption

Pour allumer un contre-feu dès le lendemain de la confession de Trabelsi, Chahed lance une série d’arrestations anticorruption, dont celle de l’emblématique Chafik Jarraya, figure de l’économie parallèle, et Yassine Chennoufi, un douanier déjà connu à l’époque de la famille Trabelsi. Pour comprendre ce qui se joue ici, il est utile de les mettre en regard du passionnant rapport de l’ONG International Crisis group, La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie paru le 10 mai dernier, et dont voici un passage :

Des opérateurs économiques liés à la contrebande transfrontalière affirment vouloir investir dans un “business clean” (des activités légales). Ils formulent le souhait de quitter ce statut et d’échapper au racket de la corruption. Comme le note l’un d’eux,“ entre les enveloppes aux hauts cadres de l’administration centrale, aux personnalités politiques, aux douanes et à la garde nationale pour tenter de légaliser mes affaires et éviter les saisies, je dépense beaucoup plus d’argent que si je payais l’impôt”.

Le prix de la vérité

C’est un fait : la Tunisie est toujours en proie à un système de corruption dont l’administration, non assainie, demeure partie prenante. Au sein du secteur économique, elle montre un affrontement très clair entre deux camps qui se séduisent et se repoussent depuis des années, bien avant la révolution. D’un côté, l’ancienne élite urbaine, en place depuis l’indépendance ; de l’autre, un ordre rural qui a dû se résoudre dans les années post-révolution aux activités liées à l’économie informelle. C’est justement ces acteurs urbains, ces notables hérités de l’époque bourguibienne et leur « capitalisme de copinage » que dénoncent les manifestants qui campent depuis le début du mois de mai à Al-Kamour, un site pétrolier près de Tataouine, pour réclamer la création d’emplois, notamment dans les sociétés pétrolières, et l’attribution de 100 millions de dinars au profit du développement de la région, en écho aux habitants mobilisés de Menzel Bouzaïene, Kasserine, Sidi Bouzid... depuis le début de la révolution en décembre 2010. Leur révolte manifeste une fois de plus la faillite d’un récit, celui du président, et celle du mythe de la continuité historique en Tunisie.

Début mai 2017, le secrétaire d’État tunisien aux domaines fonciers, Mabrouk Kourchid, affirmait qu’il existait « un problème avec l’instance Vérité et dignité, qui réside dans le fait que la réconciliation ne peut se faire que sur des bases solides et non pas en se référant à des déclarations ». Depuis le début de la révolution, la Tunisie ne progresse pourtant qu’à ciel ouvert, lorsque les faits sont exposés et poussent les responsables politiques à agir, sous la pression populaire. Ce fut le cas à tous les moments clés : en janvier 2011 avec le départ de Ben Ali, puis lors des rassemblement devant les sièges du gouvernement ; à l’été 2013, durant les manifestations contre le cabinet d’Ennahda, incapable de faire la lumière sur les meurtres des deux opposants politiques et plus généralement d’administrer seul le pays.

Éclairer le passé, la corruption, la torture pour faire émerger les problématiques de la Tunisie d’aujourd’hui, face à une élite héritée des années post-indépendance qui n’a plus de projet pour le pays ; pour éviter que la loi dite « de réconciliation » tue définitivement tout espoir de justice transitionnelle, alors même que la majorité des victimes des dictatures attendant toujours réparation. Faire surgir les faits, examiner le passé pour permettre les conditions du changement : en Tunisie, la bataille de la mémoire est bien celle de l’avenir.

1Pierre Puchot (texte), Jean-Paul Krassinsky (dessins), « La chute de la maison Ben Ali », La Revue dessinée, republié sur le site Inkyfada, 2016.

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