Jusqu’à présent, l’Égypte s’est extrêmement bien comportée face à la pandémie de Covid-19. C’est du moins ce que disent les chiffres officiels. Avec un peu moins de 360 000 cas jusqu’à début décembre 2021, le pays est en excellente position au regard des normes internationales. Mesurée par habitant, la pandémie n’a fait qu’une fraction du nombre des victimes aux États-Unis ou dans les pays européens. Le problème, c’est que tout porte à croire que ces chiffres présentés par l’administration du président Abdel Fatah Al-Sissi sont faux. Non seulement les récits de témoins oculaires suggèrent que les infections au Covid ne sont pas enregistrées correctement et que les causes de décès sont déclarées de manière erronée ; mais les premières enquêtes sur la surmortalité montrent également que le nombre de décès dus au Covid pourrait être jusqu’à treize fois supérieur à celui déclaré par les autorités.
Dans ce contexte, d’autres statistiques gouvernementales devraient être examinées de plus près. En effet, de nombreuses données sociales et économiques officielles sont difficilement conciliables avec la réalité. Cela apparaît clairement à l’examen des chiffres du chômage. L’Égypte a un taux de chômage de 10,45 % (2020), ce qui est faible par rapport aux normes régionales, et même inférieur aux taux de chômage de pays industrialisés comme l’Espagne et l’Italie. Le problème avec ces chiffres officiels, cependant, est qu’ils sont basés sur un taux de participation extrêmement faible : il semble que de nombreux Égyptiens ne s’inscrivent pas au chômage, notamment parce qu’ils ont peu d’espoir de trouver un emploi sur le marché du travail officiel. Par conséquent, le taux officiel ne reflète en aucun cas le chômage réel dans le pays. Il pourrait en réalité bien plus que doubler, selon les experts du marché du travail.
Des taux de pauvreté minorés
Il est probable que le taux de pauvreté officiel de 29,7 % a également été enjolivé. Dans le rapport du ministère de la planification et du développement économique sur la mise en œuvre de la stratégie de développement durable, il est affirmé que le taux de pauvreté « a diminué en 2020, pour la première fois depuis vingt ans »1. Une affirmation trompeuse pour deux raisons. D’une part, la période de collecte des données n’est pas 2020, mais 2019. Une différence importante, puisque la situation sociale et économique de la population s’est fondamentalement détériorée en raison du début de la pandémie de Corona. Ensuite, selon la Banque mondiale, il n’est pas possible de comparer les chiffres avec ceux des années précédentes, car le seuil de pauvreté est redéfini à chaque enquête.
Des incohérences apparaissent également lorsqu’on examine les statistiques du budget de l’État égyptien. Certes, les documents budgétaires sont généralement accessibles au public, mais les informations indiquées sont souvent incomplètes. Toutes les recettes et dépenses ne sont pas répertoriées. Il en va de même pour la dette publique. Le rapport 2021 sur la transparence fiscale du département d’État américain souligne que les dettes des entreprises d’État n’apparaissent pas. En ce qui concerne la dette extérieure de l’Égypte, l’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR) a récemment souligné que les chiffres fournis ne sont ni cohérents ni consistants.. Grâce notamment à la construction de passifs éventuels, le gouvernement pourrait disposer d’un bon instrument pour dissimuler le niveau réel de la dette du pays. Aucune information détaillée sur ce genre de garanties publiques n’est publiée.
Par comparaison avec l’international, l’Égypte est nettement moins performante, selon le récent inventaire des données ouvertes (Open Data Inventory, ODIN), en termes de disponibilité des données, et se classe 153e sur 187 pays. Une loi sur la liberté d’information serait nécessaire pour parvenir à une plus grande transparence. Son impact resterait toutefois discutable au cas où les chiffres respectifs seraient déjà falsifiés en amont. La manipulation dans le processus de collecte de données et de production de statistiques est difficile à prouver. Des études montrent que les dictatures manipulent les chiffres, par exemple le calcul du PIB2.
Dans les États autoritaires, le PIB peut être inférieur d’un tiers au montant annoncé par les statistiques officielles.
Des agences d’État sous influence
En ce qui concerne le PIB de l’Égypte, il n’y a pas d’étude à ce jour, mais on trouve des discordances évidentes entre le discours officiel et la réalité. Le gouvernement se réfère à plusieurs reprises au secteur privé comme étant le « moteur de la croissance économique » alors que, dans le même temps, l’indice des directeurs d’achat (Purchasing Managers Index, PMI), collecté de manière indépendante, montre que les activités économiques dans le secteur privé non pétrolier sont en baisse constante depuis des années.
Le problème de loin le plus important n’est donc pas la disponibilité et l’accessibilité des statistiques, mais le manque d’indépendance dans la collecte des données et la production des statistiques. En Égypte, ces dernières sont généralement compilées par l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (Central Agency for Public Mobilization and Statistics, Capmas). Malgré l’affirmation répétée de son indépendance professionnelle, la Capmas semble manquer d’impartialité et d’objectivité en raison de son imbrication complexe avec l’appareil de sécurité égyptien. Le dirigeant de cette agence est issu de l’armée, comme tous ses prédécesseurs. Un incident récent a révélé l’affrontement entre les agences honnêtes et la présidence. Les représentants de l’État ont tenté d’empêcher la publication de l’enquête 2017-2018 sur la pauvreté selon laquelle le taux de pauvreté national avait augmenté, dépassant 32 %3.
Même situation lorsqu’il s’agit de l’Organisation centrale d’audit (CAO) qui ne produit pas elle-même de statistiques, mais vérifie les chiffres du budget public, et donc la production de données du ministère des finances. Outre le fait que cette agence de contrôle ne fonctionne pas elle-même de manière totalement transparente, elle n’est pas non plus indépendante du président et des militaires. La nomination d’un nouveau président par le président Al-Sissi en 2016 le démontre clairement : l’ancien chef patron du CAO, qui avait critiqué publiquement la corruption en Égypte, a été condamné à cinq ans de prison lors d’un procès à motivation politique en 2018. Son successeur avait auparavant travaillé comme haut magistrat au célèbre Bureau du procureur général de la sûreté de l’État, décrit comme un « outil de répression » central par Amnesty International.
Qu’il n’y ait aucune indépendance du processus de production des statistiques et de son contrôle dans les régimes autoritaires, ce n’est guère surprenant. Des recherches ont mis en évidence depuis des années qu’il existe une relation entre les institutions politiques d’une part, et la facilité d’accès ainsi que la qualité des variables économiques d’autre part. C’est particulièrement vrai pour un pays comme l’Égypte, où l’armée contrôle une grande partie de l’économie. Les dirigeants politiques sous le président Al-Sissi n’ont aucun intérêt à publier des données objectives.
La complicité du FMI
Cependant, les acteurs internationaux continuent d’ignorer les résultats de ces recherches. Le Fonds monétaire international (FMI) a une responsabilité particulière à cet égard, car il a accompagné de près les politiques économiques et sociales de l’Égypte dans plusieurs programmes depuis 2016. L’inclusion sans critique des statistiques officielles égyptiennes dans les rapports par pays du Fonds n’est pas une coïncidence. Au contraire, la présentation enjolivée de la réalité du développement socioéconomique en Égypte est susceptible de servir les intérêts du FMI, qui a de plus en plus mis l’accent sur la dimension sociale de ses programmes ces dernières années. Il en va de même pour l’adoption des chiffres officiels du budget. L’Égypte est aujourd’hui le deuxième plus grand débiteur du FMI, ce qui amène à se demander si ce dernier a réellement intérêt à remettre en question les statistiques budgétaires officielles, notamment en ce qui concerne la solvabilité du pays.
Le véritable problème, c’est qu’en adoptant sans critique des statistiques gouvernementales, le FMI, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou d’autres organisations internationales « blanchissent » ces données. Ces statistiques ne sont plus perçues comme des statistiques égyptiennes, mais comme des chiffres provenant d’organisations internationales. Les pays donateurs et les investisseurs internationaux, mais aussi les universitaires et les groupes de réflexion doivent en tenir compte. Une évaluation réaliste de la situation en Égypte ne peut donc se faire qu’à travers des recherches sur place. Les dirigeants égyptiens en sont pleinement conscients et rendent délibérément difficile l’accès au terrain pour les universitaires et les journalistes.
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2Luis R. Martínez, “How Much Should We Trust the Dictator’s GDP Growth Estimates ?”, Becker Friedman Institute, juin 2021.
3« Officials delayed survey results showing Egyptians face highest poverty rate since 2000”, Madamasr, 30 juillet 2019.