Enquête sur les disparitions forcées en Égypte

À l’ombre de l’assassinat de Giulio Regeni · L’assassinat de l’étudiant italien Giulio Regeni au Caire, le refus des autorités égyptiennes d’enquêter sérieusement ont amené Rome à rappeler son ambassadeur au Caire. Aussi dramatique soit-il, ce cas ne doit pas faire oublier les centaines de disparus égyptiens dans les prisons du régime. Une situation qui ne semble pas émouvoir l’Union européenne, ni la France dont le président François Hollande doit effectuer dimanche 17 avril une visite d’État en Égypte.

Prison de Tora, au sud du Caire, où sont détenus de nombreux prisonniers politiques.
DR.

C’est le 22 juin 2015 que l’expression « disparition forcée » est utilisée dans les communiqués du syndicat des journalistes égyptiens pour décrire la situation de Mohammed Saber Al-Battawi, journaliste du quotidien officiel Akhbar Al-Youm. Ce dernier avait été arrêté par la police au matin du 17 juin à son domicile, dans la ville de Toukh au nord du Caire. Une fois les choses ainsi désignées par leur nom, une agence de presse officielle publiait la déclaration d’une source policière officielle qui indiquait son lieu d’incarcération. Bien qu’il soit toujours sous les verrous, Al-Battawi peut s’estimer heureux car sa disparition n’a duré qu’une semaine. Il se trouve sous le coup de plusieurs accusations, dont l’appartenance à une organisation terroriste, alors que la cause directe de son arrestation était la publication, sur un site électronique, d’un article satirique sur une île éloignée dans l’océan Pacifique, Jessy Stan, où il comparait un char et une ambulance, faisant allusion à la répression des civils par l’armée. C’était précisément ce qui venait d’avoir lieu lors d’une grève dans une cimenterie du Sinaï.

La famille d’Al-Battawi a plus de chance que celle de Sabri Anouar, rédacteur au journal en ligne Al-Badil, arrêté à son domicile par la police dans la ville de Kfar Battikh, gouvernorat de Damiette, à l’aube du 21 février 2016. Grâce à une connaissance, sa femme a pu lui rendre visite au poste de police de la ville deux jours plus tard. Il lui a dit qu’il avait été torturé et qu’il avait subi des électrochocs. Selon les amis d’Anouar, ce dernier aurait disparu après avoir écrit au procureur général. À l’heure actuelle, ni le ministère de l’intérieur ni les autres services officiels ne donnent d’information sur son lieu de détention1.

Dans le milieu de la presse, malgré les contraintes qui pèsent sur le sujet des disparitions forcées — particulièrement dans la presse officielle — la question est sensible. Elle rappelle le souvenir de Reda Hilal, journaliste du quotidien Al-Ahram, disparu depuis juillet 2003. Des activistes des droits humains vont jusqu’à affirmer que la disparition de Hilal est l’un des deux seuls cas de disparition forcée connus en trente ans de règne de Hosni Moubarak. D’autres, au contraire, affirment détenir les preuves de cinquante-sept disparitions forcées au cours de ladite période. Nasser Amine, avocat et activiste, membre du Conseil national des droits humains, fait état de ces deux cas dans son entretien avec le journal Al-Masri Al-Youm daté du 29 janvier 2015, sous le titre : « Les Nations unies admettent l’existence de treize cas de disparitions forcées au 25 janvier ». Hafez Abou Saada, avocat et activiste, président de l’Organisation égyptienne des droits humains, a déclaré lors d’une rencontre au Caire le 9 mars 2016 que le groupe chargé des disparitions forcées aux Nations unies disposait de cinquante-sept cas documentés de disparitions forcées du temps du président Hosni Moubarak.

Des chiffres contradictoires

La différence entre la disparition forcée du temps de Hilal et celle du temps de Battawi ou d’Anouar réside dans l’augmentation du nombre de disparus, au point que les organisations des droits humains nationales et internationales — de même que l’opinion politique égyptienne — s’en inquiètent. Mais les autorités nient ce phénomène et l’attribuent à une campagne de diffamation orchestrée par l’organisation internationale des Frères musulmans. Pourtant, le 22 décembre 2015, une organisation des droits humains qu’on ne peut qualifier ni d’islamiste ni de proche des Frères musulmans a publié un rapport dénombrant 430 cas de disparitions forcées entre août et novembre de la même année, soit trois disparitions forcées par jour. L’Union des familles de disparus dispose de registres faisant état de 108 disparitions depuis sa fondation l’été 2013 selon son président, avocat et père d’une victime, Ibrahim Metwalli. Cette Union ne dispose ni de siège ni de moyens, elle s’appuie sur des efforts individuels2.

L’analyse d’un communiqué collectif adressé au procureur général par dix familles de victimes, en date du 18 novembre 2015, rend compte du caractère diversifié de ces disparitions, s’agissant de la géographie, de l’âge et de l’appartenance sociale. Selon ce communiqué, la première disparition remonte au 8 juillet 2013, la plupart des autres sont survenues le 14 août de la même année (le jour même de la dispersion du sit-in de Rabaa al-adawiya), et la dernière disparition a eu lieu le 13 janvier 2014. Parmi les disparus, trois étudiants, deux diplômés d’université, un chirurgien, un couturier, un comptable, un peintre en bâtiment. Les disparus ont entre 22 et 58 ans. Toujours selon ce communiqué, les familles pensent que leurs proches disparus ont été arrêtés dans les rues de Medinat Al Nasr, à l’exception de deux cas : un disparu arrêté devant chez lui dans la ville de Zagazig, et une autre dans une école privée à Nahya dans le gouvernorat de Gizeh3. Quant au traitement réservé à ce communiqué collectif, l’avocat Metwalli nous confirme, à la mi-mars 2016, qu’il a été comme des centaines d’autres classé sans suite. Écrire en vain au procureur général, déposer inutilement des plaintes auprès du ministère de l’intérieur, du président de la République, sont des étapes sur le « chemin de croix » des familles de victimes. C’est une pure perte de temps que de se mettre en quête des siens dans les différents services de police, les hôpitaux et les morgues, ou de tenter une visite à la prison militaire d’Azouli qui se trouve sur la route d’Ismaïlia, à l’écart de toute surveillance4

Les formulaires du Conseil national

Quiconque a fréquenté la place Tahrir après la chute de Hosni Moubarak en février 2011 pouvait rencontrer des familles qui se plaignaient de la disparition de parents au cours des événements de la révolution. Évidemment, dans un pays comme l’Égypte, personne ne dispose de chiffres qui documentent un phénomène aussi dangereux. Mais après la destitution de Mohamed Morsi par l’armée le 3 juillet 2013, de nombreux témoignages ont convergé pour signaler l’augmentation du nombre de disparitions forcées, beaucoup d’entre elles survenant sur fond de conflit politique. Depuis que le Conseil national pour les droits humains a ouvert à l’automne 2015 la possibilité de remplir des formulaires de réclamation portant sur la question des disparitions forcées selon les critères définis par la Convention des Nations unies pour l’année 2006, Georges Isaac, membre du Conseil, fait état de 300 réclamations déposées auprès du ministère de l’intérieur début mars 2016. Jusqu’à cette même date, 193 réponses ont été données, selon lesquelles les disparus sont en prison, purgeant des peines ou en attente de se voir notifier leur chef d’accusation, à l’exception de trois personnes qui seraient parties à l’étranger5. Du reste, l’opération lancée par le Conseil national ne jouit ni de la confiance des familles de victimes ni de celle de certains membres du Conseil lui-même6. De toute façon, le Conseil avait promis à plusieurs reprises de rendre son rapport sur les disparitions forcées depuis novembre 2015, sans pour autant le faire. Bien plus, son président Mohammad Al-Faek, un homme politique nassérien, a même anticipé la parution du rapport, avec des déclarations qui réduisent l’importance du phénomène7.

Comprendre le phénomène

La différence entre la période de disparition de Hilal d’un côté et celle de Al-Battawi et Anouar de l’autre ne tient pas seulement à l’augmentation du nombre des disparus. Il est avéré que la plupart des disparitions documentées sont survenues après des arrestations par la police et la détention des disparus dans des centres de la sûreté nationale (anciennement sûreté de l’État et police politique). Il est aussi incontestable que certaines victimes ont été retrouvées mortes alors que leur arrestation par la police avait été confirmée, comme c’est le cas pour Islam Atito, étudiant en ingénierie à la faculté de Aïn Shams, arrêté pendant une réunion du comité des examens, selon le témoignage de ses collègues. C’est également le cas — enveloppé de mystère du fait des déclarations successives et contradictoires des autorités — de l’étudiant italien Giulio Regini. Mais il est aussi des disparitions dont le nombre est difficile à estimer, qui remontent aux massacres perpétrés par la garde républicaine, au moment de la dispersion des sit-in de Rabaa al Adawiya et de la mosquée Al-Fath au Caire à l’été 2013.

Il arrive très fréquemment que des personnes réapparaissent ultérieurement, flanquées d’accusations sur fond politique, comme les disparus dans l’affaire militaire de Kfar Al-Cheikh. Dans cette affaire, près de 80 personnes ont été arrêtées pendant une période de 76 à 90 jours. Elle s’est conclue par des chefs d’accusation contre seize d’entre eux devant le tribunal militaire qui les a jugés pour l’attentat au stade Kfar Al-Cheikh, l’appartenance à l’organisation des Frères musulmans ; au cours de ce procès, sept peines capitales ont été prononcées, sans compter d’autres peines de prison et de condamnations à perpétuité.

Ce n’est pas tant le fait que l’Égypte n’ait pas signé la Convention sur les disparitions forcées, mais que celles-ci ne soient mentionnées ni dans la Constitution ni dans la législation. L’article 54 de la Constitution stipule qu’il faut autoriser toute personne privée de liberté à contacter sa famille et son avocat dans les vingt-quatre heures. La loi pénalise la détention illégale d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans. Pourtant, les Égyptiens ne voient pas la mise en application de ces textes de loi. Le plus surprenant est que le ministre de l’intérieur — anciennement directeur de la sûreté nationale —revienne à la charge et nie même l’existence d’un seul cas de disparition forcée8. Comme s’il était possible après ces témoignages et ces témoins de nier les disparitions forcées en Égypte.

1De source proche (une connaissance commune à la victime et l’auteur), témoignage obtenu au Caire le 5 mars 2016.

2Entretien, le 6 mars 2016.

3Karem Yehia, « Le procureur général » (arabe), Al-Ahram, 24 novembre 2015.

4Entretiens avec les familles des disparus sous la contrainte, au siège du syndicat des journalistes en novembre 2015.

5Entretien du 6 mars 2016.

6Certains membres, comme l’avocat Ibrahim Metwalli, émettent des critiques sur les difficultés rencontrées par les familles à remplir les formulaires qui contiennent des questions compliquées, sans l’aide de la part du Conseil lui-même. De plus, les formulaires sont recevables sous condition de dépôt de plainte au préalable auprès de la police, cette dernière s’abstenant de recevoir des plaintes concernant des dossiers sensibles. Sans oublier que de nombreuses familles ont peur de faire des signalements de disparition ou de déposer plainte.

7Entretien avec Mohammad Al-Faek par le journal Al-Masri Al-Youm, le 13 février 2016, sous le titre « Il n’y a pas de disparitions forcées et le nombre des arrestations ne dépasse pas 8000 » (en arabe).

8Entretien accordé par le ministre de l’intérieur le général Magdy Abdel Ghaffar à l’agence de presse officielle Al-Sharq Al-Awsat, le 6 mars 2016.

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