Entre ennui et extase, l’Occident face au monde arabe

Le Proche-Orient est entré dans une zone de tempêtes dont les premières victimes sont les peuples de la région, obligés d’abandonner leurs foyers, de se cacher face aux bombardements, de plier devant les dictateurs. Pour rétablir l’espoir, il faut reconnaître l’échec final du paradigme militaro-centré qui domine l’approche occidentale. Et accorder la priorité aux sociétés.

Réfugiés syriens bloqués à la gare (Keliti) de Budapest.
Mstyslav Chernov, 4 septembre 2015.

Pour ceux qui n’en font pas partie, le Proche-Orient se réduit souvent à un objet intellectuel — un endroit sur la carte où projeter peurs, fantasmes et intérêts. Mais pour beaucoup d’autres hommes et femmes, c’est leur maison. Une maison qu’ils habitent et qui fait leur désespoir, une maison à fuir et à laquelle s’accrocher, à mépriser ou à aimer. Il serait futile de vouloir commenter la situation à leur place. Que dire qu’ils ne sachent déjà ? Les idéaux et les espoirs d’antan se sont désintégrés. Un vaste ensemble d’acteurs semble se liguer pour dévaster la région. La souffrance et la complexité sont de plus en plus grandes, et pourtant même les observateurs les mieux intentionnés sont tentés de simplifier ce qu’ils ont du mal à comprendre. Il faut un effort de chaque instant pour rééquilibrer ses positions, reprendre l’analyse des tendances pertinentes et sous-jacentes, et essayer de contribuer au débat de façon responsable.

Or, la tendance dominante va dans le sens contraire. La plupart des conversations sont autocentrées et réductrices, en premier lieu dès qu’on parle de l’organisation de l’État islamique (OEI) et de l’accord sur le nucléaire iranien. On ne se préoccupe de l’intervention russe en Syrie, de la crise exponentielle des réfugiés, des guerres destructrices en Libye et au Yémen que dans la mesure où elles dérangent des « intérêts nationaux » perçus à travers une vision myope et étroite. L’exécution brutale d’un journaliste américain provoque autant de réactions à Washington que les persécutions massives contre la minorité yézidie d’Irak et sa mise en esclavage. Et ces deux exactions obtiennent plus d’écho que l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés sur les rivages de l’Europe, qui à leur tour préoccupent bien plus les Occidentaux que les millions d’autres qui sont bloqués dans leurs propres pays, et ceux dans toute la région qui sont ramenés au néant par les bombardements.

La réponse occidentale à chaque tragédie proche-orientale est guidée par des facteurs émotionnels réflexes : proximité culturelle (ou son absence) avec les victimes, obsession permanente du terrorisme et pouvoir des images — celles de la barbarie dans le style film d’horreur de l’OEI ou, de temps en temps, d’un enfant noyé. Cette émotion est compréhensible, mais elle ne peut servir de base à une stratégie.

Le Bien contre le Mal

Bien entendu, les États-Unis ne sont pas les seuls coupables. Les acteurs principaux réagissent plus par obsession que par intérêt. Washington croit pouvoir réduire l’entité socio-économique, politique et militaire ultra-complexe qu’est l’OEI avec des bombardements, une pincée de propagande pour les réseaux sociaux, et tout soutien étranger, même le plus tiède. Moscou matraque ce qui reste de l’opposition syrienne non djihadiste dans le seul but de restaurer le prestige de la Russie et de remettre Barack Obama à sa place. Téhéran recherche le leadership régional en déversant de plus en plus d’armes, d’argent et d’arrogance (hubris) sur tout allié qui lui semble efficace à un moment donné dans un pays donné. Riyad se démène pour contrer par tous les moyens ce qu’il perçoit comme des manœuvres perses, pendant que Le Caire fait la même chose avec l’épouvantail des Frères musulmans. Et ainsi de suite. Ces postures sont construites en mode binaire : le Bien contre le Mal, traduit en langage politique par « la stabilité contre le terrorisme ». Les États essaient de réduire le pandémonium (l’enfer) à un ou deux ennemis et à un ou deux objectifs, tout en multipliant les guerres par procuration. Autrement dit, ils veulent « faire simple » : choisissez une obsession, ignorez tout le reste, et à la fin ça va devenir compréhensible.

La réalité, bien sûr, est à l’opposé. Dans une région aussi fluide et aussi complexe, les politiques monomaniaques vont immanquablement aggraver les choses, en renforçant les polarisations alors qu’il faut construire des ponts. Mais au Proche-Orient, la confusion est si épouvantable que personne, en fait, ne peut appréhender les dynamiques en jeu, et encore moins tracer le chemin pour avancer. Chacun entretient l’illusion du triomphe de sa propre vision. Après avoir écouté les différentes parties, fermez les yeux, et vous verrez défiler un Proche-Orient stabilisé par l’adoption des valeurs occidentales ; ou sous influence russe, seule solution raisonnable ; acceptant l’inévitable leadership iranien ; mettant fin aux ambitions iraniennes ; se débarrassant du cancer islamiste… ou finalement se réinventant après avoir mis fin à la sécularisation, vue comme une anomalie. Rouvrez les yeux, secouez la tête, et reprenez un Valium.

Il faut résister à deux tentations. La première est de céder au confort de nos espoirs, de nos peurs et de nos visions biaisées au lieu d’analyser sérieusement la situation. La seconde, de se laver les mains de ces problèmes que les pays occidentaux ont contribué à créer et qui vont continuer à les affecter en profondeur et souvent de façon imprévisible. Si l’Occident veut réhabiliter sa politique au Proche-Orient, il devra donc changer de paradigme. Mais voyons d’abord les dynamiques qui ont construit la situation actuelle de la région, et continueront à la façonner dans les années à venir.

Une superpuissance réticente

Pour commencer, il faut admettre que les États-Unis, en dépit de leurs réticences, demeurent au centre de la tumultueuse géopolitique proche-orientale. La Russie n’aurait pas lancé sa guerre sur le sol syrien sans la conviction que ses opposants syriens n’avaient pas réellement le soutien des États-Unis, contrairement aux combattants afghans des années 1980. Les dirigeants iraniens paraissent souvent croire que la victoire de leur « axe de la résistance » devra moins à leurs propres œuvres qu’à la fatigue des États-Unis. Les Américains, estiment-ils, se lasseront, puis abandonneront et finiront par se joindre à eux.

Il y a bien une « doctrine Obama », même tacite. Elle comporte trois points. D’abord le « pivot », qui au fond n’a jamais été un basculement géographique du Proche-Orient vers la région Asie-Pacifique, comme on le dit, mais un changement thématique : le président Obama s’intéresse très peu aux grands principes des relations internationales du XXe siècle, à savoir le militarisme, les conquêtes de territoires, les « guerres sales », la promotion de la démocratie. Ni même aux droits humains. Il a intériorisé — peut-être un peu trop et un peu trop vite — l’idée que les États-Unis n’ont plus le pouvoir de façonner le destin des autres peuples. Dans son monde idéal, les nations prennent leurs propres décisions et résolvent leurs propres problèmes, le leadership américain s’exerçant (de façon hégémonique, peut-être) sur ce qui unit en réalité les peuples : une économie intégrée, l’Internet, les défis écologiques, la superstructure financière, etc., domaines dans lesquels le Proche-Orient apparaît de plus en plus marginalisé. Il est vrai que la déstabilisation violente de pans entiers de la région n’empêche même pas le prix du pétrole de baisser.

Deuxièmement, l’administration Obama a géré son relatif désengagement en donnant les moyens à des acteurs locaux de mieux s’occuper de leurs affaires, tout en espérant que leurs intérêts coïncideraient avec les préférences américaines. Certains officiels ont ainsi imaginé que l’Iran soutiendrait l’État irakien et réformerait le régime syrien, au moins à la marge, et non que Téhéran saperait le premier et renforcerait le second. Les Américains ont poussé l’Arabie saoudite à prendre ses responsabilités au Yémen, pour se retrouver avec une guerre non voulue, mais qu’ils se sont sentis obligés de soutenir publiquement. D’autres acteurs étatiques ont bien compris qu’avec cette administration, il valait mieux créer des faits sur le terrain. La Russie s’est impliquée à fond en Syrie pendant que la Turquie en était toujours à vouloir créer une zone d’interdiction de vol sous une forme ou une autre.

La troisième composante de la doctrine Obama, c’est un certain fétichisme de l’État. Les États-Unis ont toujours été un partenaire particulièrement faible pour les acteurs non étatiques de la région, que ce soit en Palestine, au Liban ou en Irak. Cette tendance s’est aggravée sous la présente administration, au point d’empêcher tout engagement avec n’importe quelle partie de l’opposition syrienne. En dépit de sa rhétorique anti-Assad, la Maison Blanche préfère maintenir la structure du pouvoir syrien plutôt que de prendre le risque de le renverser. En Irak, la politique américaine se résume au maintien des restes — de la fiction, en réalité — de l’État. En pratique, Washington contient les aspirations sécessionnistes kurdes (tout en armant des factions kurdes qui combattent l’OEI, ce qui peut entraîner l’effet inverse), forme quelques unités de l’armée afin de cacher l’importance grandissante des milices soutenues par l’Iran, et travaille avec un premier ministre sans pouvoir dont l’autorité est sapée à la moindre occasion par ces mêmes clients de l’Iran.

Mais ce fétichisme des partenaires étatiques est justement mal adapté à la région telle qu’elle est. L’Égypte est affaiblie et préoccupée par ses problèmes intérieurs, la Turquie considérée comme suspecte par Washington. L’Arabie saoudite a des problèmes d’image de plus en plus graves, et Israël, même dans ses meilleurs moments, ne peut servir de véhicule d’influence. C’est en partie la raison de l’émergence de l’Iran comme partenaire par défaut des États-Unis — un statut que ne justifie pourtant aucun aspect de la politique actuelle de Téhéran.

Effritement de l’État

Le problème de ce paradigme étatique, c’est qu’il coïncide avec une période de faiblesse historique de l’État dans tout le système proche-oriental. Les soulèvements arabes ont mis en lumière à la fois le délabrement des structures étatiques et la détermination des élites dirigeantes à les sacrifier sur l’autel de leur propre survie. Les sociétés arabes se sont mobilisées contre la banqueroute de leurs institutions nationales. Elles préféraient changer de gouvernance que changer de gouvernements. Elles appelaient, en un mot, à moins de « régime » et à plus d’État. Pratiquement partout, leurs dirigeants ont réagi en réinvestissant tout ce qui faisait d’eux d’abord des « régimes » : répression et radicalisation, « copinage », clientélisme et peur du chaos — les sources principales de leur domination. Ces procédés ont considérablement affaibli la foi en l’État et le désir d’État. La plupart des Irakiens, des Syriens et des Libanais ont complètement perdu l’espoir, sans parler des Palestiniens. Nombreux dans la région, surtout parmi les élites, sont ceux qui accepteraient n’importe quelle structure de pouvoir, au mieux un régime, au pire une grosse milice qui les protégerait des autres parties de leur société, quel qu’en soit le prix à payer par la collectivité.

Voilà ce qu’est devenue la politique dans la région : la compétition des récits victimaires a remplacé les aspirations à la croissance et au progrès. La sphère politique a été pour ainsi dire « miliciarisée ». Au XXe siècle, le Proche-Orient a été façonné par des paradigmes globalisants, les différents « ismes » : unification par le panarabisme ou le panislamisme, construction d’États jacobins, centralisation et militarisation du pouvoir. Tout cela a disparu, ou survit comme référence mécanique et vidée de sens. La presque totalité des grands acteurs politiques se contente de combattre un ennemi existentiel qui se trouve être indestructible, ce qui les arrange. La manipulation de la peur n’a rien de nouveau, mais le changement est qu’à de rares exceptions près il n’y a plus rien d’autre, ni agenda positif, ni plan d’ensemble politique ou économique d’aucune sorte. La politique est devenue presque entièrement émotionnelle et régressive.

Ainsi virtuellement toutes les formes de leadership dans la région ne font pas grand-chose de plus que de se brancher sur les sentiments de persécution de tous les groupes qui détruisent le modèle de l’État-nation. En Irak, les chiites, les sunnites, les Kurdes et d’autres minorités plus petites ont des raisons légitimes de se plaindre, étant en butte à des niveaux extraordinaires de souffrance et d’agression. Les alaouites de Syrie cherchent à détruire la classe sunnite défavorisée, par peur de leur propre annihilation. L’Iran et le Hezbollah s’appuient sur leur tradition du martyre tout en prêtant la main à l’apparition de son équivalent chez les sunnites. La façon dont l’Arabie saoudite repousse les menées iraniennes permet à Téhéran de se prétendre sur la défensive. Autrement dit, ces conflits qui minent ce qui reste de l’État fournissent aux classes dirigeantes une source de légitimité, un prétexte pour éviter de s’attaquer à tous les problèmes anciens qu’ils n’ont pas envie de résoudre, et un moyen de se barricader et de s’enrichir. La guerre est devenue une politique par défaut. En cédant la place à des gouvernements de la région, Washington a validé les forces mêmes qui détruisent l’État-nation au Proche-Orient.

L’économie joue un rôle-clé dans ce processus : des élites parasites ont vidé de leur substance les structures étatiques, sacrifiant au passage toute prétention à protéger et à soutenir les autres segments de leurs sociétés. En général, les politiciens ne cherchent même pas à réparer les dysfonctionnements de l’État, ils les utilisent pour générer des revenus (par la corruption), pour créer dans leurs populations une anxiété génératrice de soumission (en créant la peur du passage du dysfonctionnement au chaos). Le délitement des liens sociaux existants crée des conflits intérieurs qu’ils gèrent en jouant les différents segments de leurs sociétés les uns contre les autres.

Tout cela ne s’est pas fait en une nuit. C’est l’apogée d’un processus qui a pris des dizaines d’années. L’État-nation du Proche-Orient tel que nous le connaissons a été construit sur la sécurité, la répression et le patrimonialisme, avec des régimes qui se sont identifiés le plus possible aux appareils d’État tout en étouffant avec zèle toute possibilité de voir naître des institutions politiques et sociales plus authentiques, fondées sur des bases plus larges. Les structures fragiles qui en ont résulté n’ont jamais été stables, même s’il n’était pas du tout certain de les voir imploser si tôt et de façon aussi spectaculaire.

L’OEI, un problème militaire ?

Au lieu d’évoluer et de construire un nouveau chemin, les acteurs principaux, de Washington à Moscou en passant par nombre de régimes arabes ont voulu restaurer, principalement par la violence, un état de choses pré-2011 qui n’était déjà pas viable, et qui semble de plus en plus illusoire au fur et à mesure que les gouvernements de la région sapent les fondations déjà minées de leurs propres États, ainsi que celles des autres, au nom de la « stabilité », nom de code pour l’autopréservation des pouvoirs en place. La meilleure illustration de cette tentative sisyphéenne de ressusciter un ordre ancien, c’est la campagne internationale contre l’OEI. La puissance de ce groupe est due à un concours de circonstances d’une immense complexité, dont voici une liste non exhaustive :
➞  l’invasion américaine de l’Irak ;
➞  la disparition des autres sources possibles d’identité arabe sunnite ;
➞  la révolution de l’information ;
➞  les soulèvements arabes
➞  l’effondrement de la superstructure régionale telle que décrite ci-dessus.

Au lieu de s’attaquer à ces causes profondes, Washington et cie insistent pour traiter l’OEI comme un problème militaire, que l’on peut régler en bombardant le groupe jusqu’à son annihilation. Cette politique n’est pas seulement inepte, elle jette aussi de l’huile sur le feu. En combattant un ennemi qui se nourrit du sectarisme, de la marginalisation des Arabes sunnites, de l’absence de sécurité engendrée par l’affaiblissement des institutions étatiques, on ne fait que renforcer tous ces phénomènes. L’effondrement des superstructures entraîne un processus de décentralisation et de privatisation de facto dans lequel se forment de nouveaux acteurs organiques. Quelque chose commence à émerger des cendres de ce système ; reste à savoir quoi au juste. Si l’on ne peut pas prévoir l’avenir, on peut adopter une approche constructive en analysant les courants sociaux souterrains qui sont à l’œuvre, et en tentant d’accompagner ce processus plutôt que de s’y opposer.

Au cœur de cette réorganisation de la région, le tissu social et démographique post-2011 est en train de se réinventer, avec une ampleur et des conséquences que nous commençons seulement à comprendre. Plusieurs facteurs s’alignent : la destruction de villes entières, sans espoir de reconstruction dans un avenir prévisible ; de multiples vagues de déplacements de populations, internes et externes, imbriquées les unes dans les autres (et peu couvertes par les médias, comme la fuite des Égyptiens de Libye ou le départ du Golfe des chiites du Levant) ; la clôture des frontières des sociétés occidentales, qui ferme la traditionnelle soupape de sécurité de l’émigration vers le « monde développé » ; une fuite des cerveaux déroutée de l’Occident vers le Golfe, qui fait basculer le centre de gravité intellectuel de la région vers des villes comme Dubaï ; l’émasculation de la classe moyenne là où on a besoin d’elle pour définir un futur meilleur ; la remobilisation des diasporas anciennes, et l’apparition de nouvelles. La liste n’est pas close.

Transferts chaotiques des pouvoirs

Dans ce contexte, une dévolution chaotique des pouvoirs se déroule à tous les niveaux. Les conflits détruisent nombre des repères traditionnels du système de croyances arabe et islamique, de nouvelles identités se reformulent en dehors des récits nationaux écrits par les régimes. Elles se discutent et se négocient dans les espaces virtuels créés par la révolution de l’information. De nouvelles façons d’être sunnite, chiite, séculier ou attaché à une identité locale sont en gestation. Jamais l’identité chiite globale n’avait été aussi vivace. Les sunnites, au contraire, font face à une fragmentation kaléidoscopique. L’athéisme semble avoir le vent en poupe, et toutes sortes de replis sur soi se manifestent.

L’un des aspects les plus destructeurs de cette dévolution des pouvoirs est ce que l’on peut appeler « l’entrepreneuriat milicien », aux formes différentes selon le contexte. Au Liban, c’est surtout le retour des rivalités entre bandes de quartier ; en Syrie et en Irak, la cannibalisation des structures de l’État et l’occupation d’espaces abandonnés par des groupes armés opérant sous une variété de drapeaux, y compris l’OEI et les paramilitaires chiites soutenus par l’Iran. Au Yémen et en Libye, les milices se battent pour les ressources dans le cadre d’une économie de guerre complexe. Dans la plus grande partie de la région, la violence s’est imposée comme seule source de redistribution de la richesse et comme premier moyen d’ascension sociale. Les combattants de chaque côté sont souvent interchangeables, car ils se battent plus pour gagner leur vie que pour imposer une vision du monde. Dans ce contexte, l’OEI introduit un nouveau modèle, un réseau décentralisé reposant plus sur le consentement que sur l’adhésion, une coordination intérieure par les moyens technologiques modernes, un récit aux contours vagues et toujours en évolution, un paradigme de gouvernance qui n’offre pas grand-chose, mais pose moins d’obstacles que les régimes prédateurs et les milices pillardes, et un mélange d’adaptation à l’environnement et de violence extrême contre toute forme de résistance. Même si l’État islamique s’efface, la dynamique du haut vers le bas qui le caractérise sera sans doute reproduite.

On peut dire que ce chaos comporte des éléments constructifs. En l’absence de l’État, les individus et les sociétés prennent de plus en plus les choses en main et trouvent des solutions ad hoc en privatisant, en créant des structures socio-économiques et politiques informelles pour remplir le vide. Dans de nombreux pays, les services de base ont été transférés au secteur privé. L’habitat informel domine de plus en plus dans les espaces urbains. Le camp de réfugiés de Zaatari en Jordanie semble inaugurer une ère nouvelle en devenant la première ville informelle d’une région habituée aux quartiers informels. La sécurité même est de plus en plus privatisée, jusqu’au citoyen individuel qui, ne faisant plus confiance aux institutions, active ses réseaux pour anticiper les menaces, les identifier et les contrer (alimentant ainsi la domination des milices diverses et variées). Paradoxalement, les sociétés semblent tirer profit d’un acte désespéré, l’émigration, qui a engendré une économie complexe et connectée grâce à la masse d’information disponible sur les réseaux sociaux.

Mille et une nuances de gris

Ces changements tectoniques posent d’énormes défis aux gouvernements occidentaux, habitués depuis des décennies au confort des relations avec des autorités centralisées. Le niveau de fragmentation est effrayant. La presque totalité des groupes peut — et doit, pour le bien de l’analyse — être divisée en sous-groupes, dont les évolutions peuvent donner le tournis, que ce soit dans leur composition, leurs alliances ou leurs ennemis. On peut faire la différence entre les Kurdes turcs, syriens et irakiens, mais seul un petit nombre d’observateurs est capable de distinguer entre les dizaines de factions et d’acronymes, signes d’autant de rivalités politiques et militaires. Tout analyste informé peut comprendre la distinction entre l’OEI et Jabhat Al-Nosra, mais celle de la différence entre Jabhat Al-Nosra à Idlib et à Deraa ? Même les tribus arabes sunnites alliées aux États-Unis en Irak en 2007-2006 ont développé de nouvelles lignes de fracture sous le poids de la répression. La liste continue…

La leçon centrale de 2011, c’est que l’on ne peut plus ignorer les sociétés du Proche-Orient ni leur grandissante complexité. Les responsables politiques et les commentateurs l’ont vite oublié pour retourner au confort de la « pensée stratégique » superficielle, par laquelle on se demande si Bachar Al-Assad n’est pas un « moindre mal » ou l’Iran un « partenaire plus efficace » que les alliés traditionnels de l’Occident. Il est stupéfiant de voir à quel point ces conversations oublient les sentiments populaires, les courants sociaux, les facteurs économiques, et la base de tout : la légitimité. Comme si ces facteurs n’avaient pas été précisément à l’origine des bouleversements d’il y a cinq ans.

L’invasion de l’Irak en 2003 représente évidemment un cas d’école de cette volonté de plier la réalité aux souhaits occidentaux —, mais quid de l’absence de politique occidentale en Syrie ? Sans réelle volonté de faire cesser le carnage, les dirigeants occidentaux se sont réfugiés dans une série de vœux pieux. Au tout début, le président Assad devait s’en tirer ; tout de suite après, son régime devait forcément tomber, puis la majorité silencieuse devait tirer les marrons du feu. La base économique du régime devait s’effondrer ; un coup d’État alaouite était dans les tuyaux en préparation ; un statu quo pénible devait pousser le régime à négocier. La Russie était sur le point de gérer le départ d’Assad. Certains aimeraient voir la liste continuer, avec la défaite imminente de l’État islamique par les frappes aériennes russes, les troupes iraniennes et les milices confessionnelles, après quoi tout le monde serait prêt à négocier une fin de partie civilisée. L’inaction a été justifiée par la peur du chaos, alors même qu’un chaos surréaliste et cauchemardesque s’est installé depuis un bon moment.

L’OEI a fourni une échappatoire à Washington et à ses alliés, en leur permettant de faire enfin quelque chose tout en ne faisant rien en réalité. Par son usage calculé de l’ultra-violence, ce groupe s’est construit en représentant du mal absolu. Plus commode encore : il ne s’agit ni d’un régime que l’on peut renverser, ni d’une armée identifiable que l’on peut détruire, ni d’un partenaire à réformer, ni d’une économie conventionnelle que l’on peut soumettre à sanctions, ni encore d’un ennemi à qui parler le langage de la diplomatie. C’est un ennemi insaisissable qui habite des régions abandonnées, idéal pour un combat d’ombres sous la forme de frappes aériennes dénuées de sens contre des cibles mouvantes, et pour une croisade de relations publiques rassurante.

Le nucléaire comme antidote ?

Le deal nucléaire avec l’Iran est tout aussi chargé d’émotions. Pour nombre de gens, ce compromis joue le rôle d’une sorte d’« anti-Daech » : un agenda clair et sans ambiguïté. Toutes les analyses se fondent sur des positions binaires, qui se résument à être pour ou contre l’accord, ce qui aurait un sens s’il y avait la moindre possibilité de prévoir son résultat. Il est étonnant de voir qu’une négociation particulièrement complexe, produisant un document franchement incompréhensible pour les non-experts et dont on mettra des années à observer les effets ait pu déclencher des réactions aussi polarisées.

Le moins intéressant des deux camps, pour l’analyste, est celui des opposants. La nouvelle légitimité acquise par Téhéran effraie naturellement les pays qui voient la politique étrangère de l’Iran comme une menace. La plupart des partisans de l’accord, y compris les Iraniens eux-mêmes, constatent avec satisfaction que ce marché lèse les intérêts saoudiens et israéliens. Beaucoup vont plus loin en espérant que le deal serve de base à un paradigme stratégique entièrement nouveau où Téhéran deviendrait un partenaire central des gouvernements occidentaux — une source de colère et d’angoisse pour les « alliés traditionnels de l’Ouest », mais aussi pour les citoyens ordinaires de la région qui jugent hégémonique le comportement iranien. Ils ont peut-être tort, mais il va falloir plus que des mots pour convaincre, par exemple, les millions de Syriens soumis aux attaques chimiques, aux missiles balistiques et aux barils de TNT de l’« axe de la résistance ».

Ces craintes sont compréhensibles, mais on peut se demander ce que l’accord apporte réellement et s’il n’entérine pas les dynamiques présentes : la montée en puissance de l’Iran et sa volonté de s’affirmer, le délitement du monde arabe, les hésitations et l’impuissance de l’Occident, et la relative fêlure entre Israël et les États-Unis. À ce stade, l’accord avec l’Iran s’ajoute pour ainsi dire — plutôt qu’il ne le remplace — au système incroyablement dysfonctionnel de la région. Les résultats à court terme sont évidents : l’intervention saoudienne, action préventive contre le traité alors en discussion, et la réaffirmation du soutien de Téhéran à ses alliés en Irak et en Syrie.

Ce qui est plus intrigant, ce sont les espoirs grandioses et rédempteurs des défenseurs du traité. Cette percée diplomatique aurait le pouvoir de « transformer » l’Iran en ouvrant le pays au monde, en accentuant ses tendances les plus pragmatiques, et en donnant à sa société les moyens d’arracher des changements politiques. Après, aucune limite à nos espérances : l’Iran pourrait se rapprocher des positions occidentales sur la stabilisation de l’Irak, la démilitarisation du Hezbollah, la normalisation des relations avec Israël et l’Arabie saoudite, bref un monde parfait doté d’une « infrastructure de sécurité ». Or, il n’est pas difficile d’imaginer de nombreux scénarios plus ambigus, et on n’a malheureusement aucune raison de les écarter. L’Iran pourrait se tenir aux limites du traité tout en se livrant à des provocations soigneusement calculées, afin de jouir de la levée des sanctions tout en maintenant un niveau de tension très politique avec les États-Unis, afin de préserver les fondements politiques du régime. Il pourrait aussi appliquer l’accord scrupuleusement, tout en poursuivant exactement la même politique régionale. D’ailleurs les « pragmatiques » et les « durs » de Téhéran ne montrent aucun désaccord sur les questions régionales. Et l’environnement politique du Guide suprême, âgé de soixante-seize ans ne donne aucune indication des futures orientations du pouvoir.

L’audace de l’espoir

Les racines de l’optimisme ne découlent pas d’une pensée rationnelle, mais d’un curieux mélange entre l’échec et la foi occidentaux. Nous sommes à la fin d’une ère occidentale remarquablement courte, qui nous laisse un ensemble de convictions fortes et rien pour les faire respecter. Après l’effondrement de l’URSS, quand les États-Unis ont hérité le monde, l’Ouest s’est trouvé dans une période où il jouissait d’une économie relativement forte, de sociétés confiantes, et où il n’avait pas d’ennemi clairement défini, ni aucune opposition sérieuse dans le monde. En une vingtaine d’années, l’Occident a mis en place une nouvelle approche des conflits, un nouveau « récit » dans lequel ses intérêts seraient défendus par la « prévention et la résolution des conflits ». Avec le temps, ses doubles standards, ses fiascos opérationnels ainsi que la résistance à cet agenda l’ont poussé à chercher un nouvel « ennemi » paradigmatique, qu’il a trouvé dans un « terrorisme » mal défini. La réalité d’aujourd’hui en découle : États policiers à l’européenne, fermeture des frontières aux déshérités et recours de plus en fréquent à des « frappes » stupides.

Les révolutions arabes ont aggravé toutes les contradictions et tous les ratés de cette posture. En quatre ans, tout a basculé. En bref, la Libye a discrédité l’idée de changement de régime, l’Égypte celle de la démocratisation et la Syrie celles des droits humains et de l’intervention humanitaire. Tout le reste ayant échoué, le concept amorphe de la « guerre contre le terrorisme » a convaincu nombre de ses détracteurs. Et voici l’accord nucléaire avec l’Iran, qui devrait nous sauver et effacer tous les échecs occidentaux, à commencer par l’invasion de l’Irak en 2003 — ce qui est ironique quand on pense qu’il va renforcer la présence de l’Iran, dont l’action se résume, malheureusement, à soutenir des milices. Une tendance qui aurait continué en l’absence d’un accord avec lequel elle n’a rien à voir. Obama n’a rien fait pour « terminer » la guerre en Irak, il s’en est lavé les mains et l’a passée à son successeur.

Deuxièmement, le débat dogmatique, hyperbolique et binaire autour du traité ressemble beaucoup trop à l’ambiance pré-2003. À l’époque, la guerre était la solution : renversons les tyrans, et le meilleur des sociétés gagnerait, l’histoire se remettrait sur les rails. Soutenons les modérés, les pragmatiques, ceux qui partagent nos valeurs, et ils triompheraient des durs. Aujourd’hui les partisans les plus enthousiastes du compromis adoptent la même attitude, avec un léger changement : tout sauf la guerre ! La diplomatie et le progrès économique, voilà la solution. Le problème de ces deux positions, c’est ce qu’elles ont en commun : une position extrême qui rejette l’extrême opposé, une foi excessive dans l’autre, comme si les relations internationales n’avaient pas pour cadre un monde imparfait, et la conviction de l’« américanisation » de l’autre, sous une forme ou sous une autre, comme conséquence attendue et désirée. Une forme très spéciale de naïveté américaine. L’invasion de l’Irak fut largement le produit, sans écarter les autres motivations, d’une vision émotionnelle et romantique des vertus de l’idéologie américaine et de leurs pouvoirs émancipateurs, vision toujours à l’œuvre aujourd’hui.

En ce sens, il y a une similitude frappante entre George W. Bush et Barack Obama, malgré tous les efforts du second pour apparaître comme l’inverse du premier. Il y a aussi un facteur psychologique important dans le deal nucléaire : deux transitions similaires à Washington et Téhéran. Mahmoud Ahmadinejad et George Bush étaient des outsiders, des représentants de leurs sociétés profondes, des hommes de décision instinctifs, des inspirés penchant vers le millénarisme, en conflit avec leurs élites sophistiquées, et projetant à l’extérieur les pires stéréotypes de leurs sociétés. Leurs successeurs, Hassan Rohani et Barack Obama sont des hommes hautement cérébraux et calculateurs, des produits de l’élite, déconnectés des masses, mais aussi de secteurs essentiels de l’appareil du pouvoir. Tous deux réparent les dégâts causés à la réputation de leurs pays par leurs prédécesseurs, sauf au Proche-Orient, où leur image est souvent pire. En un mot, Obama est le leader américain idéal pour les Iraniens, et Rohani le rêve incarné de l’administration américaine. Mais c’est une bonne raison pour se montrer prudent, maintenant : après les parties d’échecs sophistiquées jouées dans les hôtels de luxe, retour sur terre et au défi très réel d’appliquer l’accord et de gérer ses conséquences non souhaitées ou inattendues. Contrairement à la Maison Blanche sous Obama, Téhéran s’est laissé entraîner dans toutes les turpitudes de ses voisins arabes. Le parallèle s’arrête là : L’Iran ne met aucune sophistication dans le règlement des problèmes. C’est aux Américains d’abandonner leur manichéisme et d’accepter un Proche-Orient de plus en plus teinté de nuances de gris.

Le droit à l’ambivalence

Quand on dépeint les choses telles qu’elles sont, on se fait souvent traiter de pessimiste. Les commentateurs et les décideurs préfèrent s’accrocher à tout succès partiel ou hypothétique en négligeant des dynamiques ambiguës et souvent inquiétantes. L’OEI est peut-être en repli, mais que deviendront les territoires qu’il a perdus à cause des bombardements et des milices ? Il n’y aura pas de « triomphe » dans le futur prévisible ; nous ne sommes sans doute pas à un tournant vers une amélioration. Il faut se préparer à des années de faux espoirs, de vrais dangers et de solutions par défaut. Un nouvel ordre va mettre longtemps à émerger. Il mélangera les anciennes élites des systèmes faillis et la nouvelle génération, grandie dans ces échecs.

Comment naviguer sur cette route dangereuse ? Après cinq ans d’hésitations, l’objectif central est d’établir un minimum de clarté et de continuité. Le premier pas sera de lutter contre une tendance aux gesticulations sans contenu. Les pièges des promesses non tenues, des menaces dans le vide et des frappes aériennes incohérentes sont évidents, mais les processus politiques et diplomatiques comme fin en soi sont tout aussi pernicieux. L’Occident ne doit soutenir que les initiatives sérieuses, non celles qui relèvent du théâtre politique. Des négociations discrètes et obstinées entre Libyens ou entre Yéménites, cela fait tout de suite sens ; pas les parades des dirigeants du monde prétendant soutenir les Syriens pendant que ces derniers assistent au spectacle.

Plutôt que de déverser des ressources dans des aventures militaires et politiques n’aboutissant à rien, on devrait investir beaucoup plus sérieusement dans l’allègement des souffrances massives qui vont dominer la région dans les années à venir. Cela ne signifie pas seulement qu’il faut améliorer les quotas dérisoires d’accueil de réfugiés, sujet politiquement chargé — bien qu’il soit au cœur de la question. Il faut également améliorer l’aide humanitaire, entravée par la bureaucratie, la compétition entre organisations et le manque de coordination. Il faudrait investir, au-delà de l’aide d’urgence, dans des programmes à moyen et long terme dans des domaines comme l’éducation et la gouvernance, et développer également des plateformes pour soutenir les myriades de microprojets qui aident les sociétés à remplir les vides laissés par les campagnes dirigées d’en haut.

Le monde occidental partage la responsabilité des troubles actuels, après un siècle de constantes interférences. Mais le Proche-Orient doit aussi faire plus pour lui-même à tous les niveaux. La région est immensément riche, et pas seulement les États pétroliers. L’énorme richesse accumulée par le secteur privé, même dans les pays les plus pauvres, doit être redistribuée si l’on veut résoudre les distorsions socio-économiques qui étaient à la base des révolutions. Les milieux d’affaires doivent prendre leurs responsabilités dans des domaines tels que la philanthropie, l’entrepreneuriat social, la création d’emplois et l’investissement dans les entreprises petites et moyennes. Il faut discuter du cadre légal permettant de passer du « capitalisme de copains » et de l’accumulation de capital improductif à l’économie réelle, dans laquelle des gens ordinaires reçoivent des salaires.

Tout cela dépend d’un effort de réflexion plus vaste : reconnaître l’échec final du paradigme militaro-centré qui domine l’approche occidentale du Proche-Orient. Une escalade militaire sans traitement sérieux des causes politiques, sociales et économiques des soulèvements récents ne peut que nourrir l’instabilité et le djihadisme au lieu de les faire disparaître. Plus tôt sera dépassé le langage futile du Bien contre le Mal, plus tôt on cessera de vouloir « détruire » des ennemis sans forme et résilients qui sont le symptôme et non la maladie, plus tôt on cessera de faire du mal et, pour se montrer optimiste, plus tôt on pourra faire un peu de bien.

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