Chris Den Hond. — Comment la Turquie gère-t-elle la crise du coronavirus ?
Ahmet Insel. — L’épidémie de Covid-19 évolue modérément en Turquie. Le nombre de décès est officiellement de 4 000 personnes le 14 mai, mais comme dans la quasi-totalité des pays (excepté la Belgique), ce chiffre officiel est sous-estimé pour diverses raisons. À Istanbul, la comparaison du nombre total des décès en mars-avril 2020 avec celui des cinq dernières années donne une estimation de la surmortalité due directement et indirectement à l’épidémie. Si on projette cette estimation sur l’ensemble de la Turquie, la surmortalité due au Covid-19 serait 50 à 60 % supérieure aux données fournies par le ministère de la santé, soit environ 6 000 décès. Pour un pays de 83 millions d’habitants, ce résultat corrigé n’est pas si catastrophique, pour le moment. Il est comparable à celui de l’Allemagne. Un avantage de la Turquie est sa population bien plus jeune que les pays européens.
D’autre part, après avoir pris à la légère l’épidémie, le gouvernement a mis en place des mesures de confinement très strictes pour les personnes âgées et interdit les circulations interurbaines, fermé les écoles, les magasins et les restaurants. Il n’y a pas eu de saturation pour les capacités d’accueil des hôpitaux. Du point de vue de la gestion de l’épidémie, le gouvernement a réagi, certes avec un peu de retard, mais l’épidémie aussi est arrivée avec un mois de retard. Ce qui a permis au système hospitalier de se préparer au choc.
Une mesure très discriminatoire révèle bien la nature revancharde de l’autocratie erdoganiste. Le Parlement a voté une loi de remise partielle des peines pour alléger la population carcérale d’un tiers. Du coup, 90 000 prisonniers ont été libérés, mais pas les condamnés politiques, élus, journalistes, avocats, militants associatifs… En libérant des prisonniers de droit commun, notamment un chef éminent de la pègre, idole des milieux d’extrême droite et homme des basses œuvres des services secrets, mais en maintenant les prisonniers dont le seul crime est de s’opposer sans aucune violence à l’autocratie d’Erdoğan, le régime révèle clairement sa nature. Mais les mesures d’aide financière aux familles en difficulté, la relative réussite de la gestion de la pandémie par le gouvernement semblent avoir un peu rehaussé le soutien à Erdoğan dans les enquêtes d’opinion alors que ce soutien avait beaucoup baissé avant la pandémie.
C. D. H. — Combien de temps la banque centrale peut-elle tenir au rythme où filent les devises ?
A .I. — Fin avril les réserves brutes de devises de la banque centrale étaient tombées à 51 milliards de dollars (46,73 milliards d’euros), ce qui représente un peu moins de trois mois d’importation. Ce montant était d’environ 75 milliards de dollars (68,72 milliards d’euros) fin 2019 contre 106 milliards de dollars (97,12 milliards d’euros) fin 2016. Il s’agit de réserves brutes hors les réserves d’or. En termes nets, les réserves de devises sont de 28 milliards de dollars (25,65 milliards d’euros) fin avril. Depuis février 2020, la banque centrale a massivement engagé ses réserves pour empêcher la dépréciation de la livre. Les banques publiques aussi ont vendu beaucoup de devises. Malgré ces interventions, la livre s’est dépréciée de 15 % depuis le début de l’année 2020 vis-à-vis du dollar.
Il y a une forte pression à la dépréciation de la livre. Les investisseurs étrangers désinvestissent et rapatrient leurs capitaux. Il y a aussi une fuite devant la livre chez les ménages et les entreprises. Erdoğan impose une politique de diminution des taux d’intérêt qui affaiblit encore plus la monnaie. Les dépôts en devises des ménages augmentent, mais surtout de plus en plus de ménages préfèrent garder leur épargne en devises hors du système bancaire, ce qui affaiblit encore plus les moyens de réponse du système bancaire. La banque centrale et les banques publiques ont à peu près épuisé leurs ressources d’intervention sur le marché des changes. Et le gouvernement refuse, par une posture nationaliste, d’utiliser les facilités de trésorerie du FMI. Une suspension par le gouvernement de la convertibilité de la livre, une limitation du mouvement des capitaux, etc. ne sont pas au programme du gouvernement pour le moment, mais tout le monde craint leur annonce un vendredi soir après la fermeture des marchés. Début mai, les autorités monétaires turques cherchent désespérément à passer des accords de troc de monnaies (swap) avec les banques centrales du Japon et de l’Angleterre. Mais la Réserve fédérale des États-Unis (Federal Reserve System, FED) refuse pour le moment d’inscrire la Turquie dans sa liste de pays susceptibles de bénéficier d’un tel accord.
C. D. H. — L’exportation de voitures et d’électroménager vers l’Union européenne (UE), deux points forts de la Turquie, a fortement chuté. Comment le commerce vers l’UE est-il affecté ?
A .I. — Environ 60 % des exportations de la Turquie vont vers l’UE, avec laquelle existe un accord d’union douanière qui exclut les produits agricoles primaires et certains services. En effet, l’automobile et l’électroménager sont des postes très importants dans les exportations vers l’UE et pendant la période post-confinement sur les marchés européens, notamment d’automobiles, on écoulera d’abord les stocks qui ont gonflé. Et nous ignorons les effets sur l’emploi et le pouvoir d’achat du choc post-confinement. Il faut ajouter à cela la probable perte substantielle des recettes du tourisme. On s’attend à une récession pour 2020 supérieure à 5 % du PIB en Turquie, notamment en raison de l’effondrement des exportations et des services (hôtellerie, restauration, transport).
C. D. H. — Les entreprises auront-elles les devises pour acheter les produits dont elles ont besoin ?
A. I. — Il y a deux choses qui allègeront un peu la contrainte de devises : la chute spectaculaire des cours de pétrole (l’énergie représente 30 % des importations) et la récession, parce que l’industrie importe des biens intermédiaires pour exporter. Le déficit des comptes extérieurs augmente surtout avec la croissance. La question principale dans un mois ou deux sera plutôt l’ampleur du choc de la demande, notamment par l’alourdissement de la facture des importations.
C. D. H. — Erdoğan ne va-t-il pas être obligé de se rapprocher des États-Unis pour survivre ?
A .I. — Il est très difficile de prévoir la politique étrangère d’Erdoğan qui est désormais plus proche d’une navigation à vue. Il cherche actuellement à renouer le dialogue avec les États-Unis et l’UE. Des contacts bilatéraux sont accélérés avec les bailleurs de fonds, mais la Turquie ne donne plus les garanties de prévisibilité d’antan ni la sécurité juridique nécessaire pour les acteurs économiques, et n’inspire plus la confiance chez ses alliés institutionnels. Erdoğan utilise un jour des propos quasi injurieux vis-à-vis de certains dirigeants européens, défie l’UE et lui envoie le lendemain une lettre de félicitations à l’occasion de la journée européenne du 9 mai ! La chute brutale des prix du pétrole a réduit aussi les marges financières des soutiens au régime d’Erdoğan, comme l’Azerbaïdjan, le Qatar, voire la Russie. Il reste la transformation de l’économie en une zone internationale de blanchiment d’argent. Là aussi, le défaut de prévisibilité en matière de stabilité n’attire pas tant que ça ces capitaux. En revanche, depuis quelques années la Turquie figure de fait, mais pas encore officiellement, dans la liste noire des organisations internationales en matière de blanchiment d’argent.
C. D. H. — Combien coûte la guerre en Libye et en Syrie ?
A. I. — La Turquie a 20 000 soldats en Syrie qui sont en situation de guerre. Tous sont des professionnels. Il y a des interventions régulières contre des positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak. Cela doit coûter cher. En Libye il n’y a pas beaucoup de soldats turcs, mais la Turquie — avec probablement le Qatar — financent environ 5 000 mercenaires transportés de Syrie vers la Libye, en soutien au gouvernement de Fayez El-Sarraj, le gouvernement reconnu par la communauté internationale, et le matériel militaire est pour l’essentiel livré sur place. Comme la production du pétrole est en grande partie arrêtée en Libye depuis janvier 2020, le gouvernement de Fayez El-Sarraj n’a plus les moyens de payer ne serait-ce qu’une partie de ces dépenses.
C. D. H. — Quelles sont la force et la faiblesse des oppositions politiques à Erdoğan ?
A. I. — La faiblesse principale de l’opposition à Erdoğan est son hétérogénéité. Elle est composée des ultranationalistes laïcs, des kémalistes, des Kurdes, des alévis, des démocrates, des socialistes, des conservateurs, des féministes. Ils représentent un peu plus de la moitié de l’électorat. Pour dire non à Erdoğan, ils arrivent tant bien que mal à composer ensemble, mais ils ne représentent pas une force de rechange unie. Comment mettre sur une même plateforme politique les nationalistes laïcs comme les électeurs du Bon Parti (IYI Parti), voire l’aile nationaliste du Parti républicain des peuples (CHP) et les Kurdes du Parti démocratique des peuples (HDP) ?
La force d’Erdoğan consiste à attiser les dissensions culturelles, religieuses et nationalistes quand il se sent menacé, et à rassembler autour de lui suffisamment de personnes sur la base du nationalisme religieux. Il utilise l’activisme international de l’État comme un moyen de mobilisation, avec des arguments de sécurité nationale, de mise en péril de l’État unitaire et de la nostalgie des grandeurs perdues d’antan. Ce dernier thème revient souvent sous la forme du « retour aux terres qui nous appartenaient il y a cent ans » (sous l’empire ottoman), comme au sujet de l’intervention en Libye ou en Syrie, mais tout en rappelant que la Turquie respecte l’indépendance et l’intégrité territoriale de ces États. Il y a une sorte de schizophrénie dans pas mal de discours de justification de la politique extérieure actuelle de la Turquie.
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