Éric Hazan, qui vient de disparaître à l’âge de 87 ans, était une figure de la vie politique, intellectuelle et éditoriale française. Intellectuelle, par son engagement constant dans la recherche marxiste. Politique, par ses refus de l’ordre mondial, avec la publication en 2007 de L’Insurrection qui vient1 et de Premières secousses2 cette année. Publier Le Comité invisible3 et Les Soulèvements de la terre sont dans les gènes de La fabrique, rebelle et libre. Car avec cette maison qu’il avait fondée en 1998, Hazan fut en effet l’un des pionniers de l’édition indépendante. La fabrique en fut aussi un défenseur constant, en publiant notamment, en 1999, L’Édition sans éditeurs4 d’André Schiffrin. Ce récit d’une prise de contrôle d’une maison littéraire américaine par des financiers avides, suivi du lancement réussi d’une maison d’édition indépendante par Schiffrin et son équipe, devrait être lu ou relu d’urgence par tous ceux qui se font aujourd’hui ballotter au rythme des rachats et des ventes par ces « grandes » maisons comme Vivendi ou Hachette, aux mains de milliardaires aux lourdes arrière-pensées.
Sortir de l’abstraction
Ouvert à la vie des idées, ce qui n’excluait pas la radicalité de ses propres engagements, et des désaccords entre « auteurs » — qui ne l’empêchaient pas de dormir —, Éric Hazan s’intéressait à vos idées avec une extrême bienveillance, surtout quand il ne les comprenait pas tout à fait. Il cherchait toujours à affiner ses arguments, pour sortir de l’abstraction, ou parfois de la simple confusion, au profit de la clarté. Sa connaissance du terrain, sa curiosité immense, ses origines juives et en partie orientales prédisposaient sans doute Éric Hazan à ce métier d’éditeur, qui est d’abord un passeur. Il avait d’abord été médecin, cardiologue et chirurgien, entre autres au Liban pendant la guerre civile de 1975 - 1990.
J’ai eu la chance de travailler avec lui d’abord sur la revue De l’Autre Côté, co-éditée de 2003 à 2007 entre La fabrique et l’Union juive française pour la paix (UJFP), et dont j’assurais alors la coordination, puis sur le manuscrit qu’il m’avait commandé, Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais5. Pour que le rapport entre auteur et éditeur soit fluide avec Éric Hazan, il fallait faire à chaque étape le récapitulatif de l’angle, et lui expliquer en quoi ce que je venais d’écrire et de lui faire relire servait mes raisonnements. Il insistait aussi, avec beaucoup de persuasion, sur les informations dont je disposais — inédites à l’époque — à propos des mécanismes de défiscalisation mise en œuvre par les milliardaires contrôlant les journaux. Il avait raison : c’était un point fort du futur livre.
C’était un peu technique, j’ai dû m’y reprendre à plusieurs reprises, mais Éric était un éditeur qui ne publiait que des livres qu’il comprenait, qu’il assumait, qu’il aurait aimé pour certains signer. Donc la fiscalité des holdings ne le rebutait pas. Quand cela devint lumineux, il était aux anges. « Nous tenions le livre », disait-il.
De Paris aux colonies
Être un de ses auteurs offrait donc un grand confort intellectuel. Car s’il avait pour but de vous faire douter, c’est tout simplement pour sortir le meilleur, parfois enfoui au fond de votre cerveau alors que lui en comprenait rapidement les enjeux. S’il vous suivait, le lecteur allait suivre. C’était une autre de ses forces, défendre le lecteur, qui allait acheter un livre de La fabrique. Si fortement identifié, le livre de La fabrique, avec son code couleur et ses typos, qu’il les signait en quelque sorte tous. Et je crois, pour en avoir discuté avec quelqu’un⋅e⋅s autres auteurs⋅trices, que c’était une fierté de porter ses couleurs.
Et puis les mises au point faites, évidemment toujours pertinentes, on pouvait vagabonder avec Éric Hazan, qui avait (entre autres) deux autres passions que l’édition, tout autant intimes que publiques : la situation au Proche et au Moyen-Orient, et les vagabondages historiques et poétiques dans les rues du nord-est de Paris, rue de Belleville, rue Saint-Maur et alentours, à l’affût d’une terrasse, d’une nouvelle librairie, d’un décor de la ville toujours renouvelé. On se voyait dans le quartier, au café Chéri(e) par exemple, au coin du boulevard de la Villette et de la rue de l’Atlas. On parlait beaucoup de la Palestine, de son territoire, de ses villes. Ce piéton de Paris était aussi un arpenteur de ce monde proche-oriental, défiguré par l’occupation, le colonialisme, le capitalisme. On se racontait Jéricho et Jénine, Ramallah et Hébron. Des histoires de collines aussi, nombreuses en Cisjordanie. C’était aussi très important pour Éric, savoir de quelle colline on parlait, d’où on portait le regard. Et pas seulement le fer, l’analyse n’excluait pas le combat pour Éric.
L’indépendance de l’édition, c’était l’un des combats d’Éric Hazan. Mais son engagement constant, personnel et professionnel pour la Palestine et les droits des Palestiniens, à l’heure de tant de renoncements, et de faiblesses déprimantes, est aussi un exemple pour beaucoup.
Sa curiosité et son intérêt politique pour la situation en Israël et en Palestine seront constants. Le catalogue de La fabrique depuis 1998 en témoigne, avec d’abord les propres livres d’Éric Hazan, en particulier Notes sur l’occupation6et Un État commun entre le Jourdain et la mer (avec Éyal Sivan)7. Mais il a aussi publié des ouvrages de témoignages d’Omar Barghouti, d’Amira Haas, de Michel Warschawksi ou de Gideon Lévy, un magnifique récit de Dominique Eddé sur Edward Saïd8, ou le fondamental L’Industrie de l’Holocauste9 de Norman Finkelstein. L’équipe qui poursuit le travail d’Hazan vient d’ailleurs d’ajouter un nouveau titre d’Ilan Pappé à son catalogue, Le Nettoyage ethnique de la Palestine,10 dont Fayard refusait la réédition.
« Ne rien lâcher » : Éric aimait cette formule, et a su lui donner de la consistance.
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1L’Insurrection qui vient, Le Comité invisible, La fabrique, Paris, 2007, 128 pages, 7 euros
2Premières secousses, Les Soulèvements de la terre, La fabrique, Paris, 2024, 296 pages, 15 euros
3NDLR. En 2008 débute l’affaire de Tarnac. Julien Coupat et six autres personnes sont arrêtées par la police antiterroriste dans le cadre d’une enquête sur des sabotages de caténaires. Les policiers en charge de l’enquête pensent que Julien Coupat est l’auteur de L’Insurrection qui vient, publié un an avant aux éditions La fabrique. Le livre devient une pièce du dossier dans l’instruction judiciaire et Éric Hazan est convoqué, en tant qu’éditeur, par la Sous-direction antiterroriste (SDAT) pour donner le nom du ou des auteurs du Comité invisible, ce qu’il refusera. Véritable fiasco judiciaire, l’affaire de Tarnac se termine en 2018. La charge de terrorisme est abandonnée et les différents prévenus relaxés de tous les motifs de mise en examen.
4L’Édition sans éditeurs, André Schiffrin, La fabrique, Paris, 1999, 94 pages, 6,99 euros
5Les patrons de la presse nationale – Tous mauvais, Jean Stern, La fabrique, Paris, 2012, 210 pages, 13 euros
6Notes sur l’occupation, Éric Hazan, La fabrique, Paris, 2006, 128 pages, 7 euros
7Un État commun — entre le Jourdain et la mer, Éric Hazan, Éyal Sivan, La fabrique, Paris, 2012, 70 pages, 14 euros
8Edward Said, le roman de sa pensée, Dominique Eddé, La fabrique, Paris, 2017, 240 pages, 15 euros
9L’industrie de l’Holocauste, Norman Finkelstein, La fabrique, Paris, 2001, 160 pages, 12,20 euros
10Le nettoyage ethnique de la Palestine, Ilan Pappé, La fabrique, Paris, 2024, 396 pages, 20 euros