Cet automne 2016 est un été indien à Washington. Citrouilles et squelettes d’Halloween pendouillent dans les arbres rougeoyants des jardins de Georgetown, quartier huppé de la capitale fédérale. John Rizzo, ancien avocat général de la CIA, y coule une retraite tranquille. Chaque matin, il prend grand soin d’assortir ses chaussettes à son polo du jour, avant d’aller flâner dans les jolies ruelles bordées de pavillons de briques colorées. Il y a quatorze ans, ce dandy aux cheveux de neige a fait partie du petit groupe de personnes qui, dans le secret du siège de la CIA, a rendu légale une nouvelle méthode d’interrogatoire. Des techniques poussées visant à « briser la résistance » des prisonniers de la guerre contre la terreur.
De Guantanamo à Abou Ghraib, elles allaient changer le visage des États-Unis et ouvrir la porte à l’usage de plusieurs formes de torture. Si la simulation de noyade — le waterboarding — a été traitée dans les médias comme le symbole de la torture américaine, les agressions et les humiliations sexuelles sont toujours restées au second plan. Pourtant, ce recours aux sévices sexuels comme technique d’interrogatoire « poussée » a été méthodiquement utilisé pour casser les individus.
L’ancien avocat général est un homme affable et détendu, ce 20 octobre 2016. « Un mot de moi, et tout se serait arrêté avant même d’avoir commencé », lance-t-il, un demi-sourire aux lèvres. Il ne l’a pas fait, et l’assume : « Il ne fallait surtout pas qu’on puisse nous (la CIA) reprocher un second 11-Septembre ». Pour comprendre la naissance des « techniques d’interrogatoires poussées » (Enhanced Interrogation Techniques, EIT) selon la pudique et officielle terminologie choisie par l’agence, il faut remonter au traumatisme que vivent les États-Unis à l’aube du nouveau millénaire : les attentats du 11 septembre 2001. Les agents du renseignement n’ont rien pu empêcher, ils ont failli. « Nous avions terriblement honte de ne pas avoir vu ce qui se tramait », commente John Rizzo.
Une création de la CIA
Le 17 septembre, six jours après les attentats, le cabinet présidentiel donne les pleins pouvoirs à la CIA pour appréhender les terroristes potentiels et créer un nouveau système d’interrogatoire. John Rizzo s’en souvient comme si c’était hier : « Nous n’avions jamais fait cela. Cette fois, c’était un programme qui n’était pas fixé dans le temps... et garder un tout petit nombre de gens dans la confidence était une erreur ». Sur le terrain, la traque des terroristes n’est pas simple. Les agents peinent à remonter jusqu’aux cerveaux du 11-Septembre. Après de longs mois, un premier détenu supposé « de valeur » tombe enfin aux mains de la CIA au Pakistan. Nous sommes en mars 2002. Zayn al-Abidin Muhammad Husayn, connu sous le surnom de Abou Zoubaydah, Saoudien d’une trentaine d’années, est soupçonné d’être l’un des logisticiens des attaques, voire un proche d’Oussama Ben Laden. « Si quelqu’un était au courant d’un nouvel attentat, ça devait être Zoubaydah (…) mais pour dire vrai, il n’était pas le gros poisson que l’on espérait », raconte l’ex-avocat. Au traditionnel jeu des questions-réponses, Abou Zoubaydah oppose le silence. « (Nos interrogateurs) étaient convaincus qu’il cachait des choses, se souvient John Rizzo. Donc nous devions le faire parler ».
L’agence décide alors de s’en remettre à deux consultants psychologues, James Mitchell et Bruce Jessen. Ils sont aujourd’hui poursuivis dans le cadre d’une plainte menée par l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). Ces deux hommes n’ont jamais assisté à un interrogatoire. Ils vont improviser, en prétendant s’inspirer de la psychologie comportementale. En fait, ils adaptent presque à la ligne le programme d’entraînement militaire Survival Evasion, Resistance and Escape (SERE). Ce plan inspiré des méthodes de torture nord-coréenne a pour but de « mettre [le détenu] mal à l’aise pour le briser », explique John Rizzo. Ils proposent une liste de techniques à l’avocat, qui incluent le « déshabillage », l’« utilisation des phobies individuelles », l’« utilisation de positions de stress » ou des « interrogatoires de vingt heures ».
« De sales petites obligations internationales »
Le flegmatique avocat est alors pris de panique. John Rizzo sait bien que les techniques franchissent les limites du droit. De fait, les États-Unis sont signataires de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre et de la Convention contre la torture « et autres peines ou traitements cruels ou dégradants ». De « sales petites obligations internationales », comme il l’écrit à l’époque dans un mail adressé à un collègue de la CIA. Il décide de s’en affranchir et se range derrière l’avis des supposés experts-psychologues. « Cela valait toujours mieux que de prendre le risque de vivre un nouvel attentat, et de voir à nouveau des centaines ou des milliers d’innocents Américains tués », estime-t-il aujourd’hui.
Abou Zoubaydah devient ainsi le « rat de laboratoire » de l’agence. Il sera enfermé nu dans une boîte de la taille d’un cercueil, « nourri » par voie anale, gardé nu pendant de longues périodes et « waterboardé » (torturé par simulacre de noyade) quatre-vingts trois fois. Comparé au waterboarding et à l’enfermement dans un cercueil, la nudité peut paraître une maltraitance mineure. Il n’en est rien, et la CIA le sait. « Les experts avaient conclu qu’Abou Zoubaydah était un genre de pervers. Selon eux, le dénuder le diminuerait et l’embarrasserait tellement que cela casserait sa résistance », expose calmement John Rizzo.
L’avocat a conscience de franchir une ligne rouge. Il veille donc à associer la Maison Blanche à sa décision. Les techniques feront, d’après John Rizzo, l’objet de réunions quotidiennes dans le bureau du directeur de la CIA, en présence de quelques membres du gouvernement triés sur le volet, à l’exception notable du président George W.Bush. Sont présents, d’après John Rizzo, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Condoleezza Rice et Colin Powell.
Une technique validée par des psychologues
Les techniques sont discutées une à une. La conseillère à la sécurité nationale, Condoleezza Rice, est très gênée par la nudité imposée aux détenus à certains moments des interrogatoires. A-t-elle compris les graves dérives auxquelles ne manquerait pas de mener une telle mesure ? Peut-être, mais elle n’a pas pour autant fermement objecté. « Malgré leurs objections, Rice avec la nudité forcée, Powell avec la privation de sommeil, ils ont juste dit “je ne suis pas à l’aise avec ça”, ils n’ont jamais dit que nous ne devrions pas le faire », souligne le retraité.
Le petit comité valide la technique proposée par les psychologues. En juillet 2002, Condoleezza Rice, au nom du gouvernement, donne le feu vert à la CIA. La « nudité forcée » s’applique aux individus que l’agence suspecte d’avoir des liens, proches ou lointains, avec la nébuleuse d’Al-Qaida.
La technique sera inscrite dans les mémos qui circuleront au ministère de la défense. Alliée à celle de « jouer sur les phobies individuelles », elle mènera à ce que l’on pourra nommer « torture sexuelle ». À l’exception de John Rizzo, aucune personne sus-citée n’a accepté de répondre à nos demandes d’entretiens. La CIA, par la voix de son porte-parole Ryan Trapani, nous a quant à elle déclaré le 7 octobre 2016 n’avoir rien à « partager » sur le sujet avant de nous souhaiter bonne chance.
Le ministère de la défense, interrogé sur ces faits graves, préfère, lui, botter en touche. Sa porte-parole, le lieutenant-colonel Valerie D. Henderson, nous assure dans un mail du 30 décembre 2016 que « le ministère se voue à traiter tous les détenus humainement, en accord avec la loi fédérale et les obligations internationales, ce qui inclut l’article 3 de la Convention de Genève. L’interdiction de la torture par la loi américaine est absolue et, comme stipulé dans le Detainee Treatment Act de 2005, aucun individu détenu par les États-Unis ou sous son contrôle physique (...) ne doit être sujet à une punition ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant ». Elle ajoute aussi que « le ministère enquête sur toutes les allégations d’abus crédibles et prend les actions appropriées, ce qui peut inclure des poursuites criminelles. »
Dans les couloirs de la Maison Blanche, la plupart des hauts fonctionnaires ignorent totalement que la CIA travaille, à quelques encablures de là, à faire en sorte qu’une démocratie légalise la torture. Lawrence Wilkerson se croyait dans le secret des orientations politiques de son pays, et pour cause : ce vétéran du Vietnam qui a accepté de répondre à nos questions le 20 octobre 2016 était le chef de cabinet de Colin Powell. Nous le retrouvons attablé au Starbucks, dans un centre commercial de la périphérie de Washington. C’est un homme courtois qui porte de petites lunettes rondes, une élégante veste en tweed ornée d’un pin’s représentant l’aigle américain. « En gros, nous avons appris à la télévision que nous avions perdu le débat » (sur le fait de passer outre la Convention de Genève), s’exclame-t-il, encore scandalisé.
« Un coup d’État »
Le haut fonctionnaire comprend qu’il a été mis sur la touche. Tout cela, explique-t-il aujourd’hui, est un « coup d’État » à l’initiative du vice-président Dick Cheney. « De 2001 à 2005 la routine pour le vice-président était de prendre les décisions et d’aller dans le bureau ovale convaincre le président de le soutenir. Puis il allait présenter sa décision au reste du cabinet ». Quand il comprend que la CIA a utilisé le programme SERE pour créer ses techniques, il sort de ses gonds. « J’ai couru voir Powell en lui disant : ’’toi qui es militaire comme moi, tu arrives à comprendre comment ces abrutis du niveau du secrétaire de la défense ont cru à ces conneries ?’’ C’est dingue qu’ils soient tombés dans le panneau. »
Surtout, Lawrence Wilkerson redoute que les techniques de la CIA n’essaiment vers l’armée. Militaire et fils de militaire, l’homme connaît bien les soldats, et sait ce qu’ils peuvent faire lorsqu’on leur donne carte blanche. Le scénario qu’il redoute ne tarde pas à se produire. Dès l’automne 2002, l’armée s’approprie les techniques d’exception pensées par la CIA.
Le commandant de la section Joint Task Force Guantanamo, le général Michael Dunlavey (qui sera remplacé par le général Geoffrey D.Miller le 9 novembre 2002) veut alors casser les défenses d’un prisonnier particulièrement retors, le détenu 63. Ce jeune Saoudien de 22 ans, nommé Mohammed Al-Qahtani, a été capturé dès novembre 2001 en Afghanistan et attend, depuis de longs mois, dans les geôles de Guantanamo. Le général obtient, à force de persuasion, l’autorisation du ministre de la défense Donald Rumsfeld de lui appliquer des « techniques d’interrogatoire poussées ». Pendant quarante-neuf jours, vingt heures par jour, le détenu 63 est soumis à la question et régulièrement agressé sexuellement. Les interrogateurs de l’armée collent sur son corps nu des photos pornographiques, menacent sa mère de viol, le font parader en soutien-gorge, comme on peut le lire dans les rapports, déclassifiés depuis.
En avril 2003, Donald Rumsfeld va encore plus loin, et donne formellement carte blanche aux soldats. Dans un document expliquant la manière dont ces techniques doivent être appliquées, il précise en effet qu’« il est important que les interrogateurs reçoivent la latitude raisonnable afin de varier les techniques en prenant en compte la culture du détenu, ses forces et ses faiblesses (…) en prenant en compte (...) l’urgence d’obtenir des informations que le détenu possède de façon certaine ». L’humiliation peut dès lors aller bien au-delà de la nudité forcée. Les militaires ne manqueront pas de faire usage de ce blanc-seing.
Violés à tour de rôle
Le ciel pèse sur l’agglomération lyonnaise, en ce 20 septembre 2016. De l’autoroute, on voit se dégager les immeubles aux mille fenêtres des quartiers de Vénissieux. C’est là que Nizar Sassi nous a donné rendez-vous, dans un centre commercial clairsemé. « Ce ne sont pas des trucs dont on parle facilement par téléphone », avait-il prévenu quand nous l’avions appelé. À 37 ans, ce père de trois enfants répare des ascenseurs dans la région lyonnaise. Son physique d’acteur et son quotidien paisible ne trahissent pas sa vie mouvementée d’hier. Pourtant, il est l’un des six « Français de Guantanamo ». Nizar Sassi a envie de raconter les abus sexuels, le pire de ce qu’il a subi dans la prison cubaine. C’est la première fois qu’il aborde le sujet dans la longueur, pour briser le tabou.
Influencé par un garçon de son quartier alors qu’il a 22 ans, le jeune Nizar atterrit dans un camp d’entraînement de Ben Laden l’été 2001 avec un ami, Mourad Benchellali. Capturé au Pakistan alors qu’il essaie de rentrer en France, il est conduit au camp de Kandahar en Afghanistan. « On était les premiers qu’ils attrapaient. On a été frappés, maltraités, mais ce que j’ai vécu de pire, ce sont les viols », confie-t-il.
Après avoir été passé à tabac, il est emmené avec une petite trentaine d’autres dans une tente. « On était en file indienne. Ils nous ont baissé nos pantalons et nous ont violés à tour de rôle. Je ne sais pas ce qu’ils nous ont mis dans le derrière, mais c’était ultra-violent. Ça m’a déchiré. Ensuite, ils nous ont lavés au karcher et jeté sur une montagne d’hommes nus. Tout le long, ils nous prenaient en photo ». Pourtant habitué à prendre la parole en public, Mourad Benchellali, son compagnon d’infortune, rencontré à Paris le 11 septembre 2016, ne parviendra pas à s’exprimer sur le sujet. « Vous vous souvenez des photos d’Abou Ghraib avec les pyramides de détenus ? C’était la même chose. Au-delà de l’humiliation ».
Après Kandahar, les deux camarades seront transférés à Guantanamo en janvier 2002. Dans la prison cubaine où il restera jusqu’à l’été 2004, les fouilles rectales seront, sous prétexte sécuritaire, violentes et répétées. « Chaque fois qu’ils nous fouillaient les parties intimes, ils se faisaient un malin plaisir de palper, d’insister », précise Nizar Sassi. « Les coups, ça part, mais ça, on le garde », confie-t-il. Alors qu’aux tables voisines des familles bavardent autour d’un chocolat chaud, Nizar Sassi, un peu gêné, chuchote ce qui lui est arrivé. Les mots lui manquent, il joint le geste à la parole. Il lève trois doigts pour figurer la main du soldat qui l’a pénétré sans prévenir.
Des médecins impliqués
Selon les quatre anciens prisonniers auxquels nous avons parlé, ces fouilles abusives étaient pratiquées sous l’œil vigilant des médecins. « Ils ne nous touchaient pas. Mais ils étaient derrière l’estrade, avec les gradés, pendant que les soldats nous violaient. Et ils regardaient », se souvient l’ancien détenu. Dans les prisons clandestines de la CIA, les médecins sont allés plus loin que l’observation. Ils ont participé à l’utilisation de prétendues procédures médicales, pour permettre de modifier les comportements des « gros poissons » qu’ils étaient supposés tenir dans leurs filets. Protégés par la classification des différents rapports de l’armée, les noms de ces praticiens sont encore aujourd’hui secrets.
Suspecté d’avoir financé les attaques du 11-Septembre, Moustapha Al-Haoussaoui a été trimballé pendant treize ans entre prisons secrètes de la CIA et Guantanamo, où il est encore détenu à ce jour. Il vient d’être opéré du rectum aux frais des États-Unis. Il souffrait, jusqu’à son opération, d’hémorroïdes chroniques, de fissures de l’anus et de prolapsus. « Concrètement, il avait une partie de l’intestin qui sortait et qu’il devait remettre à la main après être allé à la selle », explicite son avocat, Walter Ruiz.1.
Le détenu a développé ces handicaps depuis son arrestation. Ce qui permet d’étayer le fait que ces séquelles résultent, selon son avocat, d’une procédure de « réhydratation rectale », une sorte de lavement, et de « nutrition par voie rectale ». « Le rapport du Sénat sur la torture souligne le fait qu’ils ont utilisé “les plus gros tubes disponibles” pour procéder à cela » , souligne-t-il. C’était de la sodomie et ces médecins-là, qui ont inséré des tubes de force dans les anus des gens, ils pratiquent toujours la médecine. »
« Ces méthodes n’existent pas dans les procédures, sauf si la personne n’a plus de gros intestin ou est dans un état végétatif », souligne Sarah Dougherty, spécialiste de la question de la torture américaine pour l’association de médecins et scientifiques Physicians for Human Rights, qui apporte une expertise médicale aux organisations documentant les crimes contre l’humanité. Elle est outrée : « C’est un des plus gros scandales dans l’histoire de la médecine, et il y a eu très peu de tentatives de la part de la profession pour mettre en cause les coupables. »
La nudité comme torture
Dans les couloirs de Guantanamo, les récits d’agressions sexuelles remontent les rangées de cellules. Ceux des Saoudiens, des Yéménites, des Algériens sont les pires. On agrafe sur eux des photos tirées de magazines pornographiques et les interrogatrices ne se montrent pas tendres, ou plutôt le sont trop. Elles se frottent contre eux, se déshabillent, utilisent sous-vêtements et protections périodiques pour les pousser à parler. « Ils utilisaient beaucoup les techniques d’humiliation sexuelle sur les gens du Moyen-Orient », explique Nizar Sassi. « Ces hommes n’avaient jamais eu affaire à une femme occidentale, et encore moins à une femme nue qui fait mine de se donner à eux. Ils étaient traumatisés, ils avaient plus peur de ça que de se faire frapper. »
Des femmes qui se déshabillent dans les salles d’interrogatoire de Guantanamo Bay ? Mourad Benchellali se souvient de l’une d’entre elles, adossée au mur, entièrement nue et muette pendant toute la durée de l’un de ses interrogatoires. D’après les rapports internes de l’armée, portant sur les prisons de Guantanamo et d’Abou Ghraib2, ces femmes étaient militaires. Dans le rapport Schmidt, un officier chargé du renseignement confesse ainsi avoir demandé à une de ses subordonnées d’acheter un parfum de femme bon marché, de s’en enduire les mains et de les frotter sur un détenu en prière pour briser sa résistance.
Dans d’autres cas, sous pression pour obtenir des résultats, ce sont les militaires elles-mêmes qui choisissent de faire de leur corps une arme pour humilier. Dans son livre Inside the Wire3 l’ancien traducteur de l’armée Erik Saar relate les dessous d’un interrogatoire mené conjointement avec une soldate, Brooke. Celle-ci estime que le détenu tire sa force de résistance dans la prière. « Je vais le rendre impur et l’empêcher de prier » (p. 223), explique-t-elle. « Tu n’aimes pas ces gros seins américains, Farik ? », l’apostrophe-t-elle. « Je vois que tu commences à durcir ». Sur les conseils d’un garde, la jeune femme va jusqu’à faire croire au détenu, déjà brisé, qu’elle le badigeonne de sang menstruel. Erik Saar se souvient de sa collègue, choquée par son propre comportement : « elle m’a regardé et s’est mise à pleurer. Elle pensait avoir fait de son mieux pour avoir les informations que ses chefs lui demandaient d’obtenir » (p. 228).
« Des actes honteux et déplorables »
Mark Fallon était, à Guantanamo, chargé d’enquêter sur les détenus pour permettre de les juger. C’était le commandant adjoint d’une section criminelle interne au département de la défense (CITF), créée pour l’occasion. Ce 19 octobre 2016, à Washington, le retraité revient sur cette époque qui n’en finit pas de le tourmenter. Celle où il avait tenté de donner l’alerte, avec une poignée d’autres militaires de haut rang4 pour dénoncer des actes « honteux et déplorables ». Reconnu pour sa très grande expérience d’interrogateur en tant qu’agent spécial, cet homme d’apparence austère a passé des années à se fondre dans les réseaux criminels, se déguisant au besoin en dealer, chasseur d’éléphants ou trafiquant d’armes. Il enquête sur Al-Qaida dès les années 1990. Les autorités américaines font donc logiquement appel à lui lorsqu’elles décident de mettre en place une section de renseignement sur les prisonniers détenus à Guantanamo.
Le commandant Fallon supervise une équipe de 230 personnes qui doit travailler aux côtés des soldats du général Geoffrey D. Miller, le commandant de la Joint Task Force Guantanamo, stationnés dans la prison cubaine. Tout oppose les deux militaires, qui deviennent rivaux. Mark Fallon n’a aucune estime pour ce général d’artillerie qui n’a pas d’expérience en renseignement militaire. De son côté, Miller s’agace de la mansuétude de Fallon. « Ça se voyait : ils voulaient “waterboarder” les gens. Ses troupes déshabillaient les détenus, les arrosaient, c’était insultant et de l’ordre de l’amateurisme, se souvient le retraité. J’étais inquiet, car le général Miller était un spécialiste en artillerie, il n’y connaissait rien en renseignement, en interrogatoire... On lui a demandé de faire le sale boulot et il a été promu. »
De Guantanamo à Abou Ghraib
Rapidement, les hommes de Mark Fallon se mettent à relater à leur chef des pratiques inquiétantes qui ont lieu sous les ordres du général Miller. Extrêmement choqué, ce dernier adresse le 28 octobre 2002 au Conseil de la marine, institution responsable de la base navale de Guantanamo, un mail que nous nous sommes procuré. « Nous devons nous assurer que les services de l’avocat général de la marine (Alberto Mora) sont au courant des techniques adoptées par la section 170 (dirigée par le général Miller). Des commentaires (définissant ces techniques) du lieutenant Diane Beaver tels que “si le détenu meurt c’est que vous vous y prenez mal” (...) ou bien “le personnel médical doit être présent pour traiter d’éventuels accidents” semblent prouver qu’elles se déroulent hors de la légalité. (…) Quelqu’un doit prendre en compte la façon dont l’Histoire considérera cela. », écrit-il.
En septembre 2003, le général Miller est pourtant envoyé en Irak avec la mission de « guantanamiser » la prison d’Abou Ghraib, c’est-à-dire d’y importer les méthodes d’interrogatoire utilisées à Cuba. « Quand je l’ai vu partir là-bas, j’ai envoyé un de mes hommes pour le contrer. Je me doutais que si Miller allait là bas, ça allait être comme un cancer malin qui s’étend. De graves abus allaient se produire. »
À peine un an plus tard, en avril 2004, Mark Fallon comprend que son cauchemar est devenu réalité. Des photos de la prison irakienne d’Abou Ghraib font le tour du monde. Des prisonniers nus sont entassés en pyramide, tête-bêche, ou forcés de se masturber devant des soldats hilares. Nus encore, ils sont tenus en laisse par des femmes en uniforme. L’Amérique entière est sous le choc. Le ministre de la défense Donald Rumsfeld attribue rapidement ces dérives à quelques soldats isolés. Quelques « pommes pourries »5.
Jours tranquilles à Washington
Après le scandale d’Abou Ghraib, la plupart des militaires reconnaissables sur les photos seront sanctionnés, ainsi que la commandante de la prison, Janis Karpinski. Ce seront les seuls mis en cause. « Janis Karpinski dit qu’elle n’était pas coupable, et je suis d’accord avec elle. Elle a servi de bouc émissaire », affirme Lawrence Wilkerson, l’ancien bras droit de Colin Powell. « En revanche, certaines personnes, à commencer par Dick Cheney, devraient être poursuivies pour crime de guerre. Le minimum aurait été de les démettre de leurs fonctions ».
Mais à ce jour, les bureaucrates de Washington se portent bien. Cela a peu de chance de changer. Pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, le candidat républicain Donald Trump a promis de « remplir Guantanamo de sales types » et de rétablir l’utilisation du waterboarding6. Si le président nouvellement élu est désormais connu pour sa capacité à changer d’avis7, il y a malgré tout fort à parier qu’il choisira de regarder vers l’avenir sans reconnaître les crimes de l’Amérique. Une nation qui, pendant un temps, a fait de l’arme sexuelle un outil contre le terrorisme.
Nizar Sassi, marqué dans son corps par son passage à Guantanamo, termine son café allongé. Comme les cinq autres anciens détenus de Guantanamo, il a essayé d’obtenir la reconnaissance de la torture et des viols subis dans le cadre d’une plainte collective qui a très peu de chances d’aboutir. Le général Miller, à l’époque surnommé « le roi de Guantanamo », a bien été convoqué par la justice française en mars 2016. Il n’est pas venu : rien ne l’y obligeait. Comme beaucoup d’autres, Nizar Sassi a quelque peu perdu espoir en l’humanité. « Je m’en remets au Jugement dernier, dit-il. Au jugement de Dieu. »
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1Entretien réalisé le 18 octobre 2016 à Washington.
2Le rapport Schmidt, qui porte sur Guantanamo, mentionne par exemple des femmes militaires pratiquant la lap dance (danse-contact érotique), ou utilisant de l’encre rouge simulant du sang menstruel et du parfum de femme à des fins de déstabilisation. Les rapports Fay, Chruch et Taguba relatent des faits similaires à Abou Ghraib.
3Erik Saar, Viveca Novak, Inside the Wire : A Military Intelligence Soldier’s Eyewitness Account of Life at Guantanamo, Penguin Press, 2005.
4Nous avons également rencontré Alberto Mora, ancien avocat général de la Navy qui a tenté de donner l’alerte, et Steven Kleinman ancien expert du renseignement militaire au ministère de la Défense qui a été blacklisté après avoir donné son opinion sur les nouvelles méthodes de renseignement, en 2003.
5Expression utilisée pour la première fois lors d’une conférence de presse à l’été 2004.
6C’est lors du débat du 3 mars 2016 à Détroit que le candidat d’alors a réitéré son accord pour l’utilisation de la méthode du waterboarding en ajoutant que « pour ces animaux du Moyen-Orient (à propos de l’organisation de l’État islamique, OEI), « nous devrions y aller plus fort ».
7Trump est quelque peu revenu sur ces propos le 22 novembre 2016, indiquant au New York Times avoir été séduit par les arguments d’un général de la marine, James Mattis. Le soldat avait affirmé : « Donnez-moi un paquet de cigarettes et deux bières, et je ferai mieux » (qu’avec la torture), ce qui a « impressionné » le président.