
« Mon amour, tout va bien »1. La vidéo de l’arrestation de Mahmoud Khalil, filmée dans la nuit du 8 mars par Noor Abdallah alors que le couple s’apprêtait à rentrer dans leur appartement new-yorkais, est déchirante : on y voit des agents de la police douanière et de contrôle des frontières (Immigration and Customs Enforcement — ICE), en tenue civile, s’approcher et menotter l’étudiant de l’université de Columbia fraîchement diplômé, tandis qu’en fond sonore, les pleurs de sa femme enceinte de huit mois et ses respirations saccadées interrogent son bien-aimé : « Mon amour, comment pourrai-je te contacter ? », lui demande-t-elle, alors que son mari disparaît entre les portes de leur résidence étudiante, escorté vers une voiture banalisée.
Celui qui s’est fait connaître en 2024 en tant que porte-parole des étudiants de Columbia mobilisés pour la cause palestinienne et la fin de la guerre d’Israël à Gaza se trouve depuis lors dans un centre de détention de ICE en Louisiane, à plus de 1 000 kilomètres de New York. Les centres de cet État du sud-est, qui ont fait l’objet il y a quelques mois d’un rapport accablant de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), sont réputés dans tout le pays pour leurs conditions inhumaines de détention, possédant tous les éléments pour s’apparenter « à la définition légale de la torture », selon l’ONG américaine2.

Les crimes reprochés à Mahmoud Khalil, détenteur du statut de résident permanent américain, qui justifieraient cette arrestation ? Aucun — à part une accusation vague du président Donald Trump qui soutient que sa présence sur le territoire américain serait « contraire aux intérêts nationaux et de politique étrangère » des États-Unis, et qu’il aurait « mené des activités alignées sur le Hamas ». Sous un photomontage abject en noir et blanc publié sur le compte Instagram du président et de la Maison Blanche, cette accusation est assortie de la mention « Shalom, Mahmoud », tandis que la plume du président précise qu’il s’agit « de la première arrestation d’une longue série ».
Dans un communiqué dicté depuis sa cellule et transmis au journal britannique The Guardian, Mahmoud Khalil a estimé être « un prisonnier politique » dont la détention s’inscrit dans « une stratégie plus large visant à supprimer la dissidence ». Il a aussi précisé que son incarcération est « révélatrice du racisme anti-palestinien dont les administrations Biden et Trump ont fait preuve ces seize derniers mois » et qu’elle était « la conséquence directe de l’exercice de [s]on droit à la liberté d’expression, alors qu’[il] plaidai[t] pour une Palestine libre et la fin du génocide à Gaza, qui a repris de plus belle lundi soir ».3 Le 19 mars, un juge fédéral américain a transféré l’affaire de Mahmoud Khalil au New Jersey, où elle sera supervisée par le juge Michael Farbiarz, nommé par l’administration Biden. .
« Juridiquement et constitutionnellement inédit »
Dans la communauté estudiantine mobilisée pour la cause palestinienne à Columbia, c’est le choc. Maryam Alwan, étudiante mobilisée pour la Palestine aux côtés de Mahmoud en 2024, explique :
La nuit où [l’arrestation] s’est produite, j’ai eu l’espoir que Mahmoud serait relâché le lendemain matin, une fois qu’ils auraient réalisé qu’il est un résident permanent légal. Mais j’ai dû me rendre à l’évidence : le gouvernement se moque de savoir qu’il enfreint la loi, et c’est effrayant de réaliser que cela pourrait devenir notre nouvelle réalité pour une durée indéterminée.
L’incarcération de Mahmoud Khalil, un résident permanent américain, effectuée sans mandat d’arrêt ni condamnation, inquiète au-delà du campus de Columbia, car elle pose énormément de questions sur sa légalité. Pour Nadia Marzouki, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et politologue dont les recherches portent notamment sur l’Amérique du Nord, cette arrestation est « juridiquement et constitutionnellement inédite ». En effet, selon la chercheuse :
La Maison Blanche et ICE se basent sur une clause de l’Immigration and Nationality Act (Loi sur l’immigration et la nationalité), qui n’a presque jamais été utilisée et qui stipule que si les activités d’un étranger sont considérées comme hostiles à la politique étrangère par le secrétaire d’État américain, il peut être « déportable ». La clause avait été élaborée en 1952, et visait plus précisément des migrants d’origine juive qu’on soupçonnait d’être des espions pour l’URSS.
Nadia Marzouki développe :
Je suppose que [l’administration Trump] a dégoté cette clause obscure pour donner un vernis de légitimité à une action qui est considérée par tout le monde comme inconstitutionnelle. Ce qui est intéressant avec l’affaire Khalil, c’est que beaucoup d’acteurs politiques ont dénoncé l’arrestation, y compris parmi ceux qui étaient hostiles aux campements et manifestations étudiantes en solidarité avec la Palestine. L’un des exemples les plus parlants étant celui du leader de la minorité démocrate au sénat, Chuck Schumer.
En effet, dans un message publié le 11 mars sur le réseau X, il a fait part de sa « détestation pour bon nombre des opinions et des politiques que Mahmoud Khalil défend et soutient. » Schumer poursuivait cependant :
[néanmoins] M. Khalil est également un résident permanent légal et sa femme, enceinte de huit mois, est une citoyenne américaine. (…) Si l’administration ne peut pas prouver qu’il a violé une quelconque loi pénale pour justifier cette action sévère et qu’elle le fait pour les opinions qu’il a exprimées, alors c’est une erreur, elle viole les protections du premier amendement dont nous bénéficions tous et devrait renoncer à son action erronée.
Beaucoup s’inquiètent du fait que le premier amendement, qui garantit la liberté d’expression et le droit à s’assembler pacifiquement, puisse avoir été violé. Une lettre, postée le 11 mars sur X par la représentante américano-palestinienne Rashida Tlaib et signée par quatorze membres démocrates du Congrès, dénonçait pour sa part « une tentative de criminaliser la protestation politique et une atteinte directe à la liberté d’expression de tous les citoyens de ce pays ».
Quelques jours après l’arrestation, des manifestations conséquentes se sont déroulées dans les rues de New- York et de Los Angeles, pour demander la libération de Mahmoud, et des militants de Jewish Voices For Peace (Voix juives pour la paix) ont occupé la Trump Tower de New York en arborant des t-shirts : « Pas en notre nom ».

Selon le journal britannique The Guardian, la Maison Blanche pourrait être aidée dans sa volonté de répression par des groupes pro-israéliens, tels que Betar US, un groupe d’extrême droite qui a affirmé avoir envoyé « des milliers de noms » d’étudiants et de professeurs qui auraient participé à des manifestations en faveur de la cause palestinienne, le groupe ayant fait mention qu’il possédait une « liste d’expulsion » d’individus possédant selon lui des visas délivrés par l’État américain qui pourraient être révoqués en vue de les expulser4
Une pratique qui a été baptisée « doxxing » (divulgation de données personnelles), et dont Mahmoud Khalil avait à de nombreuses reprises été l’une des cibles phares. Le média Zeteo a d’ailleurs révélé que ce dernier avait adressé un courrier électronique à Columbia la veille de son arrestation, demandant à l’université de le protéger face « à une campagne vicieuse, coordonnée et déshumanisante de doxxing », qui lui aurait valu de faire l’objet de menaces de mort répétées5 .
Columbia dans le viseur de l’administration Trump
Pour comprendre exactement les motivations du président américain et de son administration, il faut aussi se tourner vers les campus américains. Pour Nadia Marzouki, l’arrestation de Mahmoud « s’inscrit dans toute une économie d’intimidation des universités, qui sont considérées non seulement comme trop pro-palestiniennes mais aussi comme trop wokes, trop élitistes. On est donc aussi dans un courant anti-intellectualiste et anti-universitaire, mais bien sûr avec un focus plus spécifique sur le Proche-Orient. »
Pour Maryam Iqbal, une étudiante de dix-neuf ans qui avait également été la camarade de lutte de Mahmoud et qui avait été suspendue par Columbia pendant un semestre à cause de sa participation aux mobilisations pro-palestiniennes :
[La Palestine] n’est que le début d’une érosion généralisée des droits de tout le monde. Trump est en train d’utiliser Columbia comme un terrain pour tester jusqu’où peut aller le fascisme américain. Il va continuer à exercer tous les pouvoirs de l’État et à franchir toutes les lignes rouges afin de s’assurer que les autres campus soient effrayés et soient réduits au silence.
Jeudi 13 mars, l’administration présidentielle a par ailleurs exigé la « mise sous tutelle académique » du département d’études proche-orientales et africaines de l’université Columbia, pour une durée d’au moins cinq ans. Une semaine plus tôt, le président annonçait la suppression de 400 millions de dollars (365 millions d’euros) de subventions fédérales, accusant l’établissement d’inaction « face à des actes antisémites ».
Selon Noah, ami de Mahmoud qui a été diplômé de l’école d’affaires internationales de Columbia, c’est également tout un héritage intellectuel palestinien et anticolonial que Trump cherche à saper :
Dans l’histoire de Columbia, certains professeurs ont été des piliers de la pensée anticoloniale et plus particulièrement du mouvement pro-palestinien ; d’Edward Saïd jusqu’à Rashid Khalidi, Lila Abu-Lughod et Joseph Massad. Il y a donc souvent eu une campagne ciblée pour attaquer Columbia, qui est accusée d’avoir généré des étudiants qui apprennent la pensée critique et qui vont au-delà de la propagande américaine sur Israël.
Cet héritage encore vivace a fait des étudiants de l’université américaine, au printemps 2024, la figure de proue du mouvement estudiantin palestinien global. Ce sont eux qui ont été les premiers à initier les encampments qui demandaient la fin du génocide à Gaza et la fin des partenariats et des investissements des universités occidentales avec l’État d’Israël.
Réprimées d’une main de fer partout dans le monde occidental, les manifestations estudiantines pour la Palestine avaient dévoilé les limites posées par les principes fondamentaux de liberté d’expression quand il s’agissait d’affirmer un soutien au peuple palestinien. Depuis l’arrestation de Mahmoud Khalil, Columbia a d’ailleurs soit suspendu, soit renvoyé, soit révoqué les diplômes de plus de vingt étudiants qui avaient manifesté contre la guerre d’Israël à Gaza au printemps dernier. Face aux pressions de l’administration Trump, l’université semble plier, et certains étudiants engagés craignent une répression encore plus accrue que celle de 2024.
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1« Habibti, it’s fine », sont les mots de Mahmoud Khalil, dans une vidéo publiée par l’Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU) sur Instagram.
2« Abuse of Migrants Rampant at Louisiana ICE centers, Report Finds », ACLU, 26 août 2024.
3Anna Betts, « ‘I am a political prisoner’ : Mahmoud Khalil says he’s being targeted for political beliefs », The Guardian, 18 mars 2025.
4Anna Betts, « Pro-Israel group says it has ‘deportation list’ and has sent ‘thousands’ of names to Trump officials », The Guardian, 14 mars 2025.
5Prem Thakker, « SCOOP : Emails Show Mahmoud Khalil Asked Columbia for Protection a Day Before He Was Detained », Zeteo, 10 mars 2025.