Extension du domaine de la Chine au Proche-Orient

Focalisée sur la propagation du coronaravirus, la Chine est restée très prudente quant à son appréciation du « plan de paix » révélé le 28 janvier par Donald Trump. Elle s’est contentée, via l’agence de presse officielle Xinhua, d’exprimer ses réticences en citant abondamment de nombreux experts américains qui le critiquent, le déclarant pas viable, donnant satisfaction à la droite israélienne mais oublieux des attentes des Palestiniens. Mais cette circonspection s’explique aussi par les choix de Pékin au Proche-Orient.

Visite de Xi Jiping au Caire, 21 janvier 2016
Stringer/Présidence égyptienne/AFP

C’est en 2016 que la Chine a témoigné de sa volonté d’étendre son influence au Proche-Orient. Cette année-là, Xi Jinping, le président chinois en poste depuis trois ans, s’est rendu successivement en Arabie saoudite, en Égypte et en Iran. Autant de déplacements qui n’avaient pas seulement pour objectifs de satisfaire les besoins de son pays en énergie — en pétrole en particulier —, de développer les échanges commerciaux ni de permettre à la Chine de prendre place parmi les acteurs géopolitiques d’une région jusque-là négligée. Il s’agissait surtout, in fine, de poursuivre ses ambitions afin de redevenir l’« Empire du milieu » et, ainsi, de jouer un rôle de premier plan dans toutes les parties du monde.

Revendiqué par les Chinois eux-mêmes, le terme d’« empire du Milieu » date du VIIIe siècle avant notre ère. Au fil du temps, cette appellation a paru de plus en plus usurpée. En particulier lorsque les Occidentaux et le Japon traitèrent la Chine comme une colonie, lui faisant subir les pires avanies, comme le sac de Pékin par les Britanniques lors des guerres de l’opium ou encore le massacre par la soldatesque japonaise des habitants de Nankin en décembre 1937.

« Zhongguo », le mot par lequel les Chinois désignent leur pays ne signifie pas seulement « empire du Milieu », mais littéralement « empire du milieu du monde ». Ce qui conduit à interroger les moyens dont s’est dotée la Chine pour accéder à cette centralité mondiale et mettre en place cette « communauté de destin partagé pour l’humanité » ainsi que le Parti communiste chinois (PCC) l’a énoncé lors de son XIXe congrès en octobre 2017.

« Une ceinture, une route »

Tout a commencé en 2013 quand, à l’occasion d’une visite au Kazakhstan, le président Xi Jinping a évoqué pour la première fois l’idée d’une « ceinture économique de la route de la soie ». Il a complété son propos en Indonésie quelques mois plus tard, parlant d’une « route de la soie maritime ». « Finalement, le projet [désormais appelé en chinois] « une ceinture, une route » est devenu une stratégie essentielle de la Chine au XXIe siècle », écrit le magazine hongkongais Yazhou Zhoukan cité par Le Courrier international.

Pour qu’« une ceinture, une route » prenne corps, 1 000 milliards de dollars (plus de 923 milliards d’euros) — dans un premier temps — ont été mis sur la table et 126 nations (sur 193 que compte l’ONU) sont potentiellement concernées. À ce jour, plus de 70 d’entre elles ont effectivement rallié ce que la Chine ne cesse de présenter comme une opportunité pour leur croissance économique dans un rapport « gagnant-gagnant » soi-disant dénué de toute arrière-pensée.

Xi Jinping cumule les fonctions de président de la République, de secrétaire général du PCC, ainsi que de chef des armées. Le PCC s’étant prononcé en faveur de la levée de la limite constitutionnelle de deux mandats pour le président de la République, il a donc tout l’avenir devant lui pour parvenir à ses fins.

Tout aussi important : à l’égal de celle de Mao Zedong, la « pensée Xi Jinping » a été inscrite dans la Constitution de la République populaire de Chine. Cette décision signifie que les Chinois voient au-delà de l’exportation d’un modèle de développement économique et de la multiplication les échanges commerciaux. L’imprégnation idéologique accompagne l’ensemble du projet.

La stratégie du « gagnant-gagnant »

Pendant longtemps, au Proche-Orient, la Chine a borné ses interventions à la vente d’armes — notamment à la République islamique d’Iran — et s’est satisfaite d’approvisionnements énergétiques nécessaires à son expansion économique. Le changement de politique a pris la forme de contacts directs entre les dirigeants chinois et les chefs d’État de la région, ainsi qu’en témoigne en 2017 la visite du roi Salman Ben Abdulaziz Al-Saoud à Pékin ; visite au cours de laquelle a été signé un protocole d’accord afin que 65 milliards de dollars (60 milliards d’euros) contribuent aux montages de joint ventures sino-saoudiennes. Poursuivant ses tournées au Proche-Orient, Xi Jinping s’est rendu aux Émirats arabes unis (EAU). Peu de temps après, c’est Mohamed Ben Zayed Al-Nahyane, le prince héritier, qui a fait le voyage à Pékin.

Promouvant sa stratégie du « gagnant-gagnant », Xi Jinping a indiqué que « les relations Chine-EAU constituaient un exemple de la coopération stratégique pour les pays de différentes régions, de différentes cultures et de différents types ». Le président chinois a aussi insisté pour que « le terminal 2 de conteneurs du port de Khalifa et la zone de démonstration de coopération de capacités Chine-EAU soient une réussite ». Son vœu a été exaucé puisque le port vient d’être inauguré, desservant 40 destinations et ambitionnant de concurrencer Singapour.

Le Washington Times du 11 septembre 2019 nous précise qu’il y a dix ans, le Proche-Orient avait bénéficié d’un milliard de dollars d’investissements annuels chinois. Lors de la réunion ministérielle de l’été dernier du Forum de coopération sino-arabe (China Arab States Cooperation Forum, CASCF) à Pékin, les autorités chinoises, considérant le Proche-Orient comme un élément décisif de l’initiative « une ceinture, une route », ont promis 23 milliards de dollars (21 milliards d’euros) de prêts et d’aide au développement aux pays de la région.

L’Arabie saoudite, le Koweït et Oman — pays dans lequel la Chine contribue à la construction du Port de Duqm — devraient représenter une part encore plus importante du total des importations chinoises de pétrole dans les années à venir, passant de près de 6,2 millions de tonnes en 2014 à plus de 9,25 millions de tonnes l’année dernière, et près de 40 % de ce total proviennent maintenant du Proche-Orient, élément clef de la croissance économique chinoise.

« Le bœuf est lent, mais la terre est patiente »

Le retrait de Washington de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPoA) signé en juillet 2015 est une aubaine pour Pékin. Le pétrolier et gazier chinois China National Petroleum Corporation (CNPC) avait signé un accord de partenariat avec le groupe pétrolier français Total pour exploiter le gisement de gaz naturel offshore situé à cheval sur les eaux territoriales de l’Iran et du Qatar dans le golfe Arabo-Persique. South Pars est considéré comme le plus grand gisement de gaz naturel du monde. Total, qui avait investi 1 milliard de dollars (923 millions d’euros) sur ce contrat, et qui détient 50,1 % des participations, a dû renoncer en raison des menaces de sanctions américaines à l’encontre des entreprises qui coopèrent avec l’Iran. CNPC, qui possède actuellement 30 % des parts (PetroPars, une filiale de la compagnie pétrolière publique iranienne NIOC, détient les 19,9 % restants), s’est déclarée en mesure de se substituer à Total et de devenir l’opérateur du projet.

Ainsi que le lui enseigne la sagesse populaire chinoise, « le bœuf est lent, mais la terre est patiente » : Pékin attend son heure pour apporter sa pierre à la reconstruction de la Syrie lorsque les combats seront définitivement terminés. On estime que rien qu’à Alep pour dégager les ruines et enlever les gravats après les bombardements et les combats au sol, il faudra six ans. Deux cents milliards de dollars (185 milliards d’euros) seront nécessaires pour reconstruire des routes, des écoles, des réseaux d’assainissement, des hôpitaux. À part la Chine, qui a les moyens de débourser une telle somme ?

Concernant l’Égypte, un partenariat renforcé s’est traduit par quatre visites à Pékin du président Abdel Fattah Al-Sissi depuis sa prise de pouvoir. Il en résulte que de nombreux accords et projets sont en cours de concrétisation. Comme le relève The Conversation : « S’ouvrant à de nouveaux types de produits, le commerce bilatéral a continué à croître, avec plus de 10,8 milliards de dollars (9,97 milliards d’euros) d’échanges en 2017. Pékin est devenu l’un des partenaires individuels les plus importants du Caire dans des créneaux aussi divers que le commerce, les investissements, la fourniture de facilités financières ou les transferts technologiques. »

La Turquie a besoin des investisseurs chinois

La crise économique de grande ampleur que traverse la Turquie la fragilise et l’oblige à se tourner vers des bailleurs de capitaux qui exigent des contreparties. La dévaluation de la livre turque — en 2014, un peu moins de 2 livres turques s’échangeaient contre un dollar, aujourd’hui, il faut 7 livres pour acquérir le même précieux dollar — et donc son incapacité à rembourser ses énormes emprunts est l’un des facteurs principaux qui l’a mise entre les mains de la Chine.

En termes choisis, l’économiste turc Emre Alkin l’a confirmé sur la chaîne chinoise en langue anglaise CGTN : « La stabilité de la livre turque dépend de la coopération avec des pays comme la Chine, notre banque centrale ne peut pas faire le travail à elle seule, des ressources extérieures sont nécessaires. Si cette ressource doit venir de la Chine, elle viendra de la Chine, mais le plus important est de faire usage de cette ressource. Il est maintenant clair que nous avons besoin de la sagesse, des idées et des suggestions de pays tels que la Chine. »

De sagesse millénaire, d’idées nouvelles et de suggestions néolibérales, la Chine n’en manque pas. Elles l’ont donc tout naturellement conduite à s’intéresser aux actifs de l’État turc et à investir dans différents domaines. Par exemple, le partenariat avec la compagnie maritime chinoise Cosco Pacific concerne de nombreux ports de la Méditerranée, de la mer Égée et de la mer Noire. C’est une illustration programmée du jalonnement maritime, le fameux « Collier de perles », partie prenante des « Nouvelles routes de la soie » terrestres. Sans oublier que parmi les vingt et un plus importants ports du monde, la Chine en aligne quatorze. Un bon début.

Par ailleurs, le géant chinois des télécommunications Huawei travaille déjà avec Turk Telecom pendant que celui du commerce électronique Alibaba s’est entendu avec la plate-forme de commerce en ligne turque Trendyol. D’aucuns considèrent que de projets en partenariat, de prises de participation en prêts bancaires, la Turquie devient l’obligée de la Chine, d’autres évoquent même le terme de « satellisation ». Dès lors, on comprend mieux pourquoi, après avoir joué les matamores, Recep Tayyip Erdoǧan se drape dans un silence complice à propos de la violente répression qui s’est abattue sur les musulmans chinois du Xinjiang.

Troisième partenaire commercial d’Israël

Il existe entre Israël et la Chine une sorte de relation privilégiée. L’« État hébreu » a été le premier pays du Proche-Orient à reconnaître, en 1949, le régime communiste de Mao Zedong. Aujourd’hui, un millier d’entreprises israéliennes sont déjà installées en Chine et, en Israël, de nombreuses sociétés et compagnies chinoises prennent part au développement des infrastructures, notamment dans le domaine ferroviaire, des télécommunications, de l’agriculture, des équipements en énergie solaire, et des produits pharmaceutiques. La Chine est actuellement le troisième partenaire commercial d’Israël, et plus d’un tiers des investissements de haute technologie en Israël sont d’origine chinoise.

En décembre 2019 la Chine et Israël ont convenu que leur coopération mutuellement bénéfique devait se poursuivre, au cours d’une rencontre à l’issue de laquelle, depuis Tel-Aviv, l’envoyé spécial de la Chine pour les affaires du Proche-Orient Zhai Jun a déclaré : « Cette coopération bilatérale est une aspiration fondamentale des deux parties, se concentrant sur les intérêts et le bien-être des deux peuples et reposant sur le respect réciproque et les avantages mutuels ». Les Chinois exercent désormais le contrôle ou ont une influence sur près d’un quart de l’industrie technologique israélienne, y compris sur les entreprises militaires qui collaborent avec les Américains sur des projets confidentiels.

Fidèles à ses principes de ne pas prendre parti, mais de discuter avec tous, et à son pragmatisme en matière de relations diplomatiques et économiques, Pékin jouit au Proche-Orient d’une image positive. Selon le journal en ligne Sputnik, à la demande des Israéliens, les Chinois seraient prêts à contribuer à la création d’une île au large de Gaza dans laquelle on trouverait un port maritime, un aéroport, des hôtels, une centrale électrique et une station de dessalement. Ren Yuanzhe, l’expert de l’Académie diplomatique chinoise, explique les raisons de cette éventualité : « Premièrement, la Chine accorde de l’importance aux pourparlers de paix israélo-palestiniens et au règlement pacifique du conflit. Deuxièmement, la construction de l’île peut aider à apaiser la situation dans la région. Israël a conclu un accord de paix avec l’Égypte. Cela pourrait favoriser le processus de paix entre Israël et la Palestine. »

Vers l’« empire du milieu du monde » ?

Une fois retombée la poussière médiatique du pseudo-plan de paix américain, on peut penser que la Chine qui, jusqu’alors, s’était faite discrète sur ce dossier va proposer ses bons offices et, ainsi que Jean-Joseph Boillot, chercheur au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), l’affirme : « On peut tout à fait imaginer que, dans quelques années, la Chine accueille à Pékin des discussions de paix entre Israéliens et Palestiniens. La Chine s’inscrit désormais comme un des grands de cette région et oblige les États-Unis et les pays européens à lui reconnaître ce statut. »

Au-delà de ces différents accords commerciaux et investissements au Proche-Orient — et ailleurs dans le monde (Afrique, Amérique du Sud, Asie, Europe) — ainsi que ses avancées précautionneuses dans le champ de la diplomatie, la Chine caresse le projet que le yuan devienne une monnaie de change. En juin 2015, la création de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) a été vécue par les États-Unis comme une remise en cause de la suprématie du dollar.

À l’AIIB ont déjà adhéré l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Iran, la Jordanie, Oman, le Qatar et la Turquie, mais aussi la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie.

Ce que questionne la Chine en étendant son aire d’influence, c’est la gouvernance économique globale et la composition actuelle du système monétaire international restées jusqu’alors chasses gardées des États-Unis, via le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale.

Le multilatéralisme dont la Chine se fait le chantre n’est sans doute qu’une option passagère qui, une fois sa puissance économique, militaire et sécuritaire affirmée, la conduira à son but ultime : être vraiment et pour longtemps l’« empire du milieu du monde » et ce, en ayant suivi la préconisation de l’auteur de L’Art de la guerre, l’incontournable Sun Tzu : « La victoire n’est que le fruit d’une supputation exacte. »

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