Face au Covid-19 en Turquie, les rendez-vous manqués

Un nouveau couvre-feu sévère a été décrété dans plusieurs grandes villes, dont Istanbul et Ankara, pour le week-end des 18 et 19 avril. Face au Covid-19, les autorités ont agi avec retard, craignant de mettre l’économie en panne. Et si la société civile a fait front, avec civisme et souvent humour, les divisions du pays restent exacerbées par l’omniprésence de Recep Tayyip Erdoğan. En Turquie comme ailleurs, l’après-crise est déjà en débat.

Istanbul, 12 avril 2020. — L’avenue Istiklal dans le quartier Taksim déserte pendant le couvre-feu
Ozan Kose/AFP

L’expérience historique inédite subie par l’humanité a un effet collatéral : l’éclipse totale de toutes les autres actualités. La Turquie n’y échappe pas. Depuis l’annonce officielle du premier cas détecté le 11 mars, du premier décès le 17 mars et de la propagation du Covid-19 sur l’ensemble du territoire le 23 mars, quatre semaines se sont écoulées. Au 17 avril 2020, 74 193 Turcs étaient contaminés, 1 326 sortis guéris de l’hôpital, mais 1 643 y avaient perdu la vie1.

Comme partout ailleurs, le confinement s’est imposé pour ralentir et limiter la contagion et la population l’accepte tant bien que mal, avec discipline et civisme mais aussi anxiété. La mégalopole d’Istanbul, vidée de sa fourmilière humaine tonitruante, est envahie par le silence. À la circulation routière a succédé une intense circulation sur les bandes passantes des réseaux sociaux, proches de la saturation, et où se joue, là encore comme partout ailleurs dans une forme de communion universelle, la cacophonie de nos pensées, de nos débats, de nos souvenirs d’hier, de nos aspirations pour demain, de nos exorcismes par les arts et par l’humour.

Quant à la classe politique, alors que cette crise, devenue catastrophe au premier sens du mot, aurait dû étouffer les querelles, gommer les dissensions et générer un élan de solidarité sans frontières pour prendre soin de tous les vivants, elle n’a malheureusement pour le moment en Turquie que renforcé et accentué les clivages traditionnels.

D’abord le déni

Malheureusement, l’État et la société turque n’ont pas mieux ni moins bien réagi que d’autres à l’explosion de la pandémie du Covid-19. Comparaison n’est pas raison, mais les travaux de Jean Delumeau sur la peur en Occident [[Jean Delumeau, La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Fayard, 1978.], et sur la manière dont autrefois pouvoirs et sociétés faisaient face à des épidémies massives comme la peste ou le choléra, résonnent d’une actualité troublante. Forts de nos progrès, nous nous sentions invincibles. L’histoire avait été clémente, nous épargnant ces affres sur les quatre dernières générations et nous en avions perdu la mémoire collective et affective.

Le recul des historiens avait déjà consigné nos réactions présentes à ce Covid-19 : d’abord le déni du problème et de son ampleur par les autorités, la légèreté initiale avec laquelle l’accueille la population, la panique irrationnelle et l’exode, le confinement faute de mieux, la distanciation sociale, le rejet des malades, l’abandon des rites funéraires, le désir d’établir une distinction entre les héros et les autres, et puis, enfin, l’inévitable envie de désigner et condamner un coupable, extérieur de préférence, qui nous décharge de toute responsabilité et culpabilité.

En Turquie comme ailleurs, une bonne partie de ces comportements a déjà été observée. Les autorités ont d’abord, sans totalement nier le problème, minimisé le risque encouru et ses effets potentiels. Très vite, la réalité de la menace a exigé des mesures concrètes : la fermeture de la frontière avec l’Iran lourdement affecté, et à la mi-mars l’interruption de tous les vols internationaux.

Puis, le 25 mars, le président a pris une nouvelle série de mesures, parmi lesquelles la fermeture des cafés, restaurants, salles de spectacle, stades, parcs et jardins. Il a dû lui en coûter aussi de confirmer l’interdiction des prières collectives dans les mosquées, y compris le prêche du vendredi. Le 4 avril, ces mesures ont été durcies, puisque de recommandé le confinement généralisé est devenu obligatoire.

Une semaine plus tard, le 10 avril, une nouvelle mesure fort maladroite a été prise, puisqu’un couvre-feu de 48 heures a été déclaré, mais uniquement 2 heures avant son entrée en vigueur, provoquant la sortie paniquée de la population pour faire ses courses. Et sans doute, par la même occasion, ruinant des semaines d’efforts faits de confinement qui avait été plutôt réussi. Fortement critiqué par l’opposition, ce cafouillage a incité le ministre de l’Intérieure Süleyman Soylu à démissionner, une démission qui a immédiatement été refusée par le président Erdoğan. Un nouveau couvre-feu total de 48 heures est entré en vigueur le vendredi 17 avril à minuit, sans la panique de la semaine dernière.

Les moins de 20 ans et les plus de 65 ans ont interdiction absolue de sortir de chez eux, et les autres sont fortement encouragés à réduire au minimum vital leurs déplacements et interactions. L’utilisation du masque devient obligatoire et une trentaine de villes sont mises sous blocus. Aucune voiture ne peut ni en sortir ni y entrer, et ce jusqu’à une date indéterminée. La société, dans l’ensemble, respecte ces règles avec discipline, philosophie, humour ou fatalisme. Mais on retrouve dans les polémiques et les débats les dissensions classiques entre tendances politiques.

Discipline, humour et divisions politiques

Même divisés et polarisés, les Turcs continuent d’entretenir leur sens de l’humour. Au-delà des spécificités culturelles, on retrouve l’éventail des thématiques universelles : les relations entre époux en mode confiné, le télétravail et l’ennui, l’addiction compulsive aux écrans, les soucis de parentalité, l’insoluble substitution au rôle des enseignants, la révision au forceps du théorème de Pythagore et de l’étymologie confondante du mot patience pour ne pas finir patient. A la seule différence de nos pays occidentaux et au grand dam des caricaturistes, seule la guerre du papier toilette n’a pas eu lieu ici : les Turcs lui préférant encore dans une large mesure les toilettes « à la turque ».

En Turquie, l’humour est aussi politique, et depuis longtemps. Et il vise surtout le monde religieux et le rapport du religieux à la société et à l’organisation de la société. Déjà à la fin de l’empire ottoman, comme chez d’autres musulmans dans le monde, dans l’empire russe, en Iran et dans le monde arabe, le religieux est sujet à sarcasmes et moqueries pour les caricaturistes modernes et laïques qui n’hésitent pas à souligner, par l’humour, le caractère rétrograde, superstitieux et arriéré de certains mollahs, imams et autres représentants du clergé. Ainsi, dans la caricature ci-dessous, un étudiant en religion, demande-t-il au grand imam : « Maître, qu’avez-vous à dire sur ce nouveau fléau ? ». Et le maître de répondre : « Pour l’instant nous attendons, mon cher, que les mécréants trouvent un remède à ce fléau, et ensuite nous dirons dans quelle partie du Coran cela était écrit ».

Ces critiques cachent en fait une pique contre le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) et son bras religieux la Diyanet, organisme de gestion du fait religieux, qui sont ici visés dans leur appréhension de la crise sanitaire. Dans un pays où la presse libre est relativement muselée, il faut recourir à des stratagèmes pour déjouer la censure, poser des questions pertinentes, relever les incohérences et les lacunes.

Les conservateurs islamistes en accusation

Le Covid-19 ne discrimine personne. Ni de gauche ni de droite, ni kurde ni turc, ni conservateur ni progressiste, ni séculier ni islamiste, ni sunnite ni alévi, le fléau est l’ennemi commun contre lequel s’impose, en principe, une union sacrée. Si on devait lui reconnaître au moins une qualité, ce pourrait être celle-là. Mais non. À la sidération mutique qui a fait taire les politiques de tous bords pendant quelques semaines a succédé une peur insidieuse, nourrie d’irrationalité et d’ignorance, et qui a fait rejaillir les divisions et les querelles.

Le manque initial de transparence du pouvoir sur la gestion de la crise, le nombre de contaminés, les lieux les plus touchés par le fléau, les temps de réaction, l’adéquation des mesures et la préparation structurelle du système pour faire face à une urgence sanitaire de cette ampleur focalisent toutes les attentions sur la recherche vaine d’un coupable facile.

Ainsi, les ultras sécularistes ont commencé à accuser le pouvoir islamiste et les couches conservatrices de laxisme dans l’identification des vecteurs du virus, notamment les pèlerins de retour de La Mecque qui n’ont pas été mis en quarantaine, bien que certains aient été testés positifs. Le camp d’en face se défend en pointant du doigt les foyers de contamination chez ces Stambouliotes occidentalisés des quartiers huppés, rentrés d’Europe et des États-Unis.

Un autre point d’achoppement concerne les règles strictes de limitation des rassemblements et donc des mouvements. Paradoxalement, alors qu’il lui est habituellement reproché de violer ces droits et libertés, cette fois-ci l’opposition à Recep Tayyip Erdoğan lui a reproché de n’avoir pas été assez autoritaire. Le pouvoir, craignant qu’un couvre-feu généralisé n’affecte excessivement l’économie, a opté pour l’isolement de certaines villes et foyers de contamination, et la mise en sécurité des classes d’âge les plus vulnérables, jeunes et vieux.

Polémiques sur les collectes de fonds

Mais la principale polémique concerne l’aide économique à apporter aux activités, entreprises et individus victimes de la crise. Plusieurs municipalités, aux mains de l’opposition du Parti républicain du peuple (CHP), notamment à Istanbul, ont sollicité la générosité des plus aisés et lancé une campagne de collecte de fonds solidaire de redistribution. Cette apparente cohésion et concordance morale ne pouvait satisfaire les calculs politiques d’un président jaloux de cette bonne initiative de ses opposants. Plutôt que de saisir cette chance pour incarner et garantir l’unité de la nation, il préféra sacrifier ce moment pour interdire aux municipalités de collecter de l’argent, l’assimilant à une levée d’impôt et à une forme de séparatisme d’un État dans l’État et de concurrence aux services centraux de l’État. Reprenant l’initiative à son compte, le président a invité les Turcs à financer une caisse de solidarité à l’échelle nationale, à laquelle, pour donner l’exemple, il a fait don de sept mois de son propre salaire.

Enfin, dernière et encore plus controversée décision prise par le pouvoir face à la propagation du Covid-19, et au risque sanitaire que fait peser la surpopulation carcérale, les députés ont voté une loi d’amnistie et de libération anticipée qui devrait permettre à 90 000 détenus, soit un tiers des prisonniers du pays, de sortir de prison. Sauf que le projet est sévèrement critiqué par l’opposition car, s’il permet la libération sous condition de détenus de droit commun arrivés en fin de peine, il exclut celle des opposants politiques. Cette polarisation risque de s’aggraver, car la crise ne fait que commencer en Turquie, où ses dégâts humains et économiques sont encore limités.

Nous nous accordons tous à penser et à croire qu’il y aura un avant et un après Covid-19. En Turquie comme ailleurs, les crises graves favorisent le renforcement de pouvoirs autoritaires, alors que dans les régimes démocratiques au contraire le pouvoir s’en trouve plus facilement ébranlé. Cette idée reçue résiste-t-elle seulement à la confrontation avec la réalité ? À ce stade, il est trop tôt pour trancher.

La Turquie, déjà en proie depuis une dizaine d’années à un raidissement du pouvoir par les effets combinés de plusieurs crises conjoncturelles et structurelles liées aux questions syrienne, kurde, gulénite n’aura donc malheureusement pas besoin du Covid-19 pour forcer le trait. À l’inverse, il ne semble pas agir sur la société et la politique comme un agent de catalyse consensuelle. Il risque même de l’affaiblir, de la déstabiliser au-delà du lourd tribut économique à venir pour une économie déjà fragilisée avant la crise et dépendante du circuit économique international. Le pouvoir s’en inquiète au premier chef, car, comme ailleurs, il sait que le jugement populaire se fondera d’abord sur les performances de l’économie et ses capacités de résistance et de réaction à la crise. Donc, l’après-crise a déjà commencé, en Turquie comme ailleurs. Et comme partout, il intime à chacun d’être vigilant et engagé, individuellement et collectivement, dans la définition qui sera faite, ou que nous voudrons inventer, pour la société apaisée de l’après.

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