Faire preuve d’audace en Égypte est devenu une question de vie ou de mort

Nader Bakkar.
Photo tirée de sa page Facebook.

À l’évidence, aucun d’entre nous ne souhaite que l’Égypte devienne un État failli, non seulement au niveau de ses institutions, mais aussi en ce qui concerne sa cohésion sociale. Pourtant, à l’heure actuelle, on constate qu’une grande partie de la société tombe dans le piège de la haine et trouve acceptable que la violence, la contre-violence et les violations des droits de l’homme deviennent la norme.

Le conflit social est le plus dangereux de tous pour notre avenir parce que ses conséquences peuvent s’étendre aux générations futures. Plus que jamais, l’atmosphère dans l’Égypte d’aujourd’hui tend à promouvoir l’extrémisme, et le concept du « avec moi ou contre moi » l’emporte sur toute autre considération. Verser le sang est devenu acceptable. Les gens cherchent à s’organiser en clans et à exclure ceux qui ne sont pas des leurs, indifférents à l’illégitimité des moyens qu’ils emploient. Mohamed El Baradei1 est ainsi devenu un paria du jour au lendemain, simplement parce qu’il a refusé d’être impliqué dans le bain de sang de Rabea Al Adawiya2 ou d’agir contre des idéaux en lesquels il a toujours cru et qu’il a défendus.

Ceux qui, en Égypte, font montre de sagesse confirmeront au fur et à mesure que l’histoire se déroule que les Frères musulmans ont commis d’énormes erreurs au cours de l’année écoulée. Ce n’est pas pour autant qu’il faille renforcer une culture de la haine et d’images hostiles, tuer les autres sans pitié, réduisant au silence ceux qui tentent comme ils le peuvent de mettre un terme au cycle de la vengeance. Tout jugement politique sensé sur la situation actuelle en Égypte montre que les Frères musulmans ne disparaîtront pas de nos vies simplement parce que leurs chefs ont fait de grossières erreurs au cours de la dernière année.

Nous n’avons pas d’autre choix que de rechercher une solution politique, tant l’option de bannir une faction ou une autre est irréalisable. Quelles que soient les violences à venir, la chose la plus sûre est qu’aucune des deux factions n’est en mesure de porter un coup fatal à l’autre.

Pour cette raison, nous-mêmes, en tant que parti Al-Nour3, avons toujours insisté auprès des militaires et de leurs alliés politiques, ainsi qu’auprès des Frères musulmans, même avant les dispersions par la contrainte des sit-in de Rabea et al-Nahda, pour dire que le choix de la violence et de la torture était infiniment plus aisé que la recherche d’un accord qui nécessite de reculer d’un pas ou deux pour préserver l’ordre social et la paix.

Après la révolution du 25 janvier, le parti Al-Nour a toujours rejeté et œuvré de son mieux pour éviter l’exclusion politique des membres du Parti national démocrate. En échange, il a appelé à juger ceux dont la culpabilité pouvait être prouvée tout en laissant le peuple égyptien prendre les grandes décisions politiques au travers des urnes. Nous devons aujourd’hui répéter le même message de principe à propos des demandes d’interdiction des Frères musulmans. Les Frères musulmans n’ont pas commis de crimes semblables à ceux du IIIe Reich. Il n’y a donc aucune raison de vouloir faire disparaître du corps social les restes de leur organisation. Quant aux Frères musulmans, ils doivent, aujourd’hui plus qu’hier, réexaminer leurs positions. L’organisation a besoin d’une nouvelle direction qui comprenne que le 30 juin est l’exact résultat du rythme exponentiel de la détérioration due à leurs erreurs au cours de l’année. Ils doivent en conséquence s’atteler à la tâche pour tirer un trait sur le passé et prouver qu’ils ont suffisamment de souplesse pour être en mesure de revenir en politique. Telle est en quelques mots la philosophie que le parti Al-Nour applique dans toutes ses initiatives et négociations entre les Frères musulmans et l’autorité de transition actuellement au pouvoir.

Je suis totalement convaincu que l’une des plus grosses erreurs commises par le président Morsi a été de s’attaquer frontalement à « l’État profond » plutôt que de le canaliser et de le réformer. Cela ne signifie pas qu’il faille tolérer la corruption — profondément enracinée dans cet État — ou négliger tous les signes d’un retour de la police d’État.

La menace d’un retour de la police d’État nécessite la solidarité de toutes les forces politiques, que ce soient celles qui ont émergé après le 25 janvier ou celles qui existaient auparavant, pour affronter la mentalité d’oppression qui cherche à éliminer les avancées du 25 janvier en échange d’une supposée « sécurité » qui n’a probablement jamais existé et qui ne consiste aujourd’hui en rien d’autre qu’un ramassis de chants et de slogans nationalistes.

La fallacieuse philosophie binaire du « ou bien la sécurité ou bien la liberté » est aujourd’hui colportée avec énergie auprès de la population. La plupart des médias égyptiens nous « servent » désormais ce pauvre citoyen égyptien qui parvient à peine à joindre les deux bouts et qui – ils sont tous prêts à le parier — serait disposé à renoncer à la liberté et même, si nécessaire, aux vies de quelques-uns en échange d’un retour à la sécurité qui prévalait après le 25 janvier.

Les journalistes qui entourent Mostafa Hegazy, le conseiller présidentiel, sont représentatifs de cette espèce de machine médiatique4. Au lieu de laisser aux comités juridiques le soin de porter un jugement au motif qu’un membre du gouvernement ne peut être objectif, ils s’attachent à accumuler les déclarations sur la sécurité pour décrire la plus grave crise de l’histoire de l’Égypte des temps modernes. Leur discours sur le « fascisme religieux » est un instrument primaire qui camoufle l’incapacité du gouvernement à résoudre politiquement la question des manifestations à Rabea. Ce que nous — en tant que parti Al-Nour – avec d’autres personnalités au sein du gouvernement transitoire, y compris avec El-Baradei, cherchions à faire à l’époque. L’équipe de Hegazy a plutôt menacé de punition collective, mélangé vérité et mensonge et essayé par tous les moyens d’induire en erreur ceux qui étaient mal informés.

Un dictateur ne dit jamais qu’il réprime les libertés, tue ses opposants et bafoue les droits de l’homme. Tous, quels que soient l’époque et le lieu, parlent de sécurité de l’État et de maintien de l’ordre. Tous accusent leurs adversaires de crimes de toutes sortes, parmi les plus abjects. Tous sont soutenus par une armée de journalistes, d’écrivains, d’hommes des médias, de personnalités de la société civile et parfois d’experts juridiques, disposés à justifier leurs actes d’oppression, y compris des massacres, et peuvent même parfois recommander d’intensifier de telles actions. Il n’est pas nécessaire de rappeler que Khaled Saïd, citoyen égyptien, a été tué par la répression policière5. Il en va de même pour le salafiste Sayed Belal qui a été tué sous la torture par la sécurité d’État pour un crime qu’il n’avait pas commis6. Il y a beaucoup d’autres cas comparables, et le temps n’est pas si lointain où ces crimes ont été commis. C’est simplement que les peuples ont une mauvaise mémoire.

Les discours de Hegazy à l’égard des assassinats de manifestants sont identiques à ceux des gouvernements de Ahmed Nazif7 et Ahmed Chafik8 du début de la révolution. Il suffit simplement de reprendre les termes que Hegazy utilisait avant le 30 juin pour condamner les actes d’oppression du même ministère de l’intérieur avec ses mêmes responsables et de les comparer à ceux qu’il utilise pour décrire les massacres actuels. Hegazy mentionne à maintes reprises la « lutte contre le terrorisme », sachant pertinemment combien cette expression peut déclencher les sensibilités et les sentiments d’insécurité en Occident, de telle sorte que personne ne soulèvera la question des droits de l’homme aussi longtemps qu’il continuera à parler de terrorisme.

Le terrorisme est rejeté d’emblée par les religieux et les sages, partout, quelle que soit la cause qu’il défend, car tous sont convaincus de la nécessité d’éviter les bains de sang et de contribuer à la sécurité de la société. Mais les médias condamnent-ils avec la même vigueur tous les terrorismes ? Mobilisent-ils des millions de personnes contre le terrorisme d’où qu’il vienne, ou bien cette expression serait-elle réservée aux seuls islamistes ?

Devrions-nous supplier l’armée égyptienne et la police de s’occuper, par exemple, des centaines de milliers de voyous ? Bien sûr que non, surtout quand ces voyous répandent la peur ici, là et partout, et entretiennent un vaste réseau d’intérêts illégaux. Combattez ce terrorisme-là et vous obtiendrez un soutien massif de tous les pans de la société.

Le Parti fait valoir que seule la démocratie est adaptée à l’Égypte. C’est au nom de ce constat qu’il a soutenu la chute de Morsi (3 juillet 2013) et collaboré au gouvernement de transition formé après sa destitution. Son choix a été perçu par les Frères musulmans comme une trahison. Depuis, le parti a participé à la négociation entre les Frères musulmans et le général Al-Sissi sur le démantèlement des sit-in au Caire de juillet et août 20139. Cette négociation a échoué, Al-Nour en faisant porter la responsabilité aux Frères musulmans. Si Al-Nour tire un bilan négatif de la participation des Frères musulmans au pouvoir et de son rôle dans la négociation sur les sit-in, il considère toutefois qu’un courant nouveau est perceptible en leur sein, plus réaliste que le courant originel qui continue de réclamer le retour de Morsi à la présidence. Il dénonce la violence de certains médias à leur encontre.

Al-Nour appelle à des élections sous surveillance internationale. Il aurait reçu des assurances de l’armée selon lesquelles la prochaine constitution préserverait « l’identité » islamique de la constitution sur la base du texte de 2012. L’objectif d’Al-Nour est « l’application de la charia de manière graduelle qui satisfasse la nature de la société ». Il considère que le sécularisme n’est qu’une forme de l’athéisme ; d’où son refus des concepts « d’État laïque » ou « séculier ».

Le parti accepte le retour politique des partisans de Hosni Moubarak à la condition que ce soit par des voies légales. Il considère que trois forces politiques structurent actuellement la vie politique : les Frères musulmans, le parti Al-Nour et les felouls (les milliers de notables qui gravitaient autour de l’ancien Parti national démocrate de Moubarak et qui cherchent à se recycler en politique. Ils sont nombreux en Haute Égypte).

1Vice-président du 14 juillet au 14 août 2013. Il a renoncé à cette fonction quand les forces de sécurité sont violemment intervenues contre ceux qui manifestaient en faveur du retour de Mohamed Morsi au pouvoir.

2Les sit-in à Rabea (Est du Caire) et Al-Nahda ont commencé en juillet 2013, en réaction à la destitution du président Morsi (3 juillet) dont ils réclamaient le retour au pouvoir. Ils ont duré plusieurs semaines, pendant lesquelles l’armée a régulièrement menacé d’intervenir pour disperser les manifestants, assurant qu’elle ne « tolèrerait aucune menace contre la sécurité nationale ».

3Parti salafiste, ultraconservateur, né dans la foulée de la révolution du 25 janvier 2011 et officialisé en juin de la même année, avec un quart des sièges aux élections parlementaires qui ont suivi la révolution du 25 janvier 2011. Le parti, qui a soutenu l’éviction du président Mohammed Morsi, a été établi par Al-Da‘wa Al-Salafiyya (« l’Appel salafiste »), le plus grand groupe salafiste d’Égypte, plus connu sous le nom de « Mouvement Al-Daawa », dont Alexandrie est la place forte. Vis-à-vis de la révolution du 25 janvier 2011, les salafistes n’y ont pas directement participé au nom de principes religieux. Ce n’est qu’ultérieurement qu’ils ont formé des partis politiques et participé à l’action politique.

4Voir son entretien sur CNN publié le 20 août 2013.

5Khaled Saïd, 28 ans, a été assassiné à Alexandrie par la police égyptienne le 6 juin 2010. Sa mort est devenue le symbole de tous ceux qui, en Égypte, combattent la brutalité policière et les violations des droits de l’homme. Son destin a souvent été comparé à celui de Mohammed Bouazizi dont l’immolation le 17 décembre 2010 a déclenché la révolution tunisienne. Le compte Facebook créé au nom de Khaled Saïd peu après sa mort a été utilisé en janvier 2011 pour appeler à la révolte contre le régime de Moubarak. Les deux policiers qui l’ont tué à Alexandrie n’ont pas été accusés de meurtre.

6Âgé de 30 ans, Sayed Belal a été arrêté, torturé et tué par la police d’Alexandrie en janvier 2011. Salafiste, il était accusé par la police d’avoir été impliqué dans une attaque contre une église.

7Premier ministre de juillet 2004 au 29 janvier 2011. Arrêté en avril 2011 pour « gaspillage de fonds publics » et condamné à payer une lourde amende. Condamné le 13 septembre 2012 à trois ans de prison pour « enrichissement personnel » et « transactions illégales ».

8Premier ministre du 31 janvier au 3 mars 2011, candidat malheureux à l’élection présidentielle face à Mohammed Morsi.

9Voir note 3.

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