Le 22 mai 2016, le premier ministre irakien Haïdar Al-Abadi annonçait le lancement des opérations de reconquête de Fallouja, deuxième plus importante ville de la province occidentale d’Al-Anbar, située à une trentaine de kilomètres de Bagdad, et l’un des théâtres les plus sanglants de la dernière guerre d’Irak. Tombée sous le joug de l’organisation de l’État islamique (OEI) en janvier 2014, soit dix ans après les sièges militaires américains qui l’avaient ravagée en son cœur, Fallouja reste l’emblème de la résistance sunnite qui s’est développée dès les premiers jours de l’occupation contre le nouvel ordre post-baasiste. Le contexte de cette énième bataille a certes évolué, mais il n’est pas sans faire écho à celles qui l’ont précédée. Plus que tout autre lieu, Fallouja continue d’incarner la profondeur du ressentiment qui s’est cristallisé, du côté arabe sunnite, contre une « transition » jugée inique et dont les dérives ont directement fait le lit de l’OEI et de sa sécession.
2004, la descente aux enfers
Située sur l’Euphrate, Fallouja fut édifiée du temps des Babyloniens. Son nom est d’origine syriaque (Pallgutha) et araméenne (Pumbedita). Sous la domination perse, la ville devint une cité marchande d’envergure, puis connut un déclin durable pendant plusieurs siècles, jusqu’à devenir un simple point de passage au milieu du désert. C’est à Fallouja que peu après l’arrivée des Britanniques en Irak commença la Grande Révolution de 1920, emblème de la lutte du peuple irakien pour son indépendance. À partir des années 1930, Fallouja se modernisa grâce aux premiers revenus du pétrole distribués par l’État et, sur un plan commercial, sa situation géographique en fit de nouveau une localité influente. Puis, dans les années 1970, le boom pétrolier la transforma en une importante zone industrielle étroitement liée au régime.
Arabe et sunnite, Fallouja se distingue par son fort ancrage tribal et son conservatisme religieux, qui se déclinait traditionnellement autour de trois principales tendances : soufie, frériste (Frères musulmans) et islamiste quiétiste. Avant l’invasion américaine, Bagdad y recrutait nombre de ses fonctionnaires et de ses haut-gradés. Étonnamment, Fallouja a d’ailleurs été l’une des villes de la province d’Al-Anbar les moins affectées par les opérations militaires du printemps 2003 et ne s’est donc pas immédiatement transformée en bastion du soulèvement armé. Au contraire, dignitaires, notables et cheikhs appelèrent la population au calme. L’effondrement de l’État et la multiplication des pillages conjugués aux bavures de l’armée américaine ont été les raisons de sa descente aux enfers à partir du mois d’avril 2003. Des centaines de résidents qui avaient défié le couvre-feu et réclamaient la réouverture d’une école furent tués par les troupes américaines installées dans la ville. Un an plus tard, les insurgés vengèrent les leurs en prenant en embuscade quatre contractors de la société Blackwater, dont les corps carbonisés furent pendus du haut d’un pont enjambant l’Euphrate.
Avec le soutien du premier ministre de l’époque, l’ancien opposant chiite Iyad Allaoui, une première opération — « Résolution vigilante » (Vigilant Resolve) — fut lancée contre Fallouja au printemps 2004, donnant déjà à voir l’ampleur de la mobilisation contre les États-Unis. Elle fut suivie, en novembre de la même année, par l’opération « Fureur fantôme » (Phantom Fury) conjointe entre les forces de la coalition et l’armée irakienne. Lorsque ces dernières se retirèrent au mois de décembre, elles laissèrent une ville martyre et dévastée. Plusieurs enquêtes rapporteront l’usage d’armes non conventionnelles par l’armée américaine au cours des affrontements, notamment du phosphore et de l’uranium appauvri, voire du napalm comme au cours de la guerre de Vietnam, confirmé en 2011 lorsqu’un scandale a révélé l’existence à Fallouja de nombreux enfants nés avec des malformations congénitales.
Le « retour » des radicaux en 2014
Dès la fin 2003, une partie des combattants ayant pris le contrôle de Fallouja y avait établi un régime islamiste, connu alors comme l’« émirat de Fallouja » (imara al-Falluja). Un conseil des moudjahidines avait été constitué et placé sous la tutelle des imams et acteurs de l’opposition armée : haut-gradés et officiers de l’armée dissoute, agents de l’ancien régime, djihadistes irakiens. Avec l’afflux des étrangers affiliés à l’organisation d’Al-Qaida et son « émir » Abou Moussab Al-Zarkaoui, Fallouja s’est transformée en sanctuaire. Regroupés au sein de « bannières noires », les combattants y ont reçu entraînement et munitions (profitant des caches d’armes laissées par le régime), et développé des compétences qui leur ont plus tard permis de conduire des attaques d’ampleur. Parallèlement, la charia a été imposée au sein de la ville, prélude à la proclamation, deux ans plus tard, du premier « État islamique d’Irak ».
À ce titre, les milliers de morts déclarés dans leurs rangs en 2004 n’ont pas découragé les djihadistes : combinés aux pertes civiles, à la poursuite de l’occupation étrangère et à l’ascension des chiites, ces revers les ont au contraire confortés dans l’idée qu’un projet politique dissident devait être offert aux sunnites assiégés et marginalisés, en l’espèce la création d’un État indépendant. Al-Zarkaoui décida de poursuivre la résistance armée et prépara ses lieutenants à la possibilité d’une autre bataille. En 2014, Fallouja est ainsi la première à tomber aux mains de l’OEI, sanctionnant un point d’orgue du conflit irakien et le retour de la violence. Par son ignorance systématique des demandes légitimes des Arabes sunnites (réintégration institutionnelle, fin des « bavures », libération des prisonniers), l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki a facilité la reviviscence de la mouvance radicale et le ralliement aux djihadistes de nombreuses figures religieuses, laïques et tribales.
Impasse politico-militaire
Ramenées à la grave crise de gouvernance traversée par l’Irak depuis la période d’embargo, les trois batailles de Fallouja ont pour dénominateur commun de mettre en évidence l’incurie de l’État central. Dès 2004, les États-Unis et leurs auxiliaires à Bagdad se sont trouvés confrontés à une situation qui leur échappait sur le double plan militaire et politique, alors qu’ils recherchaient désespérément des solutions en vue d’un prompt désengagement. Le gouvernement intérimaire d’Allaoui, successeur officiel de l’Autorité provisoire de la coalition, était alors déjà décrié par toutes ses marges. Comme Al-Abadi en 2016, celui-ci s’était résolu à la seule option militaire, donnant le feu vert à Washington pour prendre d’assaut Fallouja, même au prix de centaines de victimes civiles.
Ce sont aujourd’hui les forces armées irakiennes, et plus encore les milices chiites regroupées tantôt au sein des Forces de la mobilisation populaire (Hachd cha‘abi), tantôt directement adossées à l’Iran, qui sont à la manœuvre et déployées autour de Fallouja. Si la mouvance sadriste, chiite, s’était opposée en 2004 aux offensives américaines en dénonçant le gouvernement qui, parallèlement, avait donné son blanc-seing pour assiéger Nadjaf, la confessionnalisation du conflit irakien a eu raison de ce qu’il restait de solidarité nationale dans le pays. Si le rejet du nouveau siège de Fallouja est perceptible en 2016 parmi des formations politiques diverses, la solidarité envers ses habitants, notamment du côté chiite, s’est par conséquent amenuisée, voire volatilisée au gré des attentats et vagues de représailles.
La question est moins de savoir si les forces engagées dans la bataille réussiront à reprendre Fallouja (elles la reprendront sans doute, même à longue échéance) que d’interroger la signification d’une telle reconquête. Fallouja n’est-elle pas, en effet, le symbole d’un ordre politique honni, dont on peut douter qu’il finisse par s’imposer, en particulier aux sunnites ? L’enracinement de l’OEI à Fallouja en fait une menace constante pour Bagdad. La ville est plus encore une étape incontournable aux yeux des autorités pour la reprise de Mossoul.
La reconquête, et après ?
Mais cela ne résout pas la question d’un « après-Daech » en cas de succès. Courant 2013, Fallouja s’était révoltée contre Bagdad et sa discrimination confessionnelle. Al-Abadi, certes mieux perçu qu’Al-Maliki, mais faible et doublement dépendant des États-Unis et de l’Iran, n’a pas tenu ses promesses initiales, tout en permettant une « milicisation » de l’appareil d’État. Il a par ailleurs négligé l’enjeu fondamental d’une réconciliation avec les Arabes sunnites et kurdes.
D’ores et déjà, l’OEI répond à la perte de ses territoires par la relance des attentats à Bagdad contre la communauté chiite, suscitant un repli identitaire plus palpable encore. Dans ces conditions, et tandis que certains considèrent que le retrait des États-Unis en 2011 était prématuré, la marge de manœuvre des Occidentaux apparaît relativement limitée pour renverser les effets d’une décennie calamiteuse d’occupation. L’assistance militaire américaine au gouvernement irakien n’a pas conduit ce dernier à un partage plus équitable du pouvoir avec les sunnites, ce qui pourrait entretenir un cycle sans fin de radicalisation dans leurs rangs.
Aussi le soulagement politique et la stature de grand rassembleur attendus d’Al-Abadi ne sont-ils, au mieux, que temporaires. Certes, la bataille de Fallouja permet à l’exécutif de détourner les regards des violentes manifestations qui ont récemment pris place à Bagdad. Mais les Irakiens continueront d’exiger des réformes indépendamment de la campagne militaire, de la fin de la corruption à la formation d’un cabinet composé de technocrates compétents. De plus, si l’OEI est actuellement affaibli, ses adversaires affichent eux aussi de nombreuses faiblesses, beaucoup s’accordant à dire que seuls les Arabes sunnites déchirés entre la lutte armée et l’horizon d’une normalisation dont les conditions demeurent à définir peuvent mettre fin à l’expansion djihadiste dans le temps long.
Un nouveau siège meurtrier
Le prix des sièges de Fallouja en 2004 a été énorme pour l’ensemble des parties, de l’armée américaine aux insurgés, et plus encore pour les civils, prisonniers pendant des mois d’un véritable étau physique et psychologique. Le siège de 2016 sera vraisemblablement tout aussi meurtrier : axes bouclés, survol de drones et d’hélicoptères, pluie de bombardements, tracts exigeant le départ des populations — entre 50 000 et 60 000 contre 350 000 en 2011 —, déficit d’aide humanitaire et famine, engins explosifs placés dans la ville et sa périphérie par l’OEI. Ses combattants ont réquisitionné toutes les habitations et n’hésitent pas à prendre les habitants comme boucliers humains ou à les exécuter. En 2004, Fallouja a été réduite à un tas de ruines ; elle pourrait subir à nouveau le même sort.
À ce jour, les attaques aériennes menées par la coalition ont causé la destruction de bâtiments publics, maisons, mosquées et infrastructures, outre les habituels « dommages collatéraux ». Entre 800 et 1 000 membres de l’OEI seraient toujours présents à Fallouja, et les combats qui font rage dans les faubourgs de la ville laissent dans leur sillage des civils irakiens terrifiés et désespérés.
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