Étude

France. Contre l’islamophobie, le « bouclier religieux » des familles musulmanes

L’édition 2023 de l’étude « Immigrés et descendants d’immigrés » publiée par l’Insee révèle le rôle central joué par la famille dans la reproduction de l’appartenance religieuse. Les recherches menées sur le terrain confirment ces données, mais elles rendent aussi compte d’un autre facteur : la stigmatisation des musulmans finit par renforcer l’identité religieuse.

Des musulmans arrivent pour se rassembler dans une salle à Bordeaux, pour les prières de l’Aïd al-Fitr, le 25 juin 2017
Mehdi Fedouach/AFP

La sécularisation est souvent considérée par les milieux académiques et politiques comme une tendance en constante progression dans les différentes sociétés occidentales. L’Europe, et plus particulièrement la France, a été à l’avant-garde de ce mouvement en croyant que la religion était soluble dans la modernité. Toutefois, les chiffres récemment publiés par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dans l’étude « Immigrés et descendants d’immigrés »1, largement basés sur ceux de la deuxième édition de l’enquête « Trajectoires et origines » réalisée entre 2019 et 2020 nuancent l’idée d’une sécularisation, en particulier chez les musulmans et les juifs.

Cette enquête a été menée sur un échantillon représentatif de 27 200 personnes. Réalisée en pleine période de pandémie, elle ne prend certes pas en compte l’impact de celle-ci sur la vie spirituelle des personnes interrogées, alors qu’il est probable que la crise sanitaire a eu un effet significatif sur les comportements et les croyances. Par ailleurs, l’âge des personnes interrogées se situe entre 18 et 59 ans, ce qui exclut la partie la plus âgée de la population qui est, selon d’autres études, la plus tournée vers la religion. Néanmoins, cette enquête s’avère riche en enseignements.

Une forte transmission dans les foyers

L’étude de l’Insee révèle que le catholicisme reste la première religion en France ; 29 % de la population s’en revendique. Cependant, l’islam connaît une croissance importante : 10 % de la population se déclare musulmane, ce qui confirme sa position de deuxième religion en France.

L’enquête met par ailleurs en évidence l’importance de la pratique religieuse chez les immigrés et leurs descendants. Certes, les individus âgés de 18 à 59 ans sont de plus en plus nombreux à ne pas se réclamer d’une religion. Mais, alors que 58 % des personnes sans ascendance migratoire se disent sans religion, c’est le cas de 19 % seulement des immigrés arrivés après l’âge de 16 ans et de 26 % des descendants de deux parents immigrés. En revanche, seulement 14 % des descendants d’immigrés issus de couples mixtes et 1 % de la population sans ascendance migratoire se déclarent de confession musulmane.

Concernant les affiliations et les pratiques religieuses au sein des familles immigrées et de leurs descendants en France, l’enquête montre que, tandis que la pratique religieuse des familles chrétiennes diminue fortement, celle des familles musulmanes et juives se maintient. Il ressort également de l’étude que la transmission de la religion est plus forte chez les individus élevés dans une famille musulmane, avec 91 % d’entre eux se considérant appartenir à la religion de leurs parents, contre 84 % chez les juifs et seulement 67 % chez les catholiques.

L’engagement des femmes

Cette forte transmission de la religion musulmane pourrait s’expliquer par l’importance de l’encadrement maternel, y compris dans le domaine religieux, au sein des familles immigrées – maghrébines, subsahariennes et turques en particulier. Dans les mêmes statistiques de l’Insee, on remarque d’ailleurs que 78 % des femmes qui se déclarent musulmanes considèrent la religion comme importante dans leur vie, contre 73 % des hommes.

Nos observations empiriques sur le terrain auprès de responsables associatifs musulmans en Île-de-France et à Mulhouse éclairent certaines des données de cette enquête. Elles confirment que la transmission de la religion au sein des familles d’immigrés revêt une grande importance. Elle se fait souvent par le biais de l’engagement des femmes musulmanes dans des associations cultuelles et culturelles, contribuant à la vie de la communauté religieuse.

Warda, enseignante et responsable associative, également en Seine–Saint-Denis, nous a ainsi déclaré :

Si les femmes musulmanes n’étaient pas présentes dans nos structures, de nombreuses associations auraient du mal à réaliser des activités et à être présentes sur le terrain. Ces mamans et sœurs font preuve d’un dévouement remarquable et sont toujours prêtes à s’engager sans contrepartie.

Farid, membre du bureau d’une association cultuelle en Seine–Saint-Denis, en relation avec de nombreuses organisations, nous a quant à lui affirmé :

Les femmes musulmanes sont très nombreuses et actives au sein de nos associations, sans chercher nécessairement à occuper des postes de responsabilité. Elles donnent de leur temps sans compter pour ces associations.

Notons que cette tendance n’est pas propre à l’espace musulman : dans son livre Logiques de genre dans l’engagement associatif2, la sociologue Sophie Rétif souligne que les femmes sont plus impliquées dans les associations que dans les partis politiques ou les syndicats, mais qu’elles occupent rarement des postes de dirigeantes.

Quant à Mokhtar, ancien vice-président de l’Association des musulmans d’Alsace, il considère que l’implication des femmes dans les activités cultuelles, les associations et les mosquées est un moyen d’émancipation pour elles. Selon lui, le fait de se déplacer pour se rendre dans ces structures, que les maris ou les grands frères tolèrent facilement, représente une liberté.

Un sentiment d’être « harcelé »

En ce qui concerne la pratique du mois de ramadan, les statistiques montrent que 75 % des musulmans respectent strictement le jeûne, tandis que 15 % le font « plus ou moins ». Mohamed, diplômé en science politique et militant associatif, analyse cette forte adhésion au jeûne en soulignant la démocratisation de la pratique religieuse à travers les réseaux sociaux. Tout en mentionnant par ailleurs le poids de l’héritage culturel, il souligne l’influence de plusieurs personnalités très suivies, tels Karim Benzema, Omar Sy et bien d’autres, qui n’hésitent pas à partager des messages de soutien pendant le ramadan à leurs followers.

Les résultats de l’enquête appellent à être complétés par une analyse approfondie des facteurs de la transmission de l’identité musulmane en France. Parmi ceux-ci, on peut interroger l’impact de la normalisation du discours de l’extrême droite et de la droite réclamant l’assimilation, c’est-à-dire l’abandon de la culture et de la religion d’origine.

Nos recherches montrent que les nombreuses polémiques aboutissant à la stigmatisation des femmes musulmanes, comme celles concernant le voile ou le burkini, ont conduit à l’établissement d’un « bouclier religieux » visant à se protéger. Dans ces circonstances hostiles, la transmission religieuse aux enfants devient une priorité vitale. Les résultats de l’étude sont interprétés ainsi par Mokhtar, le responsable associatif déjà cité : « Vingt ans de médias de masse, portés par les chaînes d’informations en continu, ont vraiment accéléré le sentiment d’être toujours harcelé chez les musulmans. » Il constate qu’un certain nombre de jeunes investissent la pratique religieuse, qui devient une source de fierté et de résistance, face aux nombreuses menaces orchestrées par une certaine classe politique.

Comme l’a souligné Jean Baubérot dans son livre La laïcité falsifiée (La Découverte, 2014), les partisans du slogan « Dieu est mort » ont peut-être sous-estimé la résilience de la religion face aux bouleversements de la société occidentale. L’enquête de l’Insee confirme que les religions, et l’islam en particulier, continuent d’exercer une forte influence sur les individus en France, et qu’elles constituent des outils pour s’adapter et évoluer dans un monde hostile.

2Logiques de genre dans l’engagement associatif. Carrières et pratiques militantes dans des associations revendicatives, Dalloz-Sirey, coll. « Nouvelle Bibliothèque de thèses », 2013.

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