Le 29 octobre 2020, j’ai été contacté par une journaliste de Politico qui m’a demandé de faire un article sur la laïcité et le débat autour d’elle en anglais. Le 30 octobre je le lui ai envoyé, dans la limite des mots qu’elle m’avait assignée. Le 31 octobre elle m’a signalé que l’article avait paru et m’a donné ses coordonnées sur la Toile.
Quelques jours après, des amis m’ont signalé que l’article avait disparu. Peu après, Politico a mis un mot sur son site, sans me prévenir, disant que l’article ne satisfaisait pas à leurs standards et qu’on l’avait donc supprimé. Tout cela dans le mépris total pour l’auteur que l’on n’a pas du tout informé, le mettant ainsi devant un fait accompli d’une manière qui n’est autre qu’une censure pure et simple. J’ai contacté ladite journaliste, mais elle ne m’a pas répondu. Bref, silence de mort.
Le 1er novembre, j’ai reçu le courriel d’un chercheur de l’université de Leyde, m’éclairant, dans un article critique, sur les raisons du retrait de mon article par Politico sous la pression des intellectuels français qui se réclament du droit à la libre expression au sujet du blasphème, notamment par des caricatures. Les mêmes, apparemment lorsqu’il faut interdire la parole aux autres, n’hésitent pas à intervenir, faisant ainsi du « deux poids deux mesures » un standard dans leur appréciation de la liberté. Quant à Politico, son directeur en a été le complice actif, puisque c’est lui qui a donné son feu vert, exerçant de la censure au mépris du droit de l’auteur que son magazine avait pourtant accepté de publier, sur sa propre demande d’article. Voilà la triste affaire, qui aurait pu se terminer autrement : les individus indignés auraient pu riposter en mettant en avant leur argument, mais ils ne l’ont pas fait. Et pour aller au bout de la bassesse, le site Politico vient de publier un article de Gabriel Attal,, porte-parole du gouvernement qui répond à mon article dépublié !
Laïcisme contre laïcité
Soyons clairs : j’affirme que la laïcité dans sa tournure récente (que j’appelle « néo-laïque » ou « laïciste ») a pris un virage « religieux », qu’elle est devenue une « religion civile » alors que par le passé, elle ne l’était point. Sa pointe acérée dirigée contre les musulmans favorise entre autres, leur radicalisation. Elle n’est certes pas le seul facteur, loin de là. Comme j’ai essayé de le montrer amplement1, la structure urbaine comme les banlieues et les quartiers pauvres et enclavés — « l’urbain djihadogène » —, la situation socio-économique (l’exclusion sociale et la stigmatisation), la structure familiale (la crise de la famille), l’anomie chez les classes moyennes et quelques autres caractéristiques comme la politique internationale de la France et de l’Europe poussent dans ce sens. La laïcité, à elle seule, n’est pas la cause (il y a une pluralité de causes), mais elle est, dans sa nouvelle configuration laïciste, un facteur aggravant.
Quelques statistiques à ce sujet sont instructives. En France, depuis 2001 et jusqu’en 2017 (année de la défaite de l’organisation de l’État islamique en Syrie et en Irak), le nombre des attentats djihadistes ainsi que le nombre des victimes de ces attentats est de loin supérieur aux autres pays européens. Prenons le cas des attentats qui n’ont pu être prévenus par les forces de l’ordre (ceux qui ont pu être neutralisés feraient encore davantage gonfler le déficit contre la France) : de 2001 à 2017, il y a eu 23 attentats djihadistes « réussis » en France, contre 10 en Angleterre, 5 en Allemagne, 2 en Espagne et 7 en Belgique. De même, il y a eu 247 morts en France contre 93 en Angleterre, 15 en Allemagne, 36 en Belgique et 208 en Espagne2.
Ce n’est pas la taille de la population musulmane en France — aux alentours de 5 millions — qui cause cette disproportion ; l’Allemagne en a au moins autant. Ce n’est pas non plus l’incapacité de la police : j’estime que la police française vaut celle des autres pays européens en termes d’efficacité. La seule raison plausible est cette culture frontale laïciste qui agresse littéralement nombre de musulmans, même les plus sécularisés, au nom des restrictions multiples au voile, à la pratique religieuse et à d’autres formes de contraintes qui sont vécues par beaucoup d’entre eux comme une forme néocoloniale d’humiliation. De nombreuses recherches que j’ai menées en prison et dans les banlieues le confirment. La disproportion entre les chiffres est parlante. De 2017 à 2020, l’écart s’est maintenu pour ce qui est du nombre des attentats et de leurs victimes en France face aux autres pays européens. Rien que depuis ce mois de septembre 2020, il y a eu quatre attentats en France, dont un neutralisé, et un autre en Arabie saoudite. Les attentats récents en Autriche ne changent en rien la donne : ce sont les premiers dans ce pays. En les agrégeant, on voit le grand écart qui existe entre la France et le reste de l’Europe.
Pourquoi y a-t-il tant d’attentats et tant de morts en France, beaucoup plus que dans des pays similaires en Europe ? Est-ce uniquement le résultat de la malchance ou d’un funeste destin qui s’abattrait sur le pays de Victor Hugo, ou bien est-ce parce qu’il existe en France des formes d’humiliation contre les musulmans qui sont plus accentuées que dans d’autres pays européens ? Le bref article que j’avais rédigé pour Politico avait pour vocation de répondre à cette question. Ma réponse, qui peut être contestée — mais alors sans insulte ni intimidation — : c’est la nouvelle tournure de la laïcité qui est en partie la cause de la surmortalité française dans les attentats terroristes de la dernière décennie. De plus, elle aliène les musulmans du monde entier, donne le sentiment que la France est viscéralement anti-islamique et arrogante.
Plus on exacerbera le laïcisme, plus on renforcera le camp des fondamentalistes et des djihadistes. Les résultats sont là. Pour parer à ces méfaits il faut revenir à la laïcité des pères fondateurs, à savoir un principe de gestion de l’État dans sa neutralité religieuse et l’acceptation d’une société où chacun respecterait la religion de l’autre sans vouloir lui imposer des normes en anathématisant par exemple le foulard, le burkini, la djellaba ou encore, d’autres insignes religieux. Il faut revenir à la laïcité « modérée » dont un exemple parmi d’autres est celle que prône l’Observatoire de la laïcité.
Le rôle oublié de l’Arabie saoudite
À l’islam modéré que la France appelle de ses vœux, il faudrait une laïcité tout aussi « modérée » qui n’impose pas une vision exclusiviste susceptible d’être vécue par les musulmans comme un avatar de l’ancienne vision coloniale, méprisante et hautaine. Il faut mettre fin à un laïcisme qui fait de plus en plus office de sacré intolérant et revenir à une laïcité de bon sens, précieux dans la préservation de la dignité des citoyens.
Il faut en finir avec la nostalgie des guerres de religion d’antan et ne pas offrir de prétexte supplémentaire à l’islamisme radical qui est aussi en partie, comme de nombreux chercheurs dont François Burgat3 l’ont montré, la conséquence de la politique occidentale, notamment vis-à-vis de l’Arabie saoudite (sur les 19 terroristes qui ont commis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, 15 étaient de l’Arabie saoudite). Il faut lutter plus efficacement contre ce fléau en associant activement l’écrasante majorité des musulmans qui n’ont rien à voir là-dedans, ces musulmans « ordinaires » dont parle Nilüfer Göle4 et qui se sentent agressés dans leur vie quotidienne par une logique de soupçon et de stigmatisation, de blasphème irresponsable et de profanation sans fin. Leur coopération active ne peut être assurée que si on arrête de les harceler au nom d’un nouveau sacré laïciste. Seulement à ce prix-là, on brisera, sur le long terme, l’essor de l’islamisme radical.
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1Le nouveau jihad en Occident, Robert Laffont, 2018.
2À cause du seul attentat des trains de Madrid en 2004 qui a fait 191 morts.
3Comprendre l’Islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, La Découverte, 2016.
4Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.