À première vue, Le Frérisme et ses réseaux. L’enquête, publié par Florence Bergeaud-Blackler en janvier 20231 ne fait que s’ajouter à la longue liste des ouvrages traitant de l’influence des Frères musulmans en Europe. Il est donc surprenant qu’il ait déclenché une telle cascade de critiques, d’insultes, de censures et de menaces de mort à l’encontre de Florence Bergeaud-Blackler. Je n’ai pas l’intention de discuter de la pertinence académique du livre, mais d’analyser les réactions qu’il a suscitées, à la fois favorables et hostiles, afin de mettre en lumière la pente glissante et alarmante des guerres culturelles à la française.
Au cours de la période précédant l’élection présidentielle de 2022, des politiciens et des universitaires de tous bords ont dénoncé l’« américanisation » du débat politique qui se concentrait trop à leurs yeux sur les différences ethniques, religieuses et sexuelles qui sapent la nature unificatrice de l’identité française universelle. La politique de l’identité a en effet une emprise forte sur la scène politique française, mais elle est loin d’être simplement une américanisation.
Liberté religieuse contre néolibéralisme
Aux États-Unis, la révolution culturelle/sexuelle/politique des années 1960 a suscité la résistance de nombreux groupes chrétiens conservateurs. Cette tension, principalement au sein de la classe moyenne blanche, s’est transformée en guerre culturelle à la fin des années 1990, opposant les « néo-victoriens » aux « cosmopolites ». Les premiers mettent en garde contre les excès du marché en prônant la discipline et la retenue en matière de sexe, de drogue, d’alcool, de travail, etc. Les seconds louent le pouvoir émancipateur des liens transnationaux du néolibéralisme et sa nature égalitaire et pluraliste qui va de pair avec un sens moral plus « libéré ».
Parmi les questions clés de cette guerre figurent l’avortement, le mariage homosexuel et la contraception, qui sont débattus sous l’angle de la liberté religieuse. Les croyants revendiquent leur droit de ne pas violer la volonté de Dieu (par exemple, en étant obligées, en tant qu’institution religieuse, de fournir des moyens de contraception dans les plans de santé de l’entreprise). À l’inverse, d’autres défendent leur droit à contrôler leur vie sexuelle, leur corps et leurs soins de santé. Un tel débat ne pourrait jamais avoir lieu en France, car le libre exercice de la religion est atténué par la capacité de l’État à discriminer la religion au nom de l’égalité (par exemple, en interdisant le port du foulard à l’école).
La crise financière de 2008 a creusé un fossé entre niveaux supérieur et inférieur de la classe moyenne. Dans le même temps, l’accès à l’enseignement supérieur de couches plus nombreuses de la société américaine a fait entrer la guerre culturelle dans l’arène politique et la culture populaire. Cette expansion est illustrée par les débats autour de la race (une question qui n’était pas une priorité pour la classe moyenne blanche dans les années 1960), de la théorie critique de la race à la discrimination positive dans les écoles.
Une focalisation française sur l’islam
Dans le cas français, la polarisation ne porte pas sur la morale religieuse, mais sur le statut de l’islam dans l’espace public. Le clivage n’est plus entre les idéologies de droite et de gauche concernant l’islam et les musulmans, mais entre les critiques de l’islam qui se posent en défenseurs des valeurs républicaines, et ceux qui défendent l’islam contre le racisme et la discrimination. Cette focalisation divise également les figures publiques de culture musulmane.
Le ministre de l’intérieur d’origine algérienne, Gérald Darmanin, a été l’un des principaux soutiens des efforts du président Emmanuel Macron pour fermer les mosquées et les associations islamiques soupçonnées d’extrémisme. Anissa Khedher, membre de Renaissance, d’origine tunisienne et ayant grandi dans une banlieue, a soutenu le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » de Macron - appelée aussi « loi contre le séparatisme » -, arguant qu’elle « n’est pas contre l’islam ou sur l’islam », mais qu’elle se concentre plutôt sur la promotion de la laïcité. De même, Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation pour l’islam de France, a qualifié le projet de loi - promulguée depuis - d’« injuste mais nécessaire », pour lutter contre l’extrémisme.
Cette polarité ne concerne pas le statut de l’immigration ou le caractère inclusif de la citoyenneté en tant que tels ; ces sujets divisent toujours la droite et la gauche selon une ligne traditionnelle. Par exemple, dans les années 1980, les partis de droite accusent le socialisme d’être responsable de la perte d’identité nationale, et soutiennent une définition restrictive de la citoyenneté qui allait à l’encontre du pluralisme et des politiques d’immigration promues par la gauche. Ces idées étaient au cœur de la politique du président Nicolas Sarkozy qui avait axé sa campagne sur la restauration de l’identité française, qui serait menacée par la mondialisation et l’immigration musulmane. Il a ainsi contribué à transformer l’insécurité sociale des réformes néolibérales et de la désindustrialisation en une insécurité culturelle due à l’immigration musulmane.
La politique d’Emmanuel Macron va encore plus loin, en ignorant le clivage droite/gauche, puisqu’il a créé son propre mouvement qui ne s’inscrit pas dans le la dichotomie idéologique traditionnelle. Son premier gouvernement, en 2017, comprenait des personnalités issues d’un large éventail de milieux et de partis politiques, notamment le parti d’inspiration gaulliste Les Républicains, le Parti socialiste et le parti centriste le Modem.
Des militaires s’inquiètent de la « guerre civile »
Dans le même temps, Macron s’est profondément engagé dans la guerre culturelle. En 2021, il prononce un discours commémorant le 200e anniversaire de la mort de Napoléon Bonaparte et dépose une couronne sur sa tombe. Ce faisant, il cherche à entériner l’héritage conflictuel de Bonaparte, à la fois figure-clé de la création de l’État français moderne et colonisateur.
Cette commémoration a lieu dans le sillage d’une lettre de vingt généraux à la retraite, publiée en avril 2021 et signée par des milliers d’autres soldats. Elle a été suivie d’une autre lettre un mois plus tard. Les deux missives mettent en garde contre le risque d’une guerre civile en France. Celle-ci serait en état de « désintégration » à cause de l’islamisme, des immigrés et des banlieues. Les auteurs affirment également que les groupes antiracistes en France créent une « haine entre les communautés » et vont à l’encontre de la culture et des valeurs françaises en s’attaquant aux statues de personnages historiques.
Sans surprise, ces missives ont reçu le soutien habituel des politiciens d’extrême droite. Marine Le Pen a appelé les signataires à la soutenir pour l’élection présidentielle. Mais il convient de noter que cette opinion est partagée au-delà des partis d’extrême droite : un sondage a révélé que 58 % des personnes interrogées approuvaient la lettre. Rachida Dati, maire du VIIe arrondissement de Paris Les Républicains, s’en est expliquée : « Quand on a un pays en proie à la guérilla urbaine, quand on a une menace terroriste constante et élevée, quand on a des inégalités de plus en plus criantes et flagrantes... on ne peut pas dire que le pays va bien »2.
Ainsi, ces lettres sont révélatrices de cette guerre des cultures : il s’agit de se positionner contre les anti-racistes qui conféreraient aux immigrés et aux personnes racisées le monopole du statut de victime, et auraient tendance à oublier, selon les signataires, que la police française a une histoire de brutalité contre tous les manifestants, quelle que soit la couleur de leur peau. Une telle perspective de confrontation annule tout potentiel d’unité qui pourrait découler des griefs communs des manifestants français.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Tout d’abord, il est important de souligner que la polarisation autour de l’islam est en marche depuis plusieurs décennies, non seulement en France mais dans toute l’Europe. La montée du « problème musulman » est due au fait que les musulmans sont au cœur de trois grands « problèmes » sociaux : l’immigration, l’intégration économique et le multiculturalisme. Contrairement à ce qu’il en est aux États-Unis, l’islam et l’immigration sont considérés comme synonymes en Europe, alors que le prototype de l’immigrant aux États-Unis est un travailleur mexicain ou centraméricain peu qualifié, plutôt qu’un musulman. En outre, les musulmans représentent moins de 3 % de la population immigrée aux États-Unis. Ils ne constituent pas le groupe le plus conservateur sur le plan religieux.
En raison de l’accumulation de ces problèmes, il s’est produit une « culturalisation » de la politique qui met l’accent sur les caractéristiques ethniques et religieuses des personnes au cœur des enjeux liés à l’immigration, l’économie et la diversification culturelle. En d’autres termes, « islam » et « musulmans » sont devenus des substituts pour discuter de toutes sortes de préoccupations, allant des inégalités urbaines à l’éducation, en passant par les crises économiques et l’immigration.
Cet amalgame a été exacerbé par la montée des groupes islamiques radicaux transnationaux, et par leur capacité à mobiliser certains segments de la jeunesse musulmane européenne. La France a été particulièrement frappée : en 2015, environ 600 jeunes Français étaient soupçonnés d’être en contact avec l’Organisation de l’État islamique (OEI), dont 85 avaient effectivement voyagé vers et depuis la Syrie ou l’Irak.
Un autre facteur aggravant, propre à la perception française du « problème musulman », est la spécificité de sa laïcité. Les cultures séculières européennes, du Royaume-Uni à l’Allemagne ou aux Pays-Bas, fonctionnent sur une division moins stricte entre privé et public que la laïcité. Cette division détermine quels aspects des pratiques, actions et organisations religieuses sont légitimes dans l’espace public. En raison de la lutte historique de la République française contre l’Église catholique, la laïcité englobe une plus grande privatisation de la religion qu’ailleurs en Europe : les croyances et les pratiques religieuses sont acceptables uniquement lorsqu’elles ont lieu à la maison ou dans le lieu de culte.
Par conséquent, l’affichage de pratiques religieuses incarnées dans les espaces publics, comme le code vestimentaire, la séparation des sexes, etc. sont plus suspects que dans n’importe quel autre pays européen. Il existe une discrimination sociétale à l’encontre des femmes portant le voile dans toute l’Europe, mais la France est allée plus loin en légiférant à ce sujet3.
Le livre de Bergeaud-Blackler révèle l’aspect le plus récent de la guerre culturelle française, à savoir la criminalisation de la recherche sur l’islam. Son argument selon lequel les Frères musulmans veulent rendre les sociétés européennes « compatibles avec la charia » n’est pas vraiment nouveau. Ce qui l’est en revanche c’est qu’elle soutient qu’ils travaillent à l’« islamisation du savoir » en infiltrant les institutions académiques. Un tel raisonnement est le résultat de la politisation du débat sur l’islamophobie, qui est sorti du monde universitaire feutré et est devenu un enjeu social..
Un sujet académique « illégitime »
Si l’on compare à la recherche anglaise ou allemande, on constate un sous-investissement universitaire dans l’étude de cette forme de racisme : aucune thèse de doctorat en sciences sociales ne contient le terme « islamophobie » dans son titre, et très peu d’entre elles traitent de l’islamophobie en tant que sujet de recherche. Pire encore, les conférences traitant de la question à l’intérieur et à l’extérieur de l’université ont été censurées. En 2017, un colloque à l’université Paris-Est Créteil sur « Penser l’intersectionnalité dans la recherche en éducation » a été annulé sous la pression de mouvements d’extrême droite et d’universitaires, car « le programme traitait des usages politiques du principe de laïcité dans une logique d’exclusion ».
Plus largement, des pans entiers du monde universitaire français se sont engagés dans une disqualification du terme « islamophobie ». L’un des arguments avancés est que celui-ci réduit un phénomène social complexe et multiforme à une peur presque « médicale » d’un islam hégémonique et uniforme. Dans cette veine, selon Milos Mrázek, « Le problème de l’utilisation d’un tel terme dans le vocabulaire académique est que, en raison de sa référence inhérente à un "esprit malade", il est plus émotionnel que scientifique, et justifie le traitement différencié de l’islam et des musulmans »4. Le sociologue Gérard Mauger souligne également que « Le suffixe “phobie” véhicule une image médicale (psychanalytique, comportementaliste et neurobiologique) et, avec elle, une philosophie implicite du social (..). En même temps, l’unité du substantif “islam” ignore les “multiples courants” qui traversent la foi et “la concurrence” entre les différentes "fournitures de l’islam" »5.
Finalement le terme « islamophobie » renvoie à trop de choses à la fois, du racisme aux critiques rationnelles de l’islam. Dans un autre registre, l’anthropologue Jeanne Favret-Saada a proposé d’utiliser le terme de racisme « différentialiste » ou « culturel » au lieu d’« islamophobie », parce que ce serait le terme que « les islamistes » et « leurs partisans d’extrême gauche » utilisent pour désigner les critiques de l’utilisation politique de l’islam et/ou les critiques de l’islam lui-même. De même, le sociologue Luc Boltanski a suggéré de s’en débarrasser, car ce terme serait utilisé pour faire l’amalgame entre le rejet du fanatisme religieux et le racisme à l’égard des immigrés musulmans6. Dans l’ensemble, un consensus se dégage de ces critiques : l’islamophobie serait devenue un outil permettant de protéger l’islam de toute critique, sous couvert de racisme.
Au cours des cinq dernières années, ce débat académique est passé des tours d’ivoire à l’arène politique, devenant ainsi idéologiquement âpre. Certains médias, mais aussi des responsables politiques comme Frédérique Vidal, ministre française de la recherche et de l’enseignement supérieur (2017-2022), ainsi que des universitaires comme Gilles Kepel et Pierre-André Taguieff ont critiqué l’étude du genre, de la race et de l’islam, en arguant que les universitaires antiracistes entravaient la liberté académique et la liberté d’expression. Les universités seraient ainsi touchées par l’« islamo-gauchisme », et les universitaires « de gauche » tenteraient de faire taire quiconque critique l’islam, sous prétexte de protéger les minorités musulmanes françaises. Le postcolonialisme, l’intersectionnalité, les études sur la race et le genre sont particulièrement visés.
À l’exception de Kepel et Taguieff, la majorité des attaques contre l’« islamo-gauchisme » proviennent de chercheurs qui n’ont aucune expertise en matière de racisme ou d’inégalités, ou pire encore, d’experts qui n’ont aucun titre universitaire. Ce qui a commencé comme un débat académique légitime sur la valeur heuristique d’un concept est devenu un sujet de discorde politique, enchevêtré dans la guerre culturelle en cours au sujet de l’islam.
Aveuglement et surdité
Les prises de position favorables ou hostiles au livre de Bergeaud-Blackler sont une illustration alarmante de cette nouvelle itération de la guerre culturelle. Du côté des partisans, des journaux conservateurs comme Le Figaro et Le Point ainsi que le magazine Marianne ont publié des critiques favorables au livre. Une lettre ouverte a été signée par 800 universitaires apportant leur soutien à l’autrice, malgré les vives critiques d’autres acteurs du monde universitaire. En revanche, ceux qui se réclament de la lutte contre l’islamophobie l’ont accusée de « diaboliser l’islam politique » et de criminaliser les musulmans français et les universitaires qui étudient l’islam.
François Burgat a pris la tête des critiques, principalement parce que Bergeaud-Blackler l’accuse de faire la propagande des Frères musulmans au sein du monde universitaire français. Burgat a qualifié le livre de « racisme scientifique » et a déclaré qu’il s’inscrivait dans le « paradigme délirant du Grand remplacement ». La chercheuse a quant à elle été victime de menaces de mort, et a été placée sous protection policière. Ce type d’attaques personnelles est bien sûr inacceptable et n’émane pas d’universitaires. Le problème est que dans le climat politique actuel, toute tentative de faire la différence entre une critique académique du livre et des attaques ad hominem contre l’autrice tombe dans l’oreille d’un sourd.
Il en résulte un impact négatif sur le monde universitaire dans son ensemble, et en particulier sur la liberté académique. La Sorbonne avait prévu d’organiser une conférence sur le livre de Bergeaud-Blackler en mai 2023, mais l’a annulée pour des raisons de sécurité avant de la reprogrammer. L’autrice a accusé l’université d’« islamo-gauchisme » et de complaisance à l’égard de l’islam militant. Un tel argument dénie le rapport de force médiatique et politique en faveur de la position pro-islamophobe du camp Bergeaud-Blackler qui en fait domine le débat.
Malheureusement, une telle polarisation politique est une occasion manquée de discuter de l’idéologisation de la recherche universitaire. Prenons par exemple l’extrait suivant du livre en question :
Le frérisme rêve de la théocratie. L’islam n’est pas pour lui une culture ni une tradition mais un système qui répond à tous les besoins individuels et collectifs. Les musulmans doivent être dignes de l’islam, et non l’islam digne des musulmans. Plutôt que d’adapter l’islam au contexte, il veut adapter le contexte à l’islam. Pour lutter contre la peur de l’islam, il veut changer le regard sur l’islam. Pour que les musulmans s’intègrent, ce n’est pas à l’islam de s’assimiler dans l’Europe, mais à l’Europe d’assimiler l’islam. Il cherche à rendre le monde charia-compatible, à parvenir au point où ce monde en aura si bien intégré les valeurs, si bien accepté les normes et les activités, y compris missionnaires, que les principes de séparation du politique et du religieux seront relativisés ou abolis, qu’il ne sera plus question d’islam, devenu évidence — qu’il n’est plus besoin de nommer. On ne nomme pas l’évidence […]. Solidaire de la communauté, il [l’individu] justifie le jihadiste même s’il ne le soutient pas, il justifie l’antisémitisme (ce n’est que de l’antisionisme) même s’il n’est pas antisémite, et quand c’est une femme, elle justifie le voilement des femmes même si elle ne porte pas le hijab réglementaire. Un frériste ne contredit pas un musulman en public, il cherche plutôt à le raisonner en privé. Si à la lecture de ces lignes votre réflexe immédiat est de chercher d’autres exemples comparables en dehors de l’islam (chez les juifs, les chrétiens, du Moyen Âge ou de Syrie, etc.) pour vous rassurer que ces caractéristiques existent ailleurs et que ce n’est pas si grave, il se peut que vous partagiez vous aussi un peu de cet espace mental frériste…7
Des affirmations aussi larges brouillent les différences entre l’ethos des Frères musulmans et celui des djihadistes. Elles sont également porteuses de connotations culturalistes, essentialistes et anti-sociologiques, dans la mesure où c’est le travail comparatif qui est ici même dé-légitimé, voire suspecté. Plutôt que d’analyser l’islamisme et les Frères musulmans in situ à partir de données de terrain accumulées et nouvelles, l’autrice les étudie à travers le prisme de positions normatives dépassées qui ne reflètent pas les réalités empiriques des musulmans en Europe. Il s’agit là de sérieuses « lacunes » académiques, qui méritent d’être sérieusement discutées.
Ce que la réception du livre de Bergeaud-Blackler révèle plutôt, c’est la grave crise ontologique qui affecte le paysage politique et culturel français. L’islam est devenu le marqueur de valeurs et de normes qu’un nombre croissant de citoyens - mais aussi d’universitaires - considère comme antithétiques aux valeurs politiques et culturelles françaises fondamentales que sont l’égalité et la laïcité. D’une certaine manière, l’impasse actuelle fait écho à l’affaire Dreyfus qui, de 1894 à 1906, a divisé la France entre les dreyfusards pro-républicains et anticléricaux et les « anti-dreyfusards » pro-armée, majoritairement catholiques. Dans ce cas douloureux plus ancien, il en est résulté un renforcement des forces démocratiques dans la société française. Un tel avantage du Kulturkampf français en cours n’est pas encore à l’horizon.
Mise au point de Jocelyne Cesari
Au vu des réactions à mon article « France, islamophobie et guerres des cultures », il apparaît que certains lecteurs ont pris l’arbre pour la forêt.
Mon but n’était pas d’analyser ou de prendre position sur « l’affaire FBB » mais d’alerter sur trois aspects alarmants du débat politique en cours qui sont à l’œuvre depuis presque trente années.
Premièrement, les discussions autour du livre révèlent la spécificité de la guerre culturelle française centrée sur l’islam. De ce point de vue, islamophobie et guerre des cultures ne sont pas les mêmes. Cette dernière est un conflit entre des groupes qui appréhendent leurs idéaux et leurs croyances comme inconciliables et luttent pour la domination de leurs valeurs sur celles de « l’autre ». Par exemple, il y a sans aucun doute de l’islamophobie aux États-Unis, mais elle n’est pas au cœur des guerres culturelles américaines. Pour être claire : la gravité de l’islamophobie aux États-Unis est indéniable et je n’ai eu de cesse de la déclarer et l’analyser depuis plus de vingt ans. Toutefois outre-Atlantique la lutte autour des valeurs politiques centrales concerne avant tout le genre, la sexualité et la religion, comme je le décris succinctement dans mon article.
À l’inverse, la politique française est de plus en plus définie par des positions favorables ou défavorables à l’islam qui est devenu central à l’identité nationale pour les raisons que j’aborde dans l’article. De plus, cette guerre culturelle française a des effets néfastes sur la recherche universitaire sur l’islam.
Deuxièmement, FBB profite de son statut universitaire pour présenter son livre comme une étude objective, alors que de nombreux chercheurs, comme je l’ai mentionné dans mon article, ont critiqué ses assertions
porteuses de connotations culturalistes, essentialistes et anti-sociologiques, dans la mesure où c’est le travail comparatif qui est ici même délégitimé, voire suspecté. Plutôt que d’analyser l’islamisme et les Frères musulmans in situ à partir de données de terrain accumulées et nouvelles, l’autrice les étudie à travers le prisme de positions normatives dépassées qui ne reflètent pas les réalités empiriques des musulmans en Europe. Il s’agit là de sérieuses ‘lacunes’ académiques, qui méritent d’être sérieusement discutées.
En d’autres termes, il s’agit d’une idéologie déguisée en recherche en raison du statut d’autorité de l’auteur en tant que chercheur. Il est donc inquiétant, mais pas surprenant qu’elle bénéficie de la guerre culturelle française contre l’islam et de la dynamique écrasante des médias et de la politique en faveur de l’islamophobie.
Troisièmement, le livre va au-delà de la suspicion de longue date envers les « Frères » et ouvre un nouveau répertoire : il s’agit d’une tentative délibérée de saper les travaux universitaires sur l’islam présentés comme militants et anti-islamophobes. Pour être clair, un travail académique sur des sujets tels que l’islam ne peut rester à l’écart du débat public. Mais c’est une chose de publier des recherches qui deviennent objet de combat idéologique ou militant ; c’en est une autre d’écrire comme un idéologue sous couvert de crédibilité scientifique.
Il est donc regrettable que les universitaires qui critiquent le livre ne puissent être entendus — mais pas vraiment écoutés — que lorsqu’ils entrent dans la guerre culturelle, tandis que toute réfutation basée sur des arguments scientifiques est ignorée ou rejetée. J’évoquais la situation « Florence Bergeaud-Blacker versus François Burgat », car elle est emblématique de cette pente savonneuse. Il s’agit de deux universitaires du CNRS qui s’affrontent dans l’espace public, alors que d’habitude les spécialistes de l’islam s’opposent à l’islamophobie des journalistes (Caroline Fourest), ou des politiciens (comme Éric Zemmour).
En raison de la guerre culturelle contre l’islam, l’argumentation académique est remplacée par un combat idéologique. Mon article n’a jamais eu pour but de mettre les « deux côtés » sur le même pied : car ils ne sont évidemment égaux ni en termes de moralité, ni de visibilité ou d’influence. Il s’agissait d’alerter sur l’atteinte de la guerre des cultures à la recherche universitaire sur l’islam.
J’ai conscience qu’au moment où j’écris ces lignes, les émeutes qui ont éclaté à travers le pays depuis le 27 juin attisent cette guerre culturelle. Ce type d’incivilité urbaine n’est pas causé par la race ou la religion en tant que telles, mais est le résultat de la marginalisation sociale et économique. Elle alimente néanmoins la guerre culturelle menée par les médias et les politiciens qui lisent ces événements à travers le prisme racisme/antiracisme. Quand les universitaires ne sont pas en état de fournir cette analyse, ce sont encore une fois les idéologues et les extrémistes de tous bords qui prennent le dessus.
Droit de réponse de François Burgat
En m’amputant d’une bonne part de ma légitimité à critiquer les promoteurs du courant islamophobe qui s’affirme en France, l’article de Jocelyne Cesari, publié par Orient XXI le 15 juin 2023 sous le titre « Islamophobie et guerre des cultures : l’affaire Florence Bergeaud Blackler » me porte (ainsi qu’à Souhail Chichah mon co-auteur qui n’a pas été cité) un tort direct et considérable. Sans préjuger de la nécessité de démonter plus structurellement les tenants et les aboutissants d’une analyse écrite par Jocelyne Cesari, je tiens à réagir ici très brièvement.
Cet article, qui pour l’essentiel ne prend appui que sur le narratif d’un seul des deux « camps » est entaché à la fois d’une distorsion très grossière de la réalité du rapport de force entre ces deux “camps”, et également de la nature de leurs agendas respectifs, à savoir l’antiracisme et… le racisme.
L’article repose en effet sur une analyse des forces en présence qui affirme que l’ouvrage de FBB aurait déclenché lors de sa publication « une (...) cascade de critiques, d’insultes, de censures et de menaces de mort à l’encontre (de son auteur) ». Or rien n’est plus factuellement faux. Du Figaro à Valeurs actuelles et France Culture en passant par Le Canard enchaîné, l’ouvrage a au contraire été porté aux nues par 85 % des organes de la presse écrite et audiovisuelle (ainsi que, contrairement là encore à ce que FBB a écrit, par une écrasante majorité des acteurs des réseaux sociaux) qui se sont littéralement mis au garde-à-vous le long d’un tapis rouge exempt de la moindre réserve. Les critiques, dont Souhail Chichah puis Rafik Chekkat ont pendant longtemps été avec moi les seuls porteurs, n’ont pas trouvé (hormis l’heureuse exception d’Orient XXI et du site Lundi matin, aussi courageux que marginal) le moindre centimètre dans la presse pour exprimer un quelconque désaccord. Dans le concert des louanges, quatre titres seulement (Politis, Libération, puis La Croix et Le Monde) ont, très tardivement, introduit une note critique.
L’article n’est fondé que sur le bref report (pour des raisons seulement techniques) d’une conférence dûment donnée à La Sorbonne. Non contente d’inventer une censure qui n’a pas existé pour les uns, elle ignore celle qui a été hermétiquement imposée aux autres ! Elle évacue notamment la totale exclusion de tous les moyens audiovisuels qui a été infligée aux critiques de FBB. Dans une émission de France Culture pourtant toute entière vouée au « débat » sur l’affaire (« Le grand débat »), le présentateur a même spécifiquement réclamé aux participants (d’un seul camp, bien sûr !) de « ne pas mentionner de noms ». Il s’agissait tout simplement de prévenir toute possibilité aux « accusés » de demander le moindre droit de réponse !
L’article restitue tout aussi unilatéralement le narratif essentiel des menaces de mort qu’aurait reçues FBB. Il ignore totalement en revanche l’instrumentalisation aussi unilatérale qu’elle s’est révélée aveuglante de cette variable « menace de mort » qui a abouti à me faire accuser nommément et ad nauseam d’avoir, selon la formule employée par Patrick Cohen dans « C’est à vous » sur la 5 à une heure de très grande écoute, « accroché une cible dans le dos de ma collègue du CNRS » . L’article évacue tout aussi inexplicablement le fait que je suis moi-même la cible de récurrentes et parfaitement terrifiantes menaces, notamment celle de me régler mon sort de « collabo ».
L’article cautionne ensuite, sans nuance, l’essentiel de la présentation grossièrement manipulée de mon attitude dans cette affaire. Mon rôle et mes arguments sont ainsi exclusivement réduits à une double « violence ». La première est constituée par l’usage (dans l’un des deux articles co-signés avec Souhail Chichah) du concept de « racisme scientifique » pourtant dûment banalisé dans le champ américain des sciences sociales. La seconde est le fruit de la référence faite à la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus pour qualifier le fait que FBB crédite les Frères musulmans de la volonté d’établir en Europe rien moins qu’un califat islamique. Le plus virulent des soutiens de FBB (Erwan Seznec, ex-collaborateur de Marianne, dans Le Point) n’a, pour sa part, trouvé sous mes contributions aux réseaux sociaux d’autre « insulte » que le fait que j’ai reproché à FBB, en connaissance de cause, de « ne pas lire les auteurs qu’elle calomnie ».
Pour illustrer le soutien des musulmans à la loi sur le séparatisme, et donc le fait que la question divise la communauté musulmane française, Jocelyne Cesari ne parvient à citer qu’ Anissa Kheder, qui fait partie de la majorité présidentielle et Ghaleb Bencheikh proche d’Emmanuel Macron et — doit-on en pleurer ou faut-il en rire — le ministre Darmanin, élevé au rang d’acteur de la scène musulmane au seul titre de l’algérianité de l’un de ses ancêtres.
Jocelyne Cesari n’examine ensuite longuement, pour le critiquer, que le seul argumentaire de FBB. Elle évacue ainsi totalement le contenu de mes critiques, et notamment l’évocation — pourtant publiée dans le magazine en ligne américain Jadaliyya la puissante coalition géopolitique qui trouve conjoncturellement son intérêt à alimenter l’islamophobie européenne.
S’agissant du rapport de force dans le champ académique, le papier cautionne deux graves distorsions. En reprenant tout d’abord très imprudemment à son compte, sans la moindre vérification, la thèse du « soutien (à FBB) de 800 universitaires » dont 600 (Boualem Sansal en tête) se sont avérés n’avoir aucune relation avec la profession ! Il le fait ensuite en omettant impardonnablement de rappeler la position limpide adoptée par le CNRS lors du faux débat initié par la ministre Frédérique Vidal sur l’islamo-gauchisme.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Odile Jacob, 416 pages, 24,90 euros.
2Rachael Bunyan, Macron Sent Another Chilling Warning from Serving Soldiers on Islamism, Mail Online, 10 mai 2021.
3Il est important de faire la différence entre le voile et le niqab : comme la France, d’autres pays européens ont interdit le niqab pour des raisons de sécurité, mais aucun ne dispose d’une loi équivalente à l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques, adoptée en 2004.
4Miloš Mrázek, « The Word ‘Islamophobia’ as a Terminus Technicus of Social Sciences ? », Central European Journal for Contemporary Religion, 2017, no. 2 (November 13, 2017) : 19–28.
5Gérard Mauger, Islamophobie, Savoir/Agir 36, no. 2 (2016) : 113.
6Abdellali Hajjat, « Islamophobia and French Academia », Current Sociology 69, no. 5. 30 octobre 2020.
7Florence Bergeaud-Blackler, op.cit., pp.336-337.