Frankenstein à Khartoum

« Hemetti », l’homme derrière les massacres · Le Conseil militaire de transition a décidé d’en finir avec le mouvement populaire au Soudan. Plus connu sous le nom d’« Hemetti », le numéro 2 du pouvoir Mohamed Hamdan Dagalo est une pièce maîtresse de la répression. Au-delà de sa sulfureuse réputation de criminel, la trajectoire de cette « créature » du régime d’Omar Al-Bachir permet de comprendre la résistance de l’État profond aux changements.

Conférence de presse de Mohamed Hamdan Dagolo dit Hemetti à Khartoum, le 18 mai 2019.
STR / AFP

« Ma patience avec la politique a des limites ». Ainsi s’est exprimé Mohamed Hamdan Dagalo, fin avril. Plus connu sous le nom d’« Hemetti », ce milicien en chef des Rapid Support Forces (RSF), promu vice-président du Conseil militaire de transition (CMT) quelques jours seulement après la destitution d’Omar Al-Bachir le 11 avril 2019. Hemetti s’est imposé en incontournable figure publique du CMT sans même appartenir à la très institutionnelle armée régulière. C’est un coup de force puisqu’aux yeux d’une majorité de Soudanais, il est précédé par sa réputation de brigand notoire et de criminel de guerre.

Avec sa milice, Hemetti est devenu le principal « prestataire » de l’ouverture du régime à l’international avec la gestion de la question migratoire et le contrôle des frontières. Avec l’actuel président du CMT, le général Abdel Fatah Burhan, il a aussi été le promoteur de l’engagement d’un contingent soudanais au sein de la coalition menée par l’Arabie saoudite dans la guerre du Yémen, depuis 2015. Il a conquis une forme de légitimité internationale en débattant à la mi-avril devant les caméras, avec Jean-Michel Dumond, représentant de l’Union européenne, les ambassadeurs respectifs de la France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas et des représentants de la diplomatie américaine. Il s’est aussi rendu en Arabie saoudite le 24 mai 2019 et s’est entretenu avec le prince Mohamed Ben Salman. Il a ainsi conforté son personnage d’« homme de la situation ».

Il a su incarner petit à petit le pouvoir « exécutif » à Khartoum en étant présent sur tous les fronts, en participant à toutes les décisions, en multipliant apparitions et annonces. Avec cependant des variations rhétoriques notables : on l’a vu décréter la libération d’une centaine de détenus après une visite officielle à la prison de Kouber, prendre part à une réunion ministérielle, menacer fermement les insurgés et l’Association des professionnels en cas de maintien de la grève générale des 28 et 29 mai, et se présenter en ultime recours après l’impasse des négociations avec le CMT.

On l’a vu aussi bloquer l’accès au siège de la télévision nationale à des journalistes protestataires à l’aide de ses troupes, sermonner la police, et mettre en garde les Soudanais contre certaines ONG qui seraient instigatrices de troubles et de chaos à Khartoum, sur le modèle de ce qui s’est passé au Darfour.

Ascension vers les sommets

Rien ne semblait prédestiner Hamdan de la tribu des Rezeigat à une ascension aussi fulgurante et à devenir vice-président du CMT et « arbitre » de la transition. Il avait commencé en marchand de bétail et « vigilant » (superviseur) de convois commerciaux entre l’ouest du Soudan, le Tchad et l’est libyen. À partir de 2010, il s’est imposé progressivement comme une solution de rechange à l’ex-homme fort de la guerre au Darfour, son cousin éloigné Moussa Hilal. Cet ancien chef des janjawid et conseiller du président Omar Al-Bachir puis chef des gardes frontières a été ostracisé à la suite d’une purge interne et capturé par Hemetti lui-même en novembre 2017.

Hemetti est alors devenu la nouvelle recrue en charge des RSF, forme mutante des janjawid, reconnue force nationale depuis août 2013 sous le patronage du National Intelligence and Security Service (NISS) et rattachée à la présidence. Le mode de commandement et de contrôle des RSF est resté relativement opaque et cette milice s’est imposée comme première force du pays. Leurs prérogatives ont définitivement surpassé celles de l’armée lorsque les RSF se sont encore renforcées grâce à la loi hâtive et contestée de janvier 2017 votée par le Parlement. Le Rapid Support Forces Act transformait les RSF en une entité semi-autonome rattachée à l’armée régulière et bénéficiant d’un budget considérablement augmenté, sous le contrôle direct du président.

« Gouverneur » des marges du pays

En quelques années, Hemetti est devenu général en reprenant à son compte les grades propres à l’armée. Il a cumulé d’innombrables fonctions au sein du régime d’Al-Bachir. Il s’est imposé par les armes comme « gouverneur » des marges du pays, à travers un contrôle brutal du Darfour, des camps de déplacés ainsi que des sites tels que celui de Jabal Marra ou d’autres foyers du Nil bleu et du Sud-Kordofan (Mont Nouba) en proie à la violence.

Hemetti s’est imposé comme premier garde-frontière à l’est, dans la région mitoyenne avec l’Érythrée et l’Éthiopie. On l’a vu parader avec ses troupes en janvier 2018 dans la ville de Kassala, mais aussi à l’ouest, son fief, où il tente de contrôler — non sans difficulté — les frontières avec la Libye et le Tchad, se flattant de travailler pour le compte des politiques migratoires de l’Union européenne, depuis le très contesté Khartoum Process. Fort de son rôle, il est devenu le promoteur ambigu de la lutte contre le trafic des êtres humains au Soudan, pays de « transit » et de « départ », et en a fait une rente.

Belligérant dans la guerre du Yémen aux côtés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis (il a dû affronter des mutineries au sein de ses forces envoyées là-bas), il est aussi devenu le magnat d’une compagnie d’exploitation de mines d’or à Jabal Amir au nord du Darfour, ce qui lui a permis d’accroitre la puissance de ses troupes. Dans un entretien donné fin octobre 2016 depuis Um El-Gura au sud du Darfour il annonçait la couleur : « Mes Forces et moi avons investi tous les rôles, même ceux de la police, de l’armée, et aussi la gestion locale. Nous avons fait beaucoup, de la sécurité à la réforme, au développement… »

Une figure de la transition

Pour certains observateurs de la scène politique, Hemetti représenterait une sorte de fusible entre l’armée régulière, les forces paramilitaires du régime et les différentes tendances islamistes à l’intérieur de l’État. Et si les hauts gradés de l’armée et des autres appareils sécuritaires de l’État se savent, depuis la guerre au Darfour (2003), sur la liste des responsables de crimes de guerre par la justice internationale, c’est à Hemetti qu’on fera porter la responsabilité.

L’homme est parvenu à incarner ce que le président déchu Omar Al-Bachir a su réussir de mieux : une aptitude permanente à se (dé)jouer des contradictions. Al-Bachir avait façonné les RSF comme une force parallèle à l’armée régulière, aux forces auxiliaires de son parti (les Patriotic Defence Forces) ou d’autres groupes comme les défenses populaires et les « forces de l’ombre » et factions islamistes de son parti. À la destitution du président Omar Al-Bachir, Hemetti s’est imposé comme figure de la transition.

Ses troupes sont désormais présentes massivement aux abords de la ville et du sit-in devant le quartier général de l’armée investi par les protestataires. Le nombre de ses hommes stationné à Khartoum est estimé entre 5 000 et 7 000 hommes, et il serait en train de procéder à de nouveaux recrutements, notamment à l’est du pays.

La guerre des barricades

L’une des obsessions d’Hemetti et du CMT s’est cristallisée autour des matari (barricades). Érigées avec des pavés et du bois, ces barricades représentent une reprise symbolique et physique de la ville. Elles permettent d’établir des points de contrôle permettant l’accès au sit-in devant le quartier général de l’armée depuis le 6 avril. Cette réappropriation de l’espace a permis de contrer la répression et d’organiser une sorte d’outil d’autodéfense pacifique qui caractérise le mouvement depuis le début.

Plusieurs tentatives visant à les démanteler ont été rapportées et dénoncées à maintes reprises par des manifestants et l’Association des professionnels soudanais (confrontations du 15 avril aux abords du sit-in, tentatives d’intimidation répétées le 6 mai, etc.).

Pour Hemetti, renverser cet ordre symbolique est une priorité. Il faut mater Khartoum en tentant de neutraliser et d’attaquer l’esprit de corps des insurgés de tous bords. On peut y voir de sa part une volonté ouverte de restreindre le mouvement par son démembrement et son essoufflement.

Cette volonté de reconquête de Khartoum et son désir autoritaire de « restauration » sont devenus manifestes dans ce que certains protestataires ont appelé la « guerre des barricades », devenu enjeu central de la discorde ces dernières semaines, même dans les rangs des manifestants. En effet le CMT a instrumentalisé la question des barricades pour faire pression sur le mouvement, en imposant comme condition de la reprise des négociations le démantèlement des matari. L’accord tacite des Forces de la liberté et du changement (regroupant des partis historiques et l’Association des professionnels soudanais) pour le démontage d’une partie des barricades a été mal accueilli par beaucoup de Soudanais qui y ont vu la remise en question d’un rapport de force qui tient depuis plus d’un mois. Pour le jeune F. joint par téléphone, « le démantèlement d’une partie des barricades est dangereux pour le mouvement et sa poursuite ; c’est une restriction supplémentaire et une entrave au maintien d’un rapport de force des protestataires et de l’Association des professionnels face à l’omnipotence d’Hemetti et à l’attitude dilatoire du CMT qui mettent à mal jour après jour les négociations. »

« Un nouveau Darfour ! »

La nuit du lundi 13 au mardi 14 mai a vu les prémices de ce à quoi nous avons assisté lundi 3 juin, avec 11 morts et quelque 200 blessés1. Cette nuit meurtrière marquera les esprits et les imaginaires comme le « massacre du 8 ramadan ». Présent aux abords du sit-in la nuit des faits, I. commente ces événements : « Ce que Khartoum a vécu ces dernières nuits, c’est un peu la routine des marges du pays, du Darfour, comme l’attaque du 4 mai dans la ville de Niyala. Le déplacement de cette violence visible bien connue des marges est relativement nouveau à Khartoum ; c’est comme un test, une provocation de plus faite au mouvement. Elle porte bien évidemment la signature d’Hemetti. »

Le modus operandi de l’attaque meurtrière laisse en effet peu de doute sur l’implication et la responsabilité des RSF et d’Hemetti dans cette tuerie : des hommes en uniforme des RSF ont encerclé dans la nuit la place du sit-in du QG de l’armée. Tirant à balles réelles, ils ont, selon des témoins, fait tomber une dizaine de manifestants pacifiques en quelques minutes. Se dégageant de toute responsabilité, le général Hemetti a prétendu à la télévision avoir capturé les responsables de cette tuerie qui se seraient « déguisés » en RSF. Il n’y a eu aucune commission officielle d’enquête sur les faits. Pour G., parlant après le 13 mai, « les RSF (...) c’est un peu les chiens de garde du régime (...) Ils n’attaquent pas les voisins, ils n’attaquent pas les voleurs (...), mais ils terrorisent tous les habitants dès que le maître n’est plus là ». Les RSF patrouillent désormais dans plusieurs quartiers de la ville, comme on l’a rapporté à Bahari et dans d’autres secteurs de la ville.

C’est le régime de la terreur et de la rumeur qui cherche à s’imposer, ce que certains manifestants nomment désormais « la reconquête de Khartoum par Hemetti », un mode de gouvernement par la terreur bien connu dans les marges du pays où il avait sévi et qui se répand petit à petit à la capitale.

L’offensive du 3 juin

L’aube du 3 juin a marqué le début d’une offensive de terreur contre la révolution et un mouvement pacifique qui appelle à la passation du pouvoir aux mains des civils. Il s’est traduit par le démantèlement dans le sang du sit-in devant le QG de l’armée. Sous les balles réelles, les bombes lacrymogènes et la mise à feu des tentes des protestataires par des hommes portant l’uniforme des forces de l’ordre et circulant dans des véhicules sans plaque d’immatriculation. L’offensive répressive a fait en un jour une dizaine de morts, des centaines de blessés ainsi qu’une centaine de personnes disparues. D’après des témoins sur place joints dans l’après-midi du 3 juin, le bilan risque de s’alourdir. Des corps s’accumulent dans plusieurs hôpitaux de la capitale : Charq El-Nil, El-Moualam, le plus proche du sit-in (également attaqué par les RSF selon des témoins) ou encore Royal Kir Hospital. Certaines personnes parlent de cadavres jetés dans le Nil, information relayée par le Comité central des médecins soudanais.

Les RSF ont fait le siège de certains quartiers de Khartoum et d’Omdurman et y paradent. Le CMT a été baptisé « conseil des criminels assassins » par nombre de Soudanais, car responsable du massacre, du déferlement de la machinerie répressive et de la terreur. Son porte-parole le général Chamseddin Kabachi a justifié l’attaque, invoquant « la présence d’éléments nuisibles et criminels qu’il fallait neutraliser » dans le périmètre du sit-in, rue du Nil, se dédouanant de toute responsabilité ou velléité de « démantèlement brutal » et « regrettant les pertes ».

La conférence de presse du CMT prévue en milieu d’après-midi le 3 juin a été annulée. À Khartoum, Hemetti est perçu comme l’artisan de ce massacre et les commanditaires de cette offensive incarnent l’« État profond ». Les Forces de la liberté et du changement et l’Association des professionnels soudanais dénoncent dans un appel paru le 3 juin « la trahison suprême sous le coup des balles réelles du Conseil militaire de transition et le bain de sang versé ». Ils appellent à « une action de désobéissance civile totale dans tous le pays, à ériger des barricades dans les rues, ainsi qu’à des grèves générales élargies et à la paralysie totale de tous les secteurs jusqu’à la chute du Conseil militaire de transition renommé "conseil de trahison", l’appareil sécuritaire du régime, ses milices ainsi que ses forces de l’ombre. » Plusieurs villes du Soudan ont répondu à l’appel de solidarité avec la capitale, avec des manifestations dans El-Doueim, Niyala et Port-Sudan.

Retour vers le futur

Hemetti n’a sûrement pas d’assise politique — et encore moins civile —, mais il essaie de compenser avec un projet d’« atterrissage en douceur », à savoir obtenir un consensus pour s’assurer le soutien des partis historiques de l’opposition et certaines mouvances armées, solution préférée par nombre de puissances internationales et régionales. Il n’est probablement pas le plus puissant militairement à Khartoum et il ne peut pas conquérir la capitale par la force comme il a gouverné les marges du pays. Mais il s’avère plus téméraire et redoutable qu’aucun autre dirigeant potentiel. Il pourrait l’emporter sur les cadres de l’armée et des autres appareils sécuritaires pour faire du Soudan un État sécuritaire par excellence, à l’ombre du ténébreux Salah Gosh, ancien chef du NISS. Saura-t-il se faire accepter comme un partenaire pour les trois années à venir en attendant les élections ? Sera-t-il représenté dans le Conseil national, qui est toujours un sujet de discorde entre le CMT et les Forces de la liberté et du changement (et même à l’intérieur des forces civiles) ? Dans tous les cas Hemetti est une menace, même si les militaires se maintiennent au pouvoir. Il pourrait se transformer en Frankenstein qui non seulement anéantirait les espoirs d’un Soudan nouveau, mais se retournerait contre ceux qui l’ont créé et accaparerait le pouvoir.

1Chiffres donnés par la Commission centrale des médecins soudanais affiliée à l’Association des professionnels soudanais. Des personnes gravement blessées seraient décédées plusieurs jours après l’attaque.

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