Gaza 2014, les paradoxes d’une guerre pas comme les autres

Contradictions israéliennes, complicité égyptienne · Malgré les apparences, le conflit de 2014 à Gaza ne ressemble pas tout à fait à ceux qui l’ont précédé en 2009 et 2012, ni par sa durée, ni par ses protagonistes. L’Égypte notamment y a occupé une place centrale, en rupture avec la stratégie adoptée par le pays sous Hosni Moubarak et Mohammed Morsi. Après un an d’impasse et dans une situation humanitaire catastrophique, pourrait se dessiner un accord de facto entre Hamas et le gouvernement israélien.

Une nuit de juillet 2014 à Gaza City, sous les bombes.
UN Photo/Shareef Sarhan, 28 juillet 2014.

En contradiction avec le sentiment de déjà vu exprimé sur le moment par bon nombre d’observateurs, la dernière en date des guerres menées par Israël contre la bande de Gaza présente de profondes différences avec les opérations de 2009 et de 20121. Ces deux dernières, en effet, avaient été clairement bornées dans le temps ; leurs objectifs ainsi que l’identification des acteurs et l’examen de leur rôle donnaient lieu à une intelligibilité relativement limpide : une élimination ciblée menée par l’armée israélienne comme élément déclencheur, un accord de cessez-le-feu comme sceau, le tout dans un face à face prégnant entre Israël et Gaza qui renvoyait à la volonté israélienne affichée de rétablir une dissuasion militaire jugée émoussée.

Le conflit de 2014, en revanche, témoigne d’une complexité dont attestent les historiographies : des lectures diverses ont ainsi été proposées dans le cadre d’un seul et même parti pris politique, chacune d’entre elles bénéficiant d’autant de légitimité que les autres dans les limites de ce même parti pris ; par ailleurs, certaines lectures identiques ont été retenues par des détenteurs de lignes politiques opposées. Quasi unanimes sur les causes et les acteurs du conflit du fait d’un simplisme politiquement orienté, la plupart des historiographies ne sont véritablement plurielles que dans la réponse apportée à la question de savoir qui en auraient été véritablement le « vainqueur » et le « vaincu ».

Fondamentalement, ce sont les réponses apportées aux questions du bornage de la guerre dans le temps comme à celles de l’identité et du rôle de ses acteurs qui conditionnent l’orientation de chacune de ces historiographies.

Même si la plupart des analystes font commencer la guerre le 8 juillet 2014 et la font s’achever le 26 août, les interrogations sur son bornage dans le temps restent légitimes. Retenir le 8 juillet renvoie ainsi à une historiographie officielle israélienne faisant de la guerre un acte de légitime défense causé par les tirs de roquettes revendiqués ce jour-là par le Hamas2.

Quand a commencé, quand a fini le conflit ?

Cette revendication, cependant, n’était pour le Hamas que la réponse apportée à l’élimination par l’armée israélienne de six de ses militants le 6 juillet. Ces deux événements constituent-ils pour autant le véritable déclencheur des hostilités ? De cette lecture sont évacuées les logiques politiques israéliennes relatives tant au Hamas qu’aux questions de la Cisjordanie et de la présidence palestinienne, et aux enjeux politiques et diplomatiques régionaux et internationaux. Une approche raisonnée de la guerre de 2014 ne nécessite-t-elle pas plutôt de partir :

➞ du 12 juin, date de l’enlèvement (et de l’assassinat) en Cisjordanie de trois jeunes Israéliens ? Cet événement fut suivi d’une répression menée tous azimuts par l’armée israélienne contre les structures du Hamas en Cisjordanie à travers l’opération « Gardien de nos frères » (“Brothers’ Keeper”) ;

➞ ou du 24 avril, date de l’anticipation de quelques jours par la partie palestinienne de l’échec des négociations israélo-palestiniennes menées sous égide américaine ? Le président Mahmoud Abbas décida alors de transformer ce coup d’éclat en démarche auprès des Nations unies. Elle visait à obtenir pour l’État de Palestine le rehaussement de son statut au sein de l’instance internationale et son intégration à la Cour pénale internationale (CPI) en tant que membre à part entière, ainsi que l’adoption d’une résolution qui déboucherait sur une mise en œuvre rapide de la solution des deux États. Ce 24 avril est lui-même à mettre en relation avec le 23, date de la signature au Caire par le Hamas et le Fatah de la « réconciliation » nationale censée mettre un terme aux sept années de scission de l’Autorité palestinienne. Cette « réconciliation » fut ensuite concrétisée le 2 juin 2014 par la mise en place d’un cabinet « d’entente » fait de personnalités réputées indépendantes même si, en réalité, alignées sur le Fatah. Surtout, elle fut suivie d’une esquisse de changement d’attitude de la part de la communauté internationale, tout particulièrement les États-Unis et l’Union européenne qui se montrait disposée à une éventuelle coopération avec ce nouveau cabinet, un changement jugé inacceptable par le gouvernement israélien.

Le récit qui fait du 12 juin l’élément déclencheur de la guerre n’est guère différent de celui qui opte pour le 8 juillet. Ils se calquent sur le discours israélien visant à faire du Hamas LE problème, et de l’intervention de son armée une nécessité, un acte d’autodéfense. Cependant, pour la première fois peut-être, ce type de récit transgresse la césure habituelle entre une historiographie réputée « palestinienne » et une historiographie « israélienne ». De façon singulière, en effet, les accusations portées par Nétanyahou à l’endroit du Hamas ont également été le fait de la présidence palestinienne comme d’un certain nombre de responsables du Fatah ou d’analystes palestiniens. Les mêmes accusations ont été proférées par les autorités égyptiennes. Comme toujours face à ce genre d’événements, une approche semblable a également été endossée par la majorité des médias internationaux.

Une réponse politique à une question politique

Cette décision d’en découdre fait également l’objet d’une quasi-unanimité dans les raisons avancées : la volonté du Hamas de réagir à son affaiblissement diplomatique issu de l’échec des printemps arabes et du changement de pouvoir en Égypte. En dépit de sa notoriété, cette approche simpliste se trouve contredite par les informations qui ont fuité des autorités militaires israéliennes. La succession des événements infirme elle-même cette lecture. Ainsi, loin d’être une réponse sécuritaire à un acte d’agression délibéré, la guerre de 2014 semble bien constituer une réponse politique à une question politique. Le 12 juin, en effet, l’enlèvement près d’Hébron des trois jeunes Israéliens fournit à Benyamin Nétanyahou l’alibi d’une prochaine guerre « défensive », en désignant immédiatement le Hamas de Gaza (et sa direction en Turquie) comme l’ultime commanditaire de l’opération.

Tandis que le leadership du Hamas multipliait depuis Gaza ses dénégations, des signes sur le terrain cisjordanien renvoyaient à une initiative locale sinon individuelle. Devant la montée des périls, le Hamas de Gaza a tenté — mais en vain — de se prémunir en ayant recours au langage habituel de communication avec son voisin israélien : le jeu des revendications dans les tirs de roquettes. Aucun des tirs de roquettes antérieurs au 8 juillet, par exemple, ne fut revendiqué par le Hamas. Israël, cependant, refusa d’entendre le message. Avancée au cours de la guerre, la « découverte » par le renseignement israélien de l’intensification dans la construction par le Hamas d’un réseau souterrain tant défensif qu’offensif ne semble pas davantage pouvoir être retenue comme élément explicatif de la guerre. Connue depuis des lustres, cette menace ne fut utilisée, simple argument de justification de l’invasion terrestre intervenue neuf jours après le début des bombardements aériens.

La guerre contre Gaza ne serait ainsi que la réponse politique apportée par le premier ministre israélien au terme mis de façon anticipée par la partie palestinienne aux négociations bilatérales et, d’autre part, aux initiatives diplomatiques préconisées par la présidence palestinienne. Tandis que les États-Unis et l’Union européenne esquissaient une ouverture vis-à-vis du cabinet d’entente palestinien et que les relations américano-israéliennes connaissaient un refroidissement certain du fait du dossier nucléaire iranien, il fallait réactiver l’image négative du Hamas. Miner les tentatives menées par les parties palestiniennes en vue d’une réunification de leur scène politique n’est vraisemblablement qu’accessoire, tant leur capacité à se concrétiser apparaissait comme réduite.

Le cessez-le-feu qui ne règle rien

Le cessez-le feu du 16 août constitue-t-il lui-même la clôture de l’évènement ? Dès lors que :

➞ limité aux seuls domaines israélo-palestiniens, il était censé n’être que provisoire, destiné à trouver sa pérennisation à travers de nouvelles négociations3 ? Tenues avec retard une première fois le 23 septembre au Caire et remises à la fin octobre, ces négociations n’ont pu ensuite reprendre que très fugacement. Si la partie israélienne, contrairement aux engagements présumés d’août 2014, a maintenu le blocus maritime dans les limites territoriales de l’avant-guerre, elle s’est retrouvée contrainte de faciliter dans une certaine mesure l’entrée et la sortie de biens et de personnes via le passage d’Erez tant la partie égyptienne bloquait celui de Rafah ;

➞ l’Égypte, par ailleurs, se réservait la négociation ultérieure des questions bilatérales avec son voisin palestinien, tout particulièrement celle de la gestion de la frontière. Du fait des réticences de la présidence palestinienne à s’impliquer dans la question de Gaza et du jusqu’au-boutisme égyptien, cette négociation n’a guère progressé : la garde présidentielle palestinienne n’est toujours pas de retour en dépit de l’accord du Hamas, le passage de Rafah n’a ouvert qu’à de très rares occasions ;

➞ la tenue de la conférence des donateurs destinée à financer la reconstruction date du 12 octobre 2014, soit avant même que l’engagement des acteurs à observer un cessez-le-feu permanent ait été négocié. À l’occasion de cette réunion, la communauté internationale a lié le versement des fonds de la reconstruction à la mise en œuvre effective de la « réconciliation » palestinienne (selon une approche calquée sur celle de la présidence et du Fatah) et à une reprise de négociations bilatérales en vue d’un règlement de la question israélo-palestinienne, deux conditions toujours non concrétisées au début de l’été 2015.

En clôturant l’événement le 16 août, l’analyste fait ainsi de cette guerre un isolat alors même que l’absence de règlement négocié pérenne en constitue le prolongement indivis.

Le rôle central de l’Égypte

Par ailleurs, contrairement à la présentation généralement adoptée par les médias et par la quasi-totalité des responsables politiques, la guerre de 2014 n’a été en aucune façon un simple face-à-face entre Israël et le Hamas de Gaza. Une telle approche masque l’identité des acteurs avérés de cette guerre.

Loin d’avoir été le seul fait du Hamas, la mobilisation politique et militaire a également concerné le très présent Mouvement du djihad islamique en Palestine (MJIP), les comités de résistance populaire (à connotation islamiste), les diverses organisations nationalistes membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), mais également divers groupes se réclamant du Fatah lui-même. Pour la première fois, cependant, le MJIP a profité de son renforcement sur la scène diplomatique voulu par l’Égypte soucieuse de marginaliser le Hamas pour affirmer ses différends politiques (et plus seulement militaires) avec ce dernier. Le Hamas a ainsi conforté son rôle de catalyseur d’un nationalisme de résistance à Israël.

La différence fondamentale entre la guerre de 2014 et les opérations qui ont précédé n’est pas tant le fait d’Israël que de l’Égypte issue du coup d’État du 3 juillet 2013 dont la logique s’est rapidement retrouvée endossée par Nétanyahou. Le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, en effet, a rompu avec la politique jusque-là observée par ses deux prédécesseurs Hosni Moubarak et Mohamed Morsi. Ces derniers avaient donné une égale priorité aux intérêts nationaux de l’Égypte dans le domaine de la sécurité sans faire de Gaza un enjeu de politique intérieure. Leur implication dans les affaires de leur voisin — le blocus mis à part — se bornait à jouer les médiateurs en périodes de tension, le but étant de faire en sorte que Gaza ne se transforme pas en zone de profonde instabilité sur la frontière.

Sissi, quant à lui, a fait de sa lutte contre l’association des Frères musulmans une question à la fois intérieure et internationale. Le Hamas étant accusé d’en être le bras palestinien, il était pour lui impératif de le détruire. Le président égyptien bénéficie en cela de l’appui de l’axe établi entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Cet axe se nourrit lui-même de son opposition à un axe constitué du Qatar et de la Turquie, et à un autre qui réunit la Syrie, l’Iran et le Hezbollah libanais.

L’implication de l’Égypte dans la guerre de 2014 est manifeste dès le 8 juillet avec la présence à Tel-Aviv du général Muhammad Farid Al-Tohamy, chef des renseignements généraux, quelques heures seulement avant le déclenchement des bombardements sur Gaza. Le Caire a ensuite apporté une contribution active à l’opération israélienne en fermant sa frontière (y compris au plus fort des bombardements), ne consentant épisodiquement qu’à une évacuation limitée des grands blessés et à un approvisionnement alimentaire a minima. Après avoir exclu dans un premier temps d’entreprendre toute médiation, Sissi a dû s’y résoudre du fait des pressions internationales mais également du risque de se voir évincé par ses rivaux turc et qatari. Faute de pouvoir raisonnablement envisager la destruction du Hamas à travers les moyens militaires israéliens, il a géré la « négociation » de façon à offrir à Israël toute latitude pour faire durer son intervention et occasionner le maximum de pertes au Hamas, tout en cherchant à faire passer ce dernier comme la partie refusant la négociation et à le marginaliser sur la scène palestinienne.

Comment Le Caire cherche à détruire le Hamas

La première « initiative égyptienne » date du 14 juillet. Les avancées ne se produisent que début août. Le Hamas renonce à n’accepter un cessez-le-feu que lorsque l’ensemble de ses exigences seraient satisfaites. L’Égypte, quant à elle, réclame d’Israël le retrait entier de ses troupes au sol pour le cessez-le-feu. Les pourparlers du Caire, enfin, pourront commencer même si le cessez-le-feu n’est pas encore obtenu. Cependant, maintenant son refus de s’entretenir directement et seul à seul avec le Hamas, l’Égypte met en place un système dans lequel l’organisation n’est qu’un élément au sein d’une délégation palestinienne présidée par l’ancien responsable côté Fatah du dossier de la « réconciliation » et à laquelle participent un dirigeant du MJIP et des représentants des petites organisations nationalistes de gauche ; la délégation est elle-même parrainée par le président palestinien.

L’accord lui-même, si l’on en croit les paramètres publiés par Reuters, accorde une large part aux préoccupations égyptiennes et ne préconise rien de vraiment contraignant ni de précis pour Israël concernant le blocus. Ainsi, le chapitre des mesures immédiates stipule-t-il que l’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas récupérera la responsabilité de la gestion des frontières de Gaza et dirigera la coordination de l’effort de reconstruction avec les donateurs internationaux. La liste des questions laissées à la négociation ultérieure, est, quant à elle, quasi aussi longue (libération des prisonniers palestiniens détenus en Israël, restitution des restes et des biens des soldats israéliens tués à Gaza durant la guerre, construction d’un port à Gaza et réouverture de l’aéroport de Rafah, dégel des fonds qui permettraient de payer les fonctionnaires recrutés depuis 2007) que celle censée avoir déjà fait l’objet d’un accord. Le Hamas n’a pas obtenu la levée du blocus quand Israël n’a pas obtenu la démilitarisation de Gaza.

Sissi fait du Jihad islamique un interlocuteur privilégié

Interroger le bornage de la guerre de 2014 dans le temps comme l’identité et le rôle de ses acteurs nous amène ainsi à retenir comme hypothèse principale celle d’une guerre offensive menée par Israël, dans la continuité des opérations menées précédemment, à laquelle l’Égypte s’est associée avant d’en devenir un élément clé par la volonté ou le laissez-faire du premier ministre israélien, une réalité en totale originalité avec le passé. De la façon la plus surprenante qui soit, plusieurs paradoxes ont été induits par cette innovation.

Faute de pouvoir obtenir la destruction du Hamas par Israël, l’obsession de Sissi d’amoindrir autant que faire se peut le rôle du mouvement dans la gestion de Gaza a ainsi débouché à faire du MJIP un interlocuteur privilégié alors même que ce dernier est le premier allié palestinien de l’Iran. Le MJIP lui-même refuse toute participation aux structures politiques de l’autonomie mais négocie — indirectement certes — avec Israël !

Même si la « réconciliation » palestinienne d’avril 2014 ne constitue pas la raison directe de la guerre, elle en est devenue l’un des enjeux. À travers cette dernière, en effet, la « réconciliation » est devenue l’otage de l’Égypte, d’Israël et de la communauté internationale. Le 25 septembre 2014, l’Égypte obtint ainsi des Palestiniens au Caire et en trois jours le renouvellement formel de leurs engagements de réconciliation signés dans le camp de Chati (Gaza) en avril4 . En mettant en place le mécanisme de la négociation du cessez-le-feu, elle avait déjà cultivé le paradoxe en exigeant le retour de la garde présidentielle palestinienne sur sa frontière via une réconciliation quasi imposée alors même que le cabinet d’entente censé l’incarner depuis le printemps était mis sur la touche.

La communauté internationale, quant à elle, a accepté de devenir partie prenante du blocus de Gaza à travers les mécanismes de la reconstruction exigés par la partie israélienne et négociés entre le coordinateur israélien des activités dans les territoires occupés, le général Yoav Mordechai, et le coordinateur spécial des Nations unies pour le processus de paix au Proche-Orient Robert Serry. Le quasi-consensus relevé plus haut concernant la responsabilité du Hamas dans les destructions subies par la bande de Gaza a ainsi débouché sur l’acceptation par la communauté internationale des exigences israéliennes en matière de reconstruction : empêcher toute introduction de matériaux qui puissent être utilisés par le mouvement palestinien pour reconstituer ses capacités militaires. Prenant en considération la faiblesse de la présence des institutions de la présidence palestinienne, un mécanisme complexe d’approbation et de surveillance a été mis en place, mêlant Autorité de Ramallah et Israël sous l’autorité des Nations unies.

La guerre de 2014 a également induit un certain nombre de paradoxes au sein même du Hamas. Son acceptation des conditions de la réconciliation du printemps 2014 avait montré sa disposition à abandonner le contrôle du pouvoir sur Gaza. La guerre l’a à nouveau propulsé sur le devant de la scène non seulement sécuritaire mais également politique. Le débat sur sa stratégie à long terme, qui semblait avoir été résolu au printemps, s’est ainsi retrouvé rouvert.

Comprendre les zigzag de la politique israélienne

Le plus marquant des paradoxes de la guerre de 2014, cependant, concerne la politique israélienne. En effet, après avoir fait de la disjonction entre Gaza et la Cisjordanie — à travers la « concession » de la première au Hamas — l’un des axes de sa politique de refus de la prise en compte des droits nationaux palestiniens, le gouvernement israélien a abandonné ce but en réintroduisant Ramallah dans le jeu gazaoui, conformément à la demande égyptienne.

L’illisibilité de la politique de Nétanyahou a été relevée par bon nombre d’analystes israéliens qui ont souligné la difficulté à pouvoir cerner les objectifs de leur gouvernement. Rien, en tous cas, ne permet d’attribuer l’éventuel abandon de la logique de la « concession » de Gaza au Hamas aux ultras de la coalition au pouvoir partisans d’une annexion pure et simple de la bande de Gaza, tant Nétanyahou les a tenus à l’écart des décisions durant la guerre ; la stratégie militaire mise en œuvre s’était toujours écartée de la réoccupation durable de la bande. Un tel abandon ne semble pas plus devoir être expliqué par les divergences d’approches et rapports contradictoires apportés par les divers organes de sécurité (Shin Beth, armée, ministère de la défense, gouvernement).

Vers un accord séparé ?

Un an après les événements, force est de constater que les mécanismes mis en place sous l’égide des Égyptiens pour restaurer la présence de la présidence palestinienne à Gaza ont échoué. Faute d’avoir pu obtenir la destruction du Hamas par Israël interposé, Sissi avait cultivé l’espoir que cette restauration lui permettrait d’exercer sur Gaza, et au-delà sur la scène palestinienne tout entière, une sorte de contrôle by proxy. Des logiques propres à la scène politique palestinienne trop profondément divisée et à Abbas, réticent à se réimpliquer dans le bourbier gazaoui et à s’aligner sur une Égypte qui soutenait les prétentions à lui succéder de son rival Muhammad Dahlan, ont fait échouer le projet. Elles ont offert au gouvernement israélien toute latitude, non seulement pour renouer avec la ligne politique que l’on avait pu croire mise en péril en août 2014, mais même pour envisager sa consolidation officielle à travers un accord en bonne et due forme passé avec le Hamas.

Depuis le printemps 2015, la négociation d’un tel accord devient une option qui semble être prise en compte par Israël. Ces derniers mois, en effet, des rumeurs contradictoires sur la tenue de négociations indirectes ou non entre le Hamas et Israël avec l’intermédiaire, dans un premier temps, de la Suisse et du Qatar en vue de la pérennisation du cessez-le-feu pour les cinq ou dix ans à venir se font insistantes. Le Hamas comme le gouvernement israélien y apportent périodiquement un démenti officiel. À l’inverse, le Fatah et la présidence palestinienne les considèrent comme bien réelles et les dénoncent, accusant le Hamas de vouloir faire sécession de la Cisjordanie et de créer un État de Gaza.

Depuis longtemps, des incompréhensions se manifestent devant l’inconséquence des gouvernements israéliens toujours prompts à entraver l’exercice de ses prérogatives par l’Autorité de Ramallah dont ils ont pourtant un besoin impérieux. Dans la même veine, certains Israéliens, analystes ou d’anciens hauts responsables militaires, en viennent à envisager pour leur gouvernement l’adoption d’une politique gazaouie adaptée aux exigences attendues du Hamas, dans le cadre de ce que j’ai défini en termes de « concession ». Ce « mandat » ne semble aujourd’hui devoir n’être remis en cause que par la frange la plus à droite de l’échiquier politique israélien désireux d’une annexion pure et simple de la bande. Pour la première fois aussi ouvertement, en tous cas, le Hamas est promu au rang d’interlocuteur dont il faut choyer la place pour la sécurité d’Israël, certains allant jusqu’à suggérer la mise en œuvre d’un véritable plan Marshall pour Gaza. La montée de la menace djihadiste dans le Sinaï et l’engagement du Hamas à la contrer à Gaza même ont constitué un élément d’importance dans cette transformation du Hamas en ennemi fréquentable, l’ancien chef du Mossad, Efraim Halevy, le qualifiant de « frenemy »5.

L’Égypte de Sissi connaît ici sa défaite, faute sans doute d’avoir su évaluer avec justesse sa capacité réelle d’intervention sur la scène politique palestinienne. Ne lui restait dès lors que de poursuivre sur le terrain une politique strictement sécuritaire, avec le maintien du blocus à un niveau extrêmement élevé, la destruction systématique de tous les tunnels et la création d’une zone tampon (de 1 puis de 5 km de large) le long de la frontière après la destruction de près de la moitié de la portion égyptienne de Rafah. La détérioration de la situation sécuritaire dans le Sinaï, cependant, a forcé l’exécutif égyptien à maintenir le dialogue avec les services de sécurité du Hamas à Gaza.

Gaza peut se prévaloir de répondre mieux que la Cisjordanie aux exigences habituellement requises pour qu’une entité puisse être qualifiée d’État : une population, un territoire identifiable par des frontières ou lignes de cessez-le-feu internationalement reconnues et une autorité effective sur cette population et dans le cadre spatial de ce territoire. Il lui manque néanmoins la souveraineté. L’Autorité de Ramallah, pour sa part — et à travers elle l’État de Palestine — n’exerce qu’une autorité partielle sur une poussière de territoires déchirés par des colonies étrangères et périodiquement soumis à des incursions de l’armée israélienne.

Il ne s’agit pas pour le Hamas de négocier une frontière. Une telle négociation, selon la position traditionnelle du Hamas, reviendrait à renier l’islamité de la Palestine6. Négocier un cessez-le-feu, en revanche, comme négocier le dossier des prisonniers et, éventuellement demain, celui des réfugiés s’impose au mouvement comme découlant de l’impératif islamique de la défense du bien commun. Le Hamas n’est pas en quête d’État ; il n’ira pas à l’ONU quérir une reconnaissance concurrente de celle dont peut se prévaloir l’État de Palestine proclamé par l’OLP. Pris entre l’Égypte et Israël, il ne fait que demander les moyens d’assumer la charge dont il se retrouve de facto dépositaire.

1Une première version de cette étude a constitué la base de mon intervention du 1er décembre 2014 à l’occasion de la journée de réflexion « Où en est la Palestine ? » organisée par Raphaël Porteilla et Philippe Icard au Centre de recherche et d’étude en droit et science politique (Credespo) de l’université de Bourgogne. Je viens d’en mettre en ligne une version développée et mise à jour sous le titre « Les paradoxes d’une guerre complexe : Gaza 2014 », Carnets de l’Iremam. La version ici offerte en constitue un raccourci, allégé de la majeure partie des références et développements placés en notes.

2The 2014 Gaza Conflict : Factual and Legal Aspects, État d’Israël (document officiel), mai 2015. Lire également l’infographie mise en ligne par l’armée israélienne sur le site tsahal.fr, « Les informations clés de l’Opération Bordure Protectrice à partager », 25 septembre 2014. Le site met également en ligne une chronologie de la guerre, « Opération Bordure Protectrice ». Le Palestinian Information Center proche du Hamas a alimenté au jour le jour une rubrique consacrée à « l’agression contre Gaza » en arabe et une autre intitulée « Gaza résiste » (en arabe).

3N’ayant jamais été rendu public, le texte de l’accord n’est connu que par les déclarations des uns et des autres. Une version en anglais assez détaillée est publiée par Reuters, reproduite in « Parameters of the Gaza cease-fire agreement »”, Jerusalem Post, 26 août 2014.

4L’original en arabe est reproduit par Al-Zaytouna Centre. Une traduction en anglais, « Text of Fatah-Hamas agreement » est publiée dans le Jerusalem Post, 25 septembre 2014.

5Efraim Halevy, « Hamas has become Israel’s frenemy », Ynetnews, 19 juin 2015.

6D’où son refus de la légitimité du partage de 1947. Le Hamas, en revanche, soutient la création d’un État selon les lignes du cessez-le-feu de 1949, lequel ne serait que l’expression, objective mais réversible, d’un simple rapport de forces, en l’absence de toute reconnaissance d’Israël.

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