Conférence internationale

Genève II, envers et contre tout

Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, vient d’estimer que le temps de la diplomatie était venu pour la Syrie. Il a invité le régime de Damas et ses opposants de la première heure à engager un dialogue politique qui devrait débuter le mercredi 22 janvier, à Montreux. La Coalition nationale syrienne (CNS) s’est ralliée à la proposition avec beaucoup de réticence, avant de menacer de se retirer si l’invitation faite à l’Iran, convié à la dernière heure, était maintenue. Finalement, Téhéran ne sera pas présent et les négociations proprement dites devraient commencer le 24 janvier à Genève.

Ban Ki-moon à une réunion du Groupe d’action pour la Syrie au Palais des Nations à Genève, le 30 juin 2012.
UN Geneva/Violaine Martin.

La première conférence internationale consacrée à la Syrie s’est tenue le 30 juin 2012 à Genève (« Genève I »). Une seconde était prévue depuis mai 2013. Ce projet, sans cesse reporté, a été en suspens pendant des mois, victime des rapports de force sur le terrain, des atermoiements et hésitations de la diplomatie internationale comme des vicissitudes des différents mouvements de l’opposition. Les conditions d’un règlement pacifique du conflit ne sont pas meilleures aujourd’hui et pourtant Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, a décidé de convoquer Genève II.

Les termes de référence de Genève II sont ceux fixés par le communiqué de Genève du 30 juin 2012, la réunion du 7 mai 2013 entre John Kerry, secrétaire d’État américain et Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères de Russie1 et la résolution 2118 du Conseil de sécurité du 27 septembre 2013. Genève II ambitionne de mettre en œuvre le texte du 30 juin 2012. Il s’agit d’obtenir un « règlement pacifique » du conflit. Pour y parvenir, régime et opposition doivent s’accorder sur la constitution d’une « instance de gouvernement transitoire » dotée des pouvoirs exécutifs. Ce gouvernement transitoire devra assurer le fonctionnement de l’ensemble des services publics et la remise en marche de ceux qui ont été détruits, de manière à préparer « le jour d’après », la transition. Les forces militaires, de sécurité et de renseignement sont concernées et elles seront placées sous la responsabilité de l’organe de transition.

Exiger du régime et de l’opposition qu’ils négocient pour mettre fin aux violences et préparer la Syrie de demain est à priori frappé au coin du bon sens. Le tribut payé par le peuple syrien est depuis longtemps insupportable. Mais on peut légitimement se demander si la méthode fixée en juin 2012 est toujours pertinente. Entre la réunion de Genève I et celle de Genève II, le conflit est devenu plus complexe, plus sanglant. Les ambitions d’hier semblent dépassées par des urgences nouvelles.

De Charybde en Scylla

La situation qui prévalait en juin 2012 n’a plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Vingt mille Syriens avaient alors été tués dans les combats ; on estime leur nombre actuel entre 120 et 130 0002. On jugeait que le pays était au bord de la guerre civile ; plus personne ne se hasarde désormais à qualifier les combats qui se déroulent en Syrie. Le concept de « printemps arabe » étant démonétisé pour la Syrie, on utilise les termes de « crise », « guerre civile », « conflit régional », « conflit religieux », « affrontements confessionnels régionaux », « guerre par procuration », « djihad », « affrontements entre sunnites et chiites », « lutte entre djihadistes et démocrates », ou encore de résurgence du « terrorisme international »… Ces expressions signalent une difficulté à définir une situation qui est, à ce jour, la version la plus sanglante de tous les soulèvements arabes et la plus porteuse de déséquilibres régionaux.

En juin 2012, Kofi Annan, représentant spécial conjoint des Nations unies et de la Ligue arabe pour la Syrie, venait de céder sa place de médiateur à Lakhdar Brahimi, ancien ministre algérien des affaires étrangères. Il apparaissait alors que la solution au conflit passait par la prise en compte des aspirations légitimes du peuple syrien pour concevoir une Syrie libre et démocratique. Cet objectif n’a pas changé mais sa mise en œuvre cède le pas à des ambitions plus urgentes, humanitaires notamment. Surtout, Washington, Bruxelles ou New York étaient convaincus que le président Bachar Al-Assad et son régime autoritaire n’avaient pas leur place dans la Syrie de demain et demandaient leur éviction. Aujourd’hui, les pays occidentaux n’exigent plus la mise à l’écart du président, conscients que le rapport des forces sur le terrain n’est pas en sa défaveur et que, de ce fait, il ne partira pas (il vient de répéter qu’il envisageait de se présenter à la présidentielle de 2014). Il pourrait même avoir une utilité dans la lutte contre les forces islamistes les plus radicales qui le combattent tout autant qu’elles combattent l’opposition démocratique soutenue par les pays occidentaux.

Dès 2012, on pesait les avantages et les inconvénients d’une militarisation extérieure. Devait-on armer, ou pas, l’Armée syrienne libre (ASL) pour lui donner un avantage sur les troupes du régime ? Tel a été le dilemme qui a divisé des mois durant artisans et opposants d’une militarisation du conflit. On sait ce qu’il en advint avec la décision de Barack Obama, en 2013, de ne pas impliquer directement les États-Unis. La question n’est plus, officiellement, d’actualité.

En revanche, certains éléments présents hier se retrouvent aujourd’hui. La désunion de l’opposition démocratique est restée la même. Pas plus le Groupe des amis de la Syrie3 que les Nations unies, la Ligue arabe, l’Union africaine ou l’Organisation de la coopération islamique (OCI) ne sont parvenus à convaincre l’opposition démocratique de s’accorder sur une plateforme commune. L’avoir persuadée d’aller à Montreux peut être déjà considéré comme une demi-réussite. Pendant toute cette période, le Conseil de sécurité des Nations unies est resté tout aussi impuissant à apporter une réponse adéquate à la crise. La Russie et la Chine n’ont cessé d’expliquer que l’ONU ne pouvait intervenir dans les affaires intérieures d’un État, oubliant sans doute que le conflit syrien est largement devenu une crise régionale menaçant la stabilité de ses voisins libanais, jordaniens et irakiens.

La fin des violences reste un objectif évident pour tout le monde. La question est de savoir si elle est à portée de main. Les récents choix diplomatiques de Washington ne sont pas de nature à rassurer l’opposition syrienne.

Changement de pied de Washington

Il y a plusieurs mois que la diplomatie américaine a infléchi sa stratégie à l’égard du président syrien, au désespoir de l’opposition. Washington ne demande plus un changement de régime à Damas et ne contraindra pas Assad à partir par la force. Autant dire qu’il risque d’être là pour longtemps. Washington ne fournira pas à l’opposition l’armement nécessaire pour rivaliser avec l’armée régulière. Son rapprochement avec l’Iran a changé la donne. Désormais, il s’agit de définir les moyens nécessaires à la lutte contre les « terroristes ».

Les propos de Michael Hayden, ancien général de l’US Air Force et patron de la Central Intelligence Agency (CIA)4 résument bien le nouvel état d’esprit à Washington où la dislocation de la Syrie, la montée en puissance de forces djihadistes ou l’aggravation du schisme entre chiites et sunnites sont désormais considérées comme des perspectives plus redoutables que la victoire d’Assad5. L’ancien responsable de la CIA distingue trois options : « une prolongation du conflit entre des factions sunnites et chiites toujours plus violentes », « la dissolution de la Syrie », et « la victoire d’Assad », concluant que la troisième option est la moins pire de toutes. Ryan C. Crooker, ancien ambassadeur américain en Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, Koweït et Liban pose la question plus brutalement. Que vaut-il mieux : Assad ou « un grand pays au sein du monde arabe entre les mains d’Al-Qaida ? » La réponse est évidente, tant Washington s’est convaincu que le conflit aura des conséquences sur la sécurité des Occidentaux. Américains, Russes et Européens n’oublient pas non plus que des centaines de leurs ressortissants combattent dans les rangs des djihadistes, notamment ceux de l’État islamique en Irak et au Levant6. La perspective de leur retour au pays inquiète7.

Collaborer avec Bachar Al-Assad ?

Depuis quelque temps, il ne manquait pas de voix pour suggérer une perspective inconcevable il y a quelques mois : une entente entre l’armée syrienne régulière et son adversaire, l’Armée syrienne libre, pour éradiquer la violence djihadiste en Syrie. Le général Salim Idriss, celui-là même qui commande l’ASL s’est risqué à dire qu’il était prêt à combattre aux côtés du régime d’Assad dans sa lutte contre les groupes liés à Al-Qaida. Ses propos ont fait sensation. Ils contribuent à laisser courir l’idée qu’Assad a été choisi par la communauté internationale pour être l’utile et ultime rempart contre Al-Qaida8. Ils donnent surtout le sentiment que le combat que mènent actuellement des factions islamistes associées à l’ASL contre l’État islamique en Irak et au Levant a été préparé par les pays occidentaux et arabes9.

Assad peut savourer l’infléchissement de la diplomatie américaine. Cette évolution « crédibilise » sa politique de division de la société syrienne et de diabolisation de l’opposition dans laquelle il n’a jamais voulu voir que des « terroristes » et des « terroristes étrangers ». Que les soutiens internationaux de l’opposition démocratique détournent leurs préoccupations immédiates de son régime vers les djihadistes le soulage. Qu’ils recherchent sa collaboration pour lutter contre les formations djihadistes doit le combler. Ses rencontres avec leurs services de renseignement étrangers attestent de cette évolution10. Comme preuve de sa bonne volonté, il a déjà fait valoir qu’il était prêt à faire quelques gestes humanitaires, ce que préfigure le « plan d’arrêt de toutes les actions militaires » dans la région d’Alep et la proposition d’échange de prisonniers que Walid Mouallem, le ministre syrien des affaires étrangères, vient de déposer sur le bureau de Sergueï Lavrov, son homologue russe. Mais ce n’est qu’une offre soumise à conditions.

De quoi parlera-t-on en Suisse ?

Genève II aurait été placée sous de meilleurs auspices si des mesures de confiance avaient été prises par le régime. Des cessez-le-feu localisés et durables ou des libérations de prisonniers auraient soulagé les populations et facilité les négociations11. Il y a bien eu quelques rares tentatives d’interruption des combats comme dans la région de Barzeh, au nord de Damas12. Le régime a laissé passer une aide humanitaire dans deux faubourgs de Damas (Al-Ghezlaniya et Jdaidet al-Shibani). Mais c’est trop peu, trop tard et trop fragile pour convaincre l’opposition de la bonne volonté du régime. Dans la réalité, le régime a accru ses opérations militaires pour mieux asseoir ses positions diplomatiques.

Tant à Montreux qu’à Genève, les questions humanitaires seront immanquablement traitées. C’est l’un des thèmes au sujet duquel les Nations unies ont la plus grande marge de manœuvre, à la condition que des cessez-le-feu et des corridors sécurisés soient acceptés par les deux parties. L’ONU a fixé à 6,5 milliards de dollars le montant nécessaire pour prendre en charge la situation des Syriens en Syrie et dans les pays voisins13. La libération de prisonniers et de personnes enlevées fait aussi partie de ce dossier.

Outre l’humanitaire, un deuxième thème de discussion sera à l’ordre du jour : la lutte contre le terrorisme14. Il devrait même y occuper une place centrale. Cela équivaudrait à mettre Assad au centre d’un débat qu’il affectionne15. Il fera valoir que tous, Russes, Américains, Européens et Arabes, risquent d’être, « comme lui », les victimes du terrorisme djihadiste.

L’opposition démocratique syrienne a tout à craindre que la chute du régime ne soit plus l’objectif prioritaire des démocraties occidentales. Elle sait que la menace djihadiste les préoccupe davantage. Elle s’inquiète de voir que les pays occidentaux prennent langue avec le régime d’Assad, le Hezbollah ou des formations djihadistes.

Mauvais augure

L’invitation faite à l’Iran n’a pas été discutée et a pris tout le monde au dépourvu. Inviter les Iraniens était compréhensible dans la mesure où ils sont l’une des parties prenantes au conflit. Mais c’était faire venir à la conférence un allié supplémentaire du régime syrien qui, de surcroît, se refuse à endosser le communiqué de Genève I. C’est donc sans surprise que la Coalition nationale syrienne a réagi avec vigueur à cette perspective.

La décision de Ban Ki-moon d’inviter l’Iran et le processus de Genève II ont en commun de manifester une même volonté diplomatique de forcer le destin. Ban Ki-moon a semblé avoir oublié, pour un instant, — Washington était dans la confidence à n’en pas douter — l’intérêt des opposants au régime syrien pour celui du succès des négociations.

Les combats sur le terrain se poursuivront indépendamment des négociations en Suisse. Les représentants d’Assad n’accorderont pas à l’opposition ce qu’elle n’a pu obtenir par les armes. On imagine mal comment le régime et ses opposants pourront par « consentement mutuel », se mettre d’accord sur une forme de gouvernement transitoire qui représenterait à la fois les loyalistes du régime et leurs opposants. On imagine encore plus mal comment ils assureront la codirection des services publics et de l’armée pendant la phase de transition. Le rejet des négociations par d’autres groupes de l’opposition feront de Genève II un processus long et incertain. Si des avancées étaient obtenues, rien ne dit qu’elles pourraient être mises en œuvre sur le terrain. Genève II pourrait produire ce qui n’était pas au nombre de ses objectifs initiaux : une alliance de raison entre l’opposition et le régime syrien, c’est-à-dire un rapprochement entre les pays occidentaux et le président Assad, que préfigurait celui entre Washington et Téhéran.

2Le décompte, même approximatif, de personnes tuées dans un conflit de cette complexité et de cette violence relève de la gageure. Depuis le début des affrontements, les médias internationaux reprennent, sans pouvoir les vérifier, les chiffres fournis par l’Observatoire syrien des droits de l’homme basé à Londres. Bien que celui-ci soit systématiquement présenté comme étant bien informé grâce à ses contacts sur le terrain, les données qu’il communique sont largement invérifiables. Par facilité, paresse ou incapacité à disposer de données fiables, les médias internationaux les utilisent couramment sans jamais les questionner. Les Nations unies viennent d’ailleurs d’indiquer qu’elles ne communiqueraient plus sur le nombre des victimes du conflit.

3Association de pays créée en 2012 par la France. Elle réunit, en dehors de l’enceinte des Nations unies, tous ceux qui soutiennent l’opposition démocratique syrienne. Ni la Russie ni la Chine n’en font partie.

5Maria Abi-Habib,« European Spies Reach Out to Syria », Wall Street Journal, 14 janvier 2014.

6L’État islamique en Irak et au Levant est une formation djihadiste, issue d’Al-Qaida, active en Irak et en Syrie. Elle est apparue en avril 2013. C’est celle qui, probablement, accueille le plus grand nombre de combattants étrangers, notamment américains, russes et européens. Ses réussites sont d’avoir pris à la rébellion la ville de Raqaa au printemps 2013 et à l’ASL celle d’Azaz, au nord d’Alep, en septembre 2013. Elle opère indépendamment d’autres formations comme le Front An-Nosra. Elle subit actuellement les assauts d’une alliance de forces rebelles dans les provinces d’Alep et d’Idlib (au sud-ouest d’Alep).

7Alison Smale, Flow of Westerners to Syria Prompts Security Concerns, The New York Times, 15 janvier 2014.

9Basel Dayoub, ISIS Claims Jihad Project in ‘Grave Danger’, Al-Akhbar English, 8 janvier 2014.

10Maria Abi-Habib, European Spies Reach Out to Syria, Wall Street Journal, 14 janvier 2014.

13« Global : UN and partners launch record humanitarian appeal », United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), 16 décembre 2013.

15Sami Kleib, « From ISIS to Majed : The Deals of Death », Al-Akhbar English, 7 janvier 2014.

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