En septembre 2017, un Bahreïni a tenté de tuer une Syrienne, mère de cinq enfants, dont il avait divorcé. L’homme, qui avait laissé cette femme d’à peine quarante ans baignant dans son sang sous le regard de ses enfants, a écopé d’une peine d’une année de prison ferme. Il a purgé sept mois avant d’être libéré en vertu d’une grâce royale à l’occasion de l’Aïd El-Fitr. À sa sortie de prison, il est allé directement au domicile de son ex-femme pour la menacer de la renvoyer les pieds devant à sa famille.
Le calvaire de cette femme divorcée qui vit dans l’exil avec ses enfants, sans ressources et loin de ses parents ne se limite pas à cette violence exercée par l’ex-mari. Les commentaires de l’affaire contribuent également à comprendre le climat qui règne autour de ces problèmes. Certains se sont demandé ce qu’elle avait fait pour pousser ainsi son ex-mari à lui infliger un tel châtiment. D’autres n’ont pas hésité à dégager la responsabilité de l’ex-mari en doutant de ses capacités mentales. Certains sont même allés jusqu’à affirmer que la femme s’était infligé des coups à elle-même.
Cette affaire donne un bref aperçu de ce que peuvent subir les femmes dans les pays du Golfe. Certaines ont pu devenir ministres ou ambassadrices, mais les lois relatives à la protection des femmes contre la violence restent sommaires. Elles sont loin d’être en conformité avec la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedaw). À cela s’ajoute l’absence de stratégies efficaces permettant de limiter ou de réduire cette violence.
La journaliste saoudienne Arafat Al-Maged souligne, dans une déclaration à Orient XXI, l’ambiguïté du rapport des sociétés à la question de la violence faite aux femmes :
La société rejette certes dans les mots toute humiliation infligée aux femmes, toute violence physique ou verbale, mais la réalité est bien différente. Celles qui subissent la violence sont des femmes qui appartiennent à cette même société.
La militante féministe koweïtienne Khadidja Al-Chamri relève pour sa part que les choses diffèrent d’une société à l’autre en fonction de la classe sociale et des coutumes :
Au Koweït, l’attitude des familles est contrastée sur la question de la violence. Certaines familles la justifient et considèrent qu’elle fait partie du droit du mâle de punir et d’exercer son contrôle, qu’il soit père, frère ou mari. Au point que ces familles jugent inacceptable qu’une femme dénonce les siens ou ceux qui ont commis des violences à son encontre. Aller se plaindre dans un commissariat relève à leurs yeux d’une audace impudente. Le plus grave est que la loi n’apporte aucune réponse claire, même dans le cas d’une violence avérée et confirmée par un rapport médical. Une plainte peut être déposée dans un commissariat de police, mais les poursuites s’arrêtent à la signature par l’auteur des violences d’un engagement à ne plus y recourir. Quant à la femme qui a subi les violences, elle doit revenir au domicile conjugal pour y affronter un sort inconnu.
Ambiguïtés et insuffisances législatives
Le nombre de femmes victimes de violences enregistrées dans les maisons d’hébergement et d’orientation familiale au Bahreïn a été de 50 000 au cours de la décennie 2007-2017, soit une moyenne de 5 000 victimes par an, alors que la population ne dépasse pas un million et demi, dont 42 % de femmes.
La loi protège-t-elle les femmes contre la violence ? À cette question, le président du comité sur la nationalité au sein de l’Union des femmes bahreïnies, l’avocat Hassan Ismaïl, répond par un long rappel :
Après maintes tentatives de la part du pouvoir législatif depuis 2006 de promouvoir un texte prohibant la violence contre les femmes, une loi protectrice au sein de la famille a finalement été adoptée en août 2015 après une longue maturation. Cela s’est fait à la suite de grands efforts de la part d’institutions civiles et officielles opposées aux violences faites aux femmes et en réponse aux recommandations contenues dans les rapports de la Cedaw sur le Bahreïn. Mais en dépit d’une attitude générale favorable à une telle législation, la loi est restée très loin des attentes de l’Union des femmes et de la plupart des organisations de la société civile. Les défauts et les lacunes de cette loi qui n’est pas en cohérence avec les recommandations de la Cedaw en ont réduit la portée.
Me Ismaïl souligne que
Les défauts majeurs de la loi tiennent au fait que le préambule du texte ne fait pas référence à la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1993. En outre, la protection visée dans la loi ne concerne que les membres d’une famille, y compris les hommes, elle ne protège pas les femmes de la violence subie dans l’espace public. La définition de la violence familiale dans la loi est lacunaire. Elle ne mentionne pas la menace de commettre un acte de violence comme préconisé dans les conventions et traités internationaux. La définition de la famille dans la loi n’inclut pas les femmes de ménage. La loi ne punit pas le viol commis par le mari et elle ne prévoit pas de sanctions à l’égard de l’auteur d’un crime au sein de la famille.
La loi aux Émirats arabes unis tolère la violence au sein de la famille. L’article 53 du Code pénal autorise « le mari à corriger sa femme. Il autorise les pères à corriger les enfants mineurs » tant que cela se passe « dans les limites de la loi religieuse ». Quant au viol conjugal, il n’est pas considéré comme un crime. En 2010, le tribunal fédéral supérieur a émis une décision, basée sur le Code pénal, permettant aux maris de battre leurs épouses et de recourir à d’autres formes de punition et de contrainte à leur encontre, à la seule condition de ne pas laisser de traces physiques visibles, selon le rapport 2018 de Human Rights Watch.
En Arabie saoudite, une femme oserait-elle saisir la justice en cas de violences commises par des proches ? La journaliste Al-Maged répond :
Quand on remonte quinze ans en arrière dans l’histoire, il était hautement improbable qu’une femme saisisse la justice. Cependant, depuis quelques années de nombreuses règles ont été établies pour préserver les droits des femmes. La première de ces règles réside dans la possibilité de faire constater des cas de violence auprès des commissariats de police par l’intermédiaire des hôpitaux. Il revient à la victime d’accomplir cette obligation légale en se rendant à l’hôpital pour faire constater les violences par un certificat médical. L’hôpital est tenu par la loi de respecter la volonté de la victime et de communiquer le constat à la police. La victime a ainsi le droit d’engager des poursuites contre l’auteur des violences et d’obtenir réparation de la part du tribunal dans le cas où ces violences sont établies.
Au Koweït, aucune loi ne prohibe la violence domestique ou le viol conjugal. La loi de 2015 instituant des tribunaux de la famille a mis en place un centre pour le traitement des affaires de violence domestique. Cependant cette loi impose d’accorder la priorité à la conciliation au détriment de la protection des victimes de la violence domestique. L’article 153 du Code pénal koweïtien dispose qu’un homme qui trouve sa mère, sa femme, sa sœur ou sa fille en train de commettre l’adultère et la tue n’est puni que d’une simple amende et d’une peine de prison ne dépassant pas les trois ans, selon le rapport de Human Rights Watch cité plus haut, chapitre Koweït.
Pour Oman, l’avocate et journaliste Maimouna Bint Said Al-Sulaimani précise à Orient XXI qu’en cas de violences, la femme dispose de plusieurs lois pour demander justice : le Code pénal, l’ancien comme le nouveau, la loi sur le statut personnel, la loi portant ratification de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes, la loi relative à la création de la Commission omanaise pour les droits de l’homme, la loi contre la traite des êtres humains, la loi relative à la criminalité informatique ainsi que le règlement de 2014 relatif à l’organisation de Dar Al-Wefaq (la Maison de l’entente) pour la protection familiale.
« Tous les moyens de dénonciation sont disponibles pour la femme en vertu des cinq lois précitées. Il existe pour cela des hotlines qui fonctionnent à toute heure. Le recours à la justice est possible à tous les niveaux et selon la spécialisation dans le traitement de ces affaires », ajoute-t-elle en faisant référence à l’existence de Dar Al-Wefaq, relevant du ministère du développement social omanais, structure ouverte à toute personne en quête de protection.
Il n’existe pas à Oman de loi sur les violences domestiques et le viol conjugal, les poursuites ne peuvent être engagées dans ces cas que sur la base d’accusations plus générales de violence. Le Code pénal omanais exclut explicitement l’idée qu’il puisse exister un viol conjugal et ne criminalise pas le harcèlement sexuel, constate Human Rights Watch (chapitre Oman).
Au Qatar, le viol conjugal et les violences domestiques ne sont pas considérés comme des crimes, à l’encontre même de l’article 57 de la loi n ° 22 de 2006 relative à la famille et au statut personnel qui interdit aux maris de commettre des abus physiques ou psychologiques contre leurs épouses ainsi qu’aux dispositions générales sur les voies de fait, comme le relève Human Rights Watch (chapitre Qatar).
Le regard de la société
Selon Hayat Al-Moussaoui, présidente de la commission nationale contre la violence domestique au Bahreïn, la violence la plus répandue subie par les femmes est d’ordre moral, car elle n’est pas visible et se déroule à la maison, au travail et dans la société. À cela s’ajoute une violence économique, comme la privation de la femme de son salaire ou de son travail ; ou bien encore le fait de lui imposer la prise en charge des dépenses domestiques. Il y a également la violence politique qui empêche les femmes de participer aux élections ou le fait qu’elles soient obligées de voter pour ceux qui ont été choisis par les maris.
En dépit de l’adoption d’une loi sur la protection contre la violence familiale, son application est entravée par l’absence de procédure. Tout se base ainsi sur le bon vouloir du juge. Il est en de même des dispositions de la loi sur la famille. Le courant chiite Al-Jafari continue ainsi d’appliquer les règles qui avaient cours avant l’adoption de la loi.
Maître Ismaïl le confirme,
En l’absence de sanctions applicables contre l’auteur des violences, dans la loi sur la protection contre les violences domestiques, le tribunal applique celles qui sont prévues dans le Code pénal. Celui-ci prévoit des circonstances atténuantes et des cas que le juge interprète à partir des éléments de l’affaire, comme la jeunesse de l’accusé (entre 15 et 18 ans), ou bien le fait que le crime ait été commis pour des raisons et des motivations présumées honorables, ou en raison d’une provocation jugée grave émanant de la victime (article 70 du Code pénal). Et si un élément dans l’affaire criminelle est de nature, selon le juge, à inciter à la clémence, il devient obligatoire de réduire la peine (article 72 du Code pénal). La peine peut être réduite malgré la tentative d’homicide contre la victime. Il n’y a ainsi aucune peine pour celui qui a finalement renoncé à achever le crime entamé, sauf si son comportement a entraîné un autre crime pour lequel il sera puni. […] On peut dire qu’au regard de ces dispositions du Code pénal, il n’est pas anormal de voir l’auteur d’une tentative d’assassinat écoper d’une peine atténuée. Le juge peut tirer argument du contexte dans lequel a eu lieu l’acte de violence pour prononcer une peine clémente.
Al-Chamri du Koweït estime pour sa part que
Pour saisir la justice, il faut que la plainte déposée au commissariat de police devienne une affaire, ce qui n’arrive que rarement. Souvent, la solidarité mâle des policiers l’emporte, et ils sont enclins à trouver des justifications à l’auteur des violences. Et à tenter de dissuader la femme de déposer sa plainte en lui faisant ressortir son impact négatif sur sa réputation et sur le regard que la société va porter sur elle. Dans le cas de l’épouse, les rapports de la médecine légale peuvent être pris en compte pour prononcer le divorce, mais en cas de violences infligées par un homme à sa sœur ou à sa fille, la seule dissuasion consiste à lui faire signer un engagement de ne plus y recourir.
Le regard de la société pèse également. En saisissant le juge, la femme réduit ses chances de se marier, les prétendants éventuels craignant sa témérité et sa force et pourraient voir en elle une « fille de commissariats ». « Les parents ne prennent que très rarement le parti de la fille et refusent d’admettre les fautes de l’homme, même quand il va très loin dans la violence. »
Contre le machisme, faire valoir ses droits
La situation s’est quelque peu améliorée ces dernières années, sauf pour certains cas dont les affaires restent pendantes devant les tribunaux, soutient Hayat Al-Moussaoui. Cela tient au fait que nombreuses parties s’intéressent à la question, comme le Conseil supérieur de la femme, les centres d’aide aux cas de violences domestiques, les associations de la société civile. En outre, la femme victime de violences ose désormais s’exprimer, elle ne se tait plus devant les torts subis et soumet son cas aux institutions concernées.
Pour Arafat Al-Majed, les cas de violence n’étaient pas documentés auparavant du fait de l’absence de lois et de règles. Ils sont désormais visibles, à la suite de la mise en œuvre des politiques familiales et des règlements qui obligent les hôpitaux à signaler les cas de violence. « Le taux de signalement est malheureusement élevé. Les dernières études publiées en 2013 indiquent qu’il n’est pas inférieur à 87 % ».
Pour Al-Majed, en prenant conscience de ses droits et du fait qu’elle n’est la propriété de personne, la femme peut se protéger elle-même de la violence.
Elle peut aussi avertir l’auteur des voies de fait qu’elle compte faire valoir ses droits légaux contre la violence en appelant sur la hotline du centre d’orientation familiale ou via les hôpitaux. C’est le fait de se résigner à subir les violences qui aggrave les choses, car beaucoup de femmes considèrent que cela fait partie de l’obéissance due à leur époux.
La féministe Al-Chamri relève que l’attitude à l’égard des violences faites aux femmes diffère d’une famille à l’autre.
Certaines familles persistent à entretenir le pouvoir du mâle dès l’enfance et répriment toute velléité d’indépendance chez une fille. À l’opposé, de nombreuses autres familles ne pardonnent pas la violence et la rejettent totalement. L’éducation, la classe sociale, la situation économique et le niveau de religiosité influent sur la notion de violence et son acceptation.
Malheureusement, nous avons encore beaucoup de chemin à faire en termes d’actions, de dialogues, de parler-vrai et de revendications pour réduire le pouvoir de l’homme et les justifications à ses agressions contre la femme au nom de la jalousie, de l’éducation et de la tutelle. Sans compter le silence de la femme et sa persistance à accepter de rester dans une relation malsaine, par crainte des qu’en-dira-t-on.
Me Hassan Ismaïl conclut quant à lui son propos en relevant que la société reste encore machiste :
La femme victime de violences craint de saisir la justice, en pensant préserver la famille et les enfants. Il est nécessaire d’inculquer une culture du recours à la justice face aux violences subies, qui apparaisse comme cruciale. Il est nécessaire aussi de connaître le nombre de cas signalés dans les commissariats de police, au parquet et dans les tribunaux depuis la promulgation de la loi afin d’évaluer à quel point la femme a désormais le sentiment d’être protégée par la loi.
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