Khawla Matar, bahreïnienne, docteur en sociologie, récemment nommée par le secrétaire général de l’ONU envoyée spéciale adjointe pour la Syrie estime pourque « de nombreux pays ont, ces dernières années, promu les femmes, notamment les pays du Golfe, sans doute pour répondre aux critiques dont ils faisaient l’objet dans ce domaine. Il s’agissait avant tout de redorer leur blason plutôt que d’autonomiser les femmes et de les faire réellement participer au processus de prise de décision. Quelques postes éminents ici et là ne peuvent être un critère de l’émancipation des femmes. » Elle a eu plusieurs postes de responsabilité à l’ONU après avoir quitté le Bahreïn. Ses dernières fonctions dans ce pays étaient celles de rédactrice en chef d’un journal indépendant, Al-Waqt (Le Temps) qui a dû s’arrêter faute de financement. La subvention du gouvernement lui a été en effet retirée, pour incompatibilité avec les orientations données par les autorités.
Des « coups » médiatiques
Pour Jafar Al-Chayeb, auteur et militant saoudien des droits humains, « l’accession de femmes à des postes de responsabilité s’inscrit tout naturellement dans l’évolution de ces pays. Elles retrouvent une place dont elles ont longtemps été privées, en raison de fortes réticences à les voir aux commandes des affaires publiques. Ce retournement de situation a été possible grâce aux progrès réalisés par les femmes dans de nombreux domaines, scientifiques, culturels et sociaux, et de manière générale à leur niveau d’éducation, beaucoup plus élevé. Il faut y ajouter les campagnes des militants des droits humains réclamant l’application des conventions internationales ». Un avis que ne partage pas Maimouna Al-Suleimani, avocate omanaise et membre de la commission omanaise des droits humains : « C’est depuis le début des années 1960, dit-elle, que les femmes des pays du Golfe ont pu accéder à des études supérieures dans les meilleures universités étrangères ». Et d’ajouter : « Même si la promotion des femmes à des postes clés reste inégale, on ne peut que s’en féliciter. » Elle évoque même un « âge d’or » pour qualifier la période actuelle en matière de libéralisation dans les pays du Golfe. Elle a elle-même été nommée membre de la commission des droits humains par un décret du sultan Qabous Ibn Saïd, avec deux autres collègues femmes, dans une assemblée qui compte quatorze membres.
Un souci d’image
Quant à la présidente de l’association bahreïnienne des journalistes, Ahdiya Ahmed, elle considère que « le niveau d’éducation et de culture des femmes du Golfe est remarquable et l’environnement se prête à leur promotion à des postes dirigeants ». Le sociologue bahreïnien Abdel Hadi Khalaf de l’université suédoise de Lund nuance : « Les gouvernements des pays du Golfe ont tardé à reconnaître l’importance d’une contribution féminine dans la conduite des affaires publiques, et à cesser de les considérer comme de simples moyens de promouvoir l’image du régime. Cette reconnaissance tardive s’est reflétée récemment dans le nombre croissant de femmes accédant à des postes de direction dans l’administration, les entreprises publiques et privées ». Khalaf précise que « cette prise de conscience est le résultat de plusieurs facteurs, parmi lesquels le nombre croissant de femmes hautement instruites, dotées de vraies compétences et qui font entendre leur voix, en réclamant des postes à leur mesure. Mais il y a aussi bien sûr le souci de l’image ».
La réforme lancée par le roi du Bahreïn Hamad Ben Issa Al-Khalifa quelques années après son accession au trône s’est notamment concrétisée par la nomination de deux ambassadrices, l’une aux États-Unis et l’autre au Royaume-Uni, postes réservés aux membres de la famille régnante depuis l’indépendance du Bahreïn en 1973. Mais une fois que la campagne de communication orchestrée par le pouvoir a eu valorisé ces nominations auprès des deux grands pays alliés, deux ambassadeurs hommes leur ont alors succédé, eux aussi membres de la famille royale.
On a pu assister à la même couverture médiatique intense lors de la nomination de la princesse Rima Bint Bandar comme ambassadrice de l’Arabie saoudite à Washington. Avec l’avènement du prince héritier Mohamed Ben Salman, quelques mesures sociétales en faveur des femmes ont été adoptées, tandis qu’étaient jetées en prison de nombreuses militantes féministes qui réclamaient la fin de la tutelle masculine et le droit de conduire.
Encore très peu d’élues
Al-Chayeb souligne pour sa part l’interaction entre société et puissance publique : « Il est évident qu’il y a un jeu d’influence réciproque entre le corps social et le pouvoir. Lorsqu’une décision est prise par le gouvernement, cela facilite de manière générale son acceptation par la société qui finit par s’y adapter. Il y avait pas mal de polémiques et de résistances au début dans les sociétés du Golfe autour de la participation des femmes à la vie publique. Mais lorsque la question a été tranchée par des nominations officielles de femmes à des postes dirigeants, la société a fini par réagir favorablement. »
Matar reste sceptique : « Je ne pense pas que ce soit là un vrai critère de l’acceptation par la société de la capacité des femmes à occuper des postes clés ou même à peser au Parlement et autres assemblées élues. » Elle ajoute que « les urnes ne sont pas ici le signe d’une vraie démocratie. Il faut reconnaître que les femmes n’ont pas encore réussi à s’imposer dans une société demeurée machiste dans ses moindres détails, et les élections sont loin d’être transparentes, c’est même flagrant ». Les femmes bahreïniennes et koweïtiennes sont les seules à pouvoir voter et se présenter aux élections. Les femmes en Oman peuvent participer aux élections du Majlis ach choura (Conseil consultatif). Quant aux autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ils ont recours aux nominations au sein des assemblées législatives ou consultatives, qui interviennent plus ou moins dans la gestion des affaires publiques.
Al-Suleimani exprime ses réserves pour d’autres raisons : « Je ne pense pas que les candidates aux élections aient pris la mesure des enjeux. Malgré une conjoncture plus propice que jamais, elles ne font pas preuve du sérieux nécessaire dans la conduite des campagnes, où que ce soit. Elles manquent de professionnalisme, et comptent parfois sur l’État-providence pour les aider à toucher les électeurs ». Une opinion que ne partage pas Ahdiyya Ahmad, qui affirme que « les femmes sont parvenues à convaincre de leur compétence, ce qui montre que la société a pris conscience de leurs capacités. L’expérience du Koweït est ancienne, et s’est révélée concluante, notamment au Parlement. Elle a inspiré les femmes du Bahreïn qui ont réussi à se faire élire et à user de ce pouvoir législatif pour faire avancer les choses. » Elle note même « une transformation profonde de la société. Les femmes n’acceptent plus l’influence des hommes sur leur vote. Aujourd’hui, nous exerçons toutes librement nos choix ». Et précise que de nombreux hommes ont voté pour elle.
Le nombre des femmes élues est cependant encore très faible par rapport à celui des hommes : six femmes au Bahreïn pour quarante sièges au Parlement en 2018, grâce notamment à l’appui du Conseil supérieur de la femme ; l’une d’entre elles a pu obtenir la présidence de l’Assemblée. Au Koweït, il n’y avait qu’une seule femme en lice lors des dernières élections. Pourtant Al-Chayeb considère que « même si le phénomène est encore marginal, le signal est positif quant à son acceptation par la société. Il s’agit maintenant de créer l’environnement propice à une percée significative par une discrimination positive, afin qu’un plus grand nombre de femmes puissent bâtir un programme et mener campagne ».
Encore mineures dans beaucoup de domaines
Le professeur Khalaf considère que « l’on ne peut sous-estimer le fait que ces nominations ont brisé un tabou, et qu’elles vont relever le niveau d’espérance chez les femmes. Même si elles étaient motivées par un souci d’image, nul ne peut contester la valeur et la compétence des femmes choisies, qui n’avaient rien à envier à leurs prédécesseurs ». Il est vrai qu’une femme politique, universitaire, occupe depuis 2015 le poste de présidente du Conseil national fédéral des Émirats arabes unis. Pour le sociologue, « sa compétence académique est établie et son expérience politique de plus de dix ans reconnue. Avec de tels atouts, elle dépasse de loin ses six prédécesseurs depuis la création du Conseil. »
En 2018 c’est la Bahreïnienne Fawzia Zeinal, femme de médias, qui a remporté la présidence du Parlement au Bahreïn. Et pour cet opposant, « Zeinal est tout aussi qualifiée sinon plus que ses deux prédécesseurs masculins. Si eux-mêmes avaient obtenu le poste grâce au soutien du pouvoir, Zeinal y ajoute à son tour l’appui du Conseil supérieur de la femme, présidé par l’épouse du roi. »
Et pourtant, pas plus que ses cinq autres collègues féminines, Zeinal ne peut accomplir elle-même les formalités nécessaires à l’obtention d’un passeport ou d’une carte d’identité pour ses fils sans la présence de leur père ou de leur grand-père, conformément à la loi bahreïnienne. Et pas plus que ses consœurs des autres pays du Golfe elle ne peut, si elle est mariée à un étranger, transmettre sa nationalité à ses enfants.
Khawla Matar insiste sur « la capacité des pouvoirs à peser pour faire accéder une femme à un poste dirigeant ou à une assemblée. Malheureusement, le choix ne se porte pas toujours sur les plus compétentes. Parfois même il s’agit d’un rôle taillé sur mesure, même si les heureuses élues ne sont pas conscientes d’être instrumentalisées pour servir des desseins politiques. » Al-Chayeb considère pour sa part que les principaux handicaps dans l’accession des femmes aux assemblées élues consistent dans la nouveauté des défis et le manque d’expérience. Un plan de formation adapté semble dès lors indispensable pour préparer les candidates à cette épreuve.
Aux Nations unies, un machisme dominant
L’avocate Al-Suleimani estime que « ce qui manque encore aux femmes pour occuper les plus hautes fonctions de l’État, c’est d’une part une solide confiance en soi et de l’autre une volonté politique affirmée des autorités, concrétisée par des législations qui imposeraient la diversité dans tous les secteurs. » « Quant au secteur privé, ajoute-t-elle, la situation est très décevante. Il faudrait que les autorités imposent un plan d’habilitation rigoureux, articulé selon un calendrier précis en vue de favoriser une diversité de genre dans les conseils d’administration des entreprises, jusqu’au sein des comités exécutifs. »
Khawla Matar estime pour sa part que les nominations dans les grandes institutions — y compris aux Nations unies — pâtissent de vieilles habitudes culturelles qui traduisent une domination masculine, tout particulièrement des fonctionnaires des pays industrialisés. C’est un vrai problème. « Quelle que soit leur nationalité, ajoute-t-elle, les femmes qui sont à des postes élevés dans la hiérarchie des Nations unies souffrent toutes de cette domination ». Et dans une allusion à peine voilée au manque de soutien de la part de son pays, elle poursuit : « Lorsqu’on est soutenu par le gouvernement de son pays, que l’on soit homme ou femme, on peut entreprendre beaucoup de choses et tenir tête à la bureaucratie. Mais ceux qui n’ont pas ce soutien doivent relever de nombreux défis. »
« Le chemin est encore long », estime le sociologue Khalaf ; « les entraves structurelles qui s’opposent à cette participation ou qui diminuent ses chances sont toujours là ». Khalaf recommande d’imposer un quota de femmes pour tous les postes clés dans les administrations gouvernementales et institutions publiques pendant un certain temps afin de corriger cette tendance.
« Les obstacles qui freinent la participation des femmes aux affaires publiques relèvent pour certains des us et coutumes, et pour d’autres des législations iniques pour la femme. Une action réfléchie, résolue est indispensable pour qu’enfin la participation des femmes aux affaires dans ces sociétés soit effective », conclut le militant saoudien Jafar Al-Chayeb.
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