Autrefois centre du commerce mondial des épices, le district indien de Malappuram dans l’État du Kerala, niché entre les forêts des monts Nilgiri à l’est et la côte luxuriante de la mer d’Arabie à l’ouest s’est mué en arrière-cour des États arabes du golfe Persique. Les devises envoyées à leurs familles par les travailleurs partis à l’étranger sont une source de revenus pour un tiers des ménages de Malappuram. L’argent de la migration Inde-Golfe, vital pour financer dépenses quotidiennes, frais de scolarité, appareils électroniques et biens immobiliers, est menacé depuis le début de la pandémie de la Covid-19.
« Je travaillais à Dubaï pour une entreprise de construction, mais j’ai été licencié », raconte avec regret Vipin, l’un des 1 230 000 pravasikal (migrant dans la langue locale, le malayalam) de retour au Kerala depuis mai 2020. « Je vis actuellement sur mes économies, mais je n’aurai bientôt plus d’argent. Dans notre village, beaucoup de gens sont déjà rentrés du Golfe, mais il n’y a pas d’opportunités d’emploi ici », confiait-il à cette époque. Un an plus tard, il survit avec sa femme et sa fille de deux ans grâce à de petits boulots précaires, dans l’attente de pouvoir repartir vers l’eldorado que représentent les économies du Golfe.
Le taux de chômage au Kerala, déjà supérieur à la moyenne nationale avant la pandémie, s’est envolé durant les premiers mois de la crise sanitaire, passant de 9 % en décembre 2019 à 26 % en mai 2020. « Ma famille est à l’abri de la Covid, mais la situation empire autour de moi », ajoute-t-il alors que l’Inde enregistre des centaines de milliers de contaminations et plus de 4 000 décès par jour avec une terrible deuxième vague depuis mi-avril 2021.
Pour les pravasikal les plus âgés, le retour au pays durant la pandémie de la Covid-19 revient à laisser derrière eux une vie de labeur et le bénéfice de salaires exonérés d’impôt sur le revenu pour de vieux jours sans filet de sécurité sociale. En effet, les économies du Golfe sont construites sur un modèle de migration qui offre à une main d’œuvre étrangère abondante une existence à durée déterminée en contrepartie de salaires plus élevés que dans leur pays d’origine. Exclus des systèmes publics de retraite réservés aux seuls citoyens golfiens, les travailleurs étrangers doivent économiser pour leur vie post-migratoire ou compter sur le soutien financier de la génération suivante. Une approche similaire aux pratiques dans leur pays d’origine où, en l’absence d’État-providence, le financement des retraites repose en grande partie sur la solidité des structures familiales et du tissu social.
Préférence nationale
Le ministre principal du Kerala, Pinarayi Vijayan, indique que l’État est « vraiment redevable » aux pravasikal de leur contribution au développement local. Selon une étude de la Banque mondiale, une augmentation de 10 % de la part dans le PIB des envois d’argent des travailleurs à leurs familles entraîne « une baisse de 1,6 % de la proportion de personnes vivant dans la pauvreté ». Mais certains accusent les migrants d’avoir propagé la Covid-19 lorsqu’ils sont rentrés au pays. D’autres s’interrogent sur le côté éphémère des modèles de migration offerts par les États du Golfe aux travailleurs étrangers. L’accès à la citoyenneté ou à un permis de résidence permanent est un privilège réservé à quelques rarissimes individus. Les Émirats arabes unis ont annoncé en janvier 2021 qu’ils ouvraient les portes de la citoyenneté émiratie à des investisseurs étrangers, des talents spécialisés, médecins, ingénieurs et artistes désignés par des membres de la famille royale ou des officiels émiriens.
De plus, les programmes de nationalisation de la main-d’œuvre se multiplient dans les pays du Golfe pour donner la priorité aux nationaux. Si Dubaï, habité par seulement 270 000 Émiratis, envisage d’accroître sa population de 76 % dans les 20 prochaines années et d’attirer des compétences du monde entier, les voisins saoudiens et omanais doivent composer avec le fléau du chômage. Les migrations inversées durant la pandémie sont l’illustration d’un phénomène de plus long terme à l’heure où le boom des énergies renouvelables laisse les économies pétrolières et gazières du Golfe tâtonner dans un monde où la suprématie du pétrole s’essouffle.
Selon le Centre national de la statistique et de l’information d’Oman, le nombre de travailleurs étrangers dans le pays a chuté de 14 % entre le début de la pandémie et janvier 2021. En Arabie saoudite, près de 13 % des citoyens sont au chômage, et réduire la dépendance à la main-d’œuvre étrangère est un cheval de bataille du prince héritier Mohamed Ben Salman. Une préférence nationale assumée qui se traduit dans le cas du Koweït par un discours anti-migrant aux relents racistes, accusant l’étranger de tous les maux de l’Émirat.
Conscients que le futur du Golfe est suspendu à la capacité de ces pétro- et gazo-États de réadapter leurs modèles économiques et sociaux, les pays asiatiques et africains exportateurs de main d’œuvre tentent de développer de nouvelles routes de migration plus qualifiées vers les pays occidentaux, mais aussi de renforcer leurs tissus économiques locaux. Une volonté qui requiert un changement radical d’approche, tant la migration s’est érigée en symbole de réussite, privant les économies locales de la créativité et du dynamisme économique de sa jeunesse. « Si je migre, cela renforce les pays du Golfe, mais pas l’Inde. Nous ferions mieux de penser différemment », affirmait Afeefa Rasheed, une étudiante indienne de 21 ans interviewée par Orient XXI en 2019. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), les ouvriers indiens peu qualifiés travaillant en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis gagnent entre 1,5 à 3 fois plus que les salaires offerts par les employeurs indiens.
« C’est comme si nous avions gagné la guerre »
À la différence de Vipin au Kerala, d’autres n’ont pas été licenciés au sens premier du terme. Mais ils se trouvaient du mauvais côté de la frontière lorsque l’Arabie saoudite a décidé mi-mars 2020 de fermer ses frontières. Ils ont été dans l’incapacité de rejoindre leur lieu de travail à la suite de la suspension des vols. Et nombreux de ces naufragés de la pandémie ont perdu leur emploi, restant bloqués dans leur pays d’origine. Seuls les plus fortunés ont été en mesure de revenir en Arabie saoudite, finançant un voyage avec une escale de 7 à 14 jours, à Dubaï et aux Maldives par exemple, où les liaisons aériennes avec le Royaume avaient repris. Le compte Twitter Bring Back Saudi Residents vise à attirer l’attention des autorités saoudiennes. « Les vols entre l’Inde et l’Arabie saoudite n’ont toujours pas repris. Cela fait plus d’un an maintenant et pour ceux qui sont toujours coincés en Inde, sans emploi, sans salaire, la situation est terrible », commente la personne à l’origine du compte Twitter qui ne souhaite pas être nommée, car vivant en Arabie saoudite. « Certains se sont rendus à l’évidence et ont demandé à leurs proches ou à leurs collègues de mettre un terme à leurs contrats de location et de vendre leur voiture en Arabie saoudite », ajoute cette personne.
Ces retours au pays imposés laissent celles et ceux qui avaient misé sur la migration vers le Golfe pour grimper l’échelle sociale face au défi de choisir entre recommencer à zéro un processus migratoire — et donc payer les frais liés au processus de recrutement une seconde fois — ou bien tenter leur chance dans leurs pays d’origine. Originaire de Itahari, une ville d’environ 140 000 habitants dans le sud-est du Népal, Praveen, âgé de 27 ans, quitte le domicile familial en janvier 2019 pour partir travailler à Dubaï dans l’espoir de venir à bout des dettes du foyer. En violation des lois de la nation himalayenne, l’agent de migration chargé d’organiser son départ réclame 700 euros de « frais de recrutement ».
Le jeune homme accepte et atterrit quelques semaines plus tard à Dubaï où il supervise le transfert des passagers en fauteuil roulant à l’aéroport international. Un an après son arrivée, l’émergence de la Covid-19 cloue au sol les avions de la compagnie Emirates, provoquant une mise à l’arrêt temporaire du premier hub aéroportuaire mondial où se sont croisés 86 millions de passagers en 2019. « Lorsque la pandémie a commencé, la société a cessé de nous payer. Avec 200 collègues népalais, nous avons fait une sorte de révolution devant l’administration, mais ils nous ont dit de retourner dans notre chambre, dormir et manger les repas qui nous étaient distribués. C’était une situation difficile. Je suis le pilier de la famille avec mon emploi. Mon père de 84 ans et ma mère de 71 ans dépendent de l’argent que j’envoie », raconte-t-il.
En proie à des doutes sur l’avenir de sa profession et privé de son salaire mensuel de 250 euros (en violation des lois des Émirats arabes unis), Praveen démissionne et retourne au pays. Après 20 mois à Dubaï, il doit financer à crédit le trajet de 360 kilomètres pour rallier Katmandou à sa ville natale. « Quand je suis enfin arrivé, j’étais si heureux. C’est comme si nous avions gagné la guerre et que nous célébrions la victoire », confie-t-il. Déçu par son expérience migratoire, il décide alors de prendre son destin en main.
Après plusieurs mois d’un travail temporaire au Népal pour financer une modeste cérémonie de mariage avec l’amour de sa vie (« j’ai minimisé les coûts autant que possible », précise-t-il), Praveen tente aujourd’hui de réunir les fonds nécessaires pour lancer une agence de placement. Sa future entreprise aura pour mission d’aider les habitants de la région à saisir des opportunités d’emplois locaux plutôt que de choisir la migration comme échappatoire. Ils ne sont que 60 000 Népalais à avoir déjà repris la route de la migration après que le pays a rouvert ses frontières en juillet 2020, sur les plus de 240 000 rentrés au pays durant la pandémie. « Je prie pour que ma future entreprise soit prospère ».
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