Nous sommes en février 2014. Un rassemblement de femmes entoure chaque jour la bretelle de l’autoroute de Rabat. Sur leur banderole, la photo du roi et une revendication : « Les habitants du Douar Ouled Dlim, serviteurs de la monarchie, au titre foncier numéro R22747, demandent l’arbitrage royal contre le prédateur immobilier Société d’aménagement Ryad qui a mis à la rue les ayants droit du douar et les obligent aujourd’hui à vivre dans des campements de fortune. »
Ces femmes — et leurs maris qui restent à l’arrière, espérant que la répression sera moins féroce envers elles — racontent le calvaire de leurs expulsions. Le 6 février 2014, les forces de l’ordre interviennent au petit matin. Équipés de pelleteuses, de matraques et de fourgonnettes, ils embarquent tous ceux qui ne les laissent pas détruire les biens de la tribu : maisons, arbres fruitiers, écuries, pépinières, échoppes de légumes. Pour les habitants du douar Ouled Dlim, situé à Guich Loudaya à Rabat, c’est une agression et une violence analogue à celles que connaissent quotidiennement les Palestiniens du fait de la colonisation israélienne. Comme souvent, les laissés-pour-compte du « processus démocratique » annoncé publiquement par le Maroc en 2011 jettent leurs cartes d’identité en répétant qu’ils sont des Marocains sans patrie, qu’il vaudrait mieux les jeter à la mer, car ils n’ont plus où aller.
Un îlot convoité au cœur de Rabat
Plus de 36 logements sont détruits, laissant les habitants du douar Ouled Dlim sans toit. Depuis ce jour, ils vivent dans des campements de fortune, faits de bâches en plastique maintenues par quelques morceaux de bois et de fer ramassés ici ou là. Les forces de l’ordre ont cerné leurs terres, désormais propriété de la Société d’aménagement Ryad, de tôles. Enfermés dans une prison à ciel ouvert, ils sont surveillés par les chiens d’une société de sécurité embauchée pour empêcher toute reconstruction. Parallèlement, en mars, les forces de l’ordre sont intervenues au douar Drabka, également situé à Guich Loudaya, pour détruire des pépinières et des échoppes où se vendaient les légumes et les fruits issus de leurs jardins.
Les terres collectives agricoles de la tribu guich1 qui vit là depuis plusieurs générations sont situées en plein quartier résidentiel. Elles ont été « octroyées » à cette ancienne tribu guerrière par le sultan Moulay Abderrahmane en 1838 en rétribution de leurs services. Depuis son installation, la tribu, à l’origine nomade, a opté pour l’agriculture vivrière. Mais du fait de l’expansion de Rabat, ces terres constituent à présent un énorme enjeu foncier convoité par les promoteurs immobiliers et les aménageurs urbains. L’accaparement se fait par l’intermédiaire du ministère de l’intérieur qui, sous couvert d’un besoin de foncier pour l’urbanisation, les revend à des prix dérisoires aux promoteurs. D’après les habitants, ces opérations sont menées en violation d’un dahir (décret royal) du 19 janvier 1946, édicté par Mohamed V dans le souci de protéger les intérêts d’une tribu alors puissante. Le roi aurait retiré au ministère de l’intérieur la tutelle de ces terres et accordé leur propriété pleine et entière à la collectivité de la tribu Guich. Bien qu’introuvable, ce dahir est cité dans plusieurs jugements de la cour d’appel.
Devenus des occupants illégaux, les habitants du douar Ouled Dlim sont menacés quotidiennement d’expulsion. Déconcertés, ils menacent de s’immoler, affirment être prêts à mourir pour défendre leurs terres : « Notre terre, c’est notre identité », disent-ils.
Au nom du « développement durable »
Paradoxalement, la municipalité de Rabat se targue d’agrandir sa « ceinture verte » au nom du développement durable. C’est donc en démantelant le dernier bastion d’agriculture paysanne de la ville que la municipalité fait du « développement durable », sous la forme d’espaces verts sans aucun ancrage social, réservés aux classes privilégiées qui bénéficieront d’une promenade pour leurs chiens et d’un parcours de jogging en milieu naturel.
L’histoire bientôt effacée de la tribu Guich symbolise dans toute sa puissance la force destructrice d’une urbanisation qui façonne des villes sans aucun souci de gestion collective de l’espace. Ainsi, avec la bénédiction du ministère de l’intérieur et sous couvert de lutte contre les bidonvilles, la privatisation des terres collectives laisse-t-elle chaque jour plus de Marocains sans terre et sans logements.
Chaque jour des « bidonvillois » voient leurs baraquements détruits. Chaque matin, des milliers de familles se réveillent dans la peur d’être expulsées. La lutte contre l’informel, les bidonvilles, le logement insalubre..., toutes ces politiques publiques ainsi dénommées ont des conséquences concrètes et immédiates pour ceux qui en deviennent les victimes. Loin des protocoles d’accords qui font l’éloge du participatif, les formes d’habitat qui ne rentrent pas dans le marché immobilier « classique » sont détruits par la force, les hommes emprisonnés, les femmes et les enfants tabassés.
Expulsés sans recours ni solutions de relogement
À Casablanca, tout le monde se souvient de l’image poignante d’un habitant du bidonville des Carrières centrales, prêt à s’immoler lors de la destruction forcée, en juin 2014, de son quartier — l’un des plus anciens de Casablanca, l’un des plus insalubres. Et en même temps des plus symboliques, puisque de nombreux héros de la lutte d’indépendance y ont vécu. « Est-ce ainsi que le Maroc traite ses résistants ? », interrogeait une femme devant les décombres de sa maison. Sur des vidéos, on peut voir une expulsée du douar Krimat à Casablanca, détruit en décembre 2013. Elle vit aujourd’hui à la rue, dans un campement de fortune avec ses cinq enfants sous une bannière : « Qui n’a pas de logement n’a pas de patrie, mon numéro de carte d’identité est BH… ».
Les invités du Forum mondial des droits de l’homme savaient-ils que lorsqu’on parle de « villes sans bidonvilles » au Maroc, cela rime avec destructions forcées, répression et emprisonnement, enfants traumatisés et déscolarisés ? Face à la spéculation foncière, les droits les plus élémentaires sont bafoués, et bien évidemment en premier lieu le droit au logement lui-même.
Après une année passée à écouter les « expulsés », il me paraît évident que cette urbanisation forcenée n’est conciliable ni avec les droits humains, ni avec la démocratie. La terre, devenue un enjeu foncier, appartient au marché immobilier qui ne poursuit qu’un seul objectif : le profit. L’urbanisation répond ainsi au besoin de « rattraper la modernité », en réalité à des standards internationaux. Et le coût de cette modernisation est la destruction de la pluralité des formes d’occupation et de gestion de l’espace. Ainsi, lorsque l’on évoque les bidonvilles au Maroc, on les nie comme forme urbaine, ils sont rejetés au rang de réminiscence d’une ruralité intolérable en ville. Ils sont « sales », font tache ; leurs habitants sont souvent décrits comme des « microbes ». L’habitat informel, dans bon nombre de discours, est dénoncé comme « le cancer des villes marocaines ». Conséquences de ce discours éradicateur, on ne parle plus de « restructuration », mais de « recasement » des populations. C’est ainsi que l’on justifie la destruction forcée, que l’on justifie la répression, et c’est ainsi des Marocains se découvrent « sans patrie ».
Une « politique de colons »
Les « sans-ville » symbolisent l’échec de la démocratie, réduite à une multiplicité de partis politiques et d’associations sans réel pouvoir. Un pluralisme effectif doit reconnaître l’égale légitimité et dignité de formes d’existences plurielles. Or, au Maroc, non seulement on est loin d’un droit à la ville pour tous, mais on est en train de détruire le visage des villes au nom de l’urbain. La norme — élaborée en haut lieu — homogénéise par la violence les modes de vie. Par là même, elle rend invisibles et stigmatise des modes d’existence propres à certains espaces. Ce mécanisme d’exclusion a laissé sur le banc de touche des milliers de Marocains qui, pour reprendre les termes d’un habitant du douar Ouled Dlim, se sentent « violés », « colonisés », bref, sans droit d’exister. Ce mode de fabrication de l’urbain n’est pas sans rappeler en effet les politiques coloniales qui ont, pour asseoir leurs légitimité, accaparé des terres grâce à un arsenal juridique taillé sur mesure. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, bien souvent, dans les paroles recueillies, les habitants disent que l’État pratique contre eux une politique de colons. En façonnant une nouvelle forme d’urbanité, le système colonial prolongé aujourd’hui par les politiques nationales a créé ses indésirables : les Marocains non « modernes », ceux dont l’existence ne correspond pas aux schémas occidentaux.
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1NDLR. « Les tribus guich, littéralement les tribus « soldats », sont des groupes privilégiés, établis par les sultans à la limite du pays soumis et des régions dissidentes. Moyennant un état de mobilisation permanente, en général à but défensif, mais parfois aussi offensif, la tribu recevait la concession d’un territoire agricole divisé sur le plan de l’organisation militaire en régiments, companies et sections.
Ce système fut inventé au XVIe siècle par les sultans de la dynastie saadienne qui font appel à des tribus arabes, Maakile, Ouled Jerar, Ouled Metaa ; Et qu’elles furent organisées en tribus “guich” ou “makhzen”.
Au XVIIe siècle, le sultan alaouite Moulay Ismaël conserva l’institution du guich en lui donnant une grande extension. » in tribusdumaroc.free.fr