Regards arabes croisés, dix ans après

Histoire absurde, absolu avenir

Dix ans après la chute de Hosni Moubarak en Égypte, comment penser l’héritage du « printemps arabe » dans un pays gouverné d’une main de fer par Abdel Fattah Al-Sissi ? Pour Sarah Rifky, il faut aller le rechercher dans les « futurs passés » de la révolution, c’est-à-dire dans les idées qui l’ont précédée et suivie, dans la façon dont elle a été rêvée et conçue.

Le Caire, 8 juillet 2011. En marche vers la place Tahrir où commence un sit-in pour la poursuite de la révolution

Le soir de l’abdication de Hosni Moubarak, en février 2011, j’ai compris que mon impression de liberté absolue coïncidait avec la sensation d’être prise au piège dans la foule. Ce sentiment ambivalent m’a permis de penser la révolution non comme un fait acquis, mais comme un concept en constante évolution, à la fois dans le temps historique et dans celui que nous imaginons et vivons.

En réponse aux exigences de notre présent politique, je veux que nous réfléchissions à l’importance de retrouver des « futurs passés » ou d’anciens futurs1. Le motif de cette question apparaît dans les travaux de nombreux écrivains, historiens, anthropologues, dont Achille Mbembe, Gary Wilder et David Scott, entre autres. Dans son livre Freedom Time : Negritude, Decolonization, and the Future of the World (Duke University Press, 2015), Wilder déclare :

Je ne m’intéresse pas en premier lieu aux futurs dont les promesses se sont évanouies après une mise en œuvre imparfaite, ni à ceux qui correspondaient à un monde ou à des espoirs qui n’existent plus, mais plutôt à des futurs qui ont été autrefois imaginés mais qui n’ont jamais vu le jour, des alternatives qui auraient pu être et dont le potentiel émancipateur non réalisé peut maintenant être reconnu et réveillé comme un héritage durable et vital.

La capacité d’action

Il y a un intérêt crucial à redécouvrir ces futurs imaginés qui n’ont jamais existé. Plus on s’éloigne du début du soulèvement dans le monde arabe, plus je réfléchis à la manière dont nous établissons un lien avec le passé et dont cela façonne l’avenir. Arrêtons-nous brièvement sur une idée clé de Hannah Arendt, philosophe politique et penseuse humaniste parmi les plus influents du XXe siècle : la natalité. La natalité représente pour elle la capacité d’action, et est distincte de l’idée de naissance en soi. En tant que condition, elle est l’acte radical de venir au monde parmi des personnes, des étrangers qui continuent à configurer le monde au-delà de notre propre connaissance et intention.

Si la capacité d’action au sens politique émerge de cette condition de la natalité, elle n’est pas toujours manifeste. Sa plus grande réalisation en politique est la révolution. Cependant, elle émerge aussi à des niveaux moins performants que la révolution et moins théâtralisés politiquement que l’État-nation. En cas d’absence ou d’échec de l’un comme de l’autre, nous conservons la capacité d’agir au niveau de la communauté, du quartier et des organisations.

Un présent sans avenir

La théorie politique d’Arendt est influencée par sa pensée sur l’amour, à travers les écrits de Saint Augustin. Elle a consacré sa thèse à son œuvre en 1929. Elle ne s’intéresse pas à Saint Augustin sur le plan historique ; elle crée un espace intellectuel qui peut contenir les idées disparates et les contradictions d’un penseur pris entre deux époques. La lecture du théologien chrétien par Arendt nous permet de comprendre les différentes conceptions de l’amour. L’amour humain est pour lui une expérience fugace de l’amour éternel du divin. Tout amour est lié aux fonctions du temps, de la mémoire et de l’histoire. Si l’amour humain (cupiditas) est éphémère, passionnel et tourné vers l’avenir, l’amour divin est un « présent sans avenir », un présent atemporel (nunc stans). Ce présent atemporel n’est pas complètement délié de notre expérience humaine puisque nous l’observons à travers le souvenir, qui rappelle le passé. Le temps humain s’arrête pour nous dans la mémoire, et c’est cette mémoire qui est la source de nos désirs puisqu’elle transforme le passé en possibilité future. Pour Arendt, et pour nous peut-être, « l’avenir absolu se révèle être le passé ultime ».

Dans Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (voir note), Reinhart Koselleck établit un lien entre un passé chronologique et un présent vécu qui était autrefois un futur anticipé, et les attentes du futur, de sorte que tout présent est en même temps un futur antérieur. Koselleck était l’un des lecteurs d’Arendt et de ses jeunes contemporains qui est devenu un théoricien clé de l’histoire au cours de la seconde moitié du XXe siècle en Allemagne. Il était surtout connu pour avoir conçu le domaine de « l’histoire conceptuelle » (Begiffsgeschichte) et démontré comment la chronologie et le temps vécu coïncident et divergent en même temps. Il considérait la chronologie comme une donnée (un point de départ fixe) par rapport à laquelle la temporalité peut être enregistrée, mais que cette conception de la temporalité est elle-même le résultat de la manière dont nous agençons les événements vécus.

Les futurs passés de la révolution

Cette compréhension de la temporalité se greffe sur les idées de Martin Heidegger, mentor, ami et amant d’Arendt, et sur son livre Être et Temps (1927), dans lequel les personnes sont considérées en fonction de leurs possibilités et de leur avenir, de sorte que le sujet de l’histoire n’est pas une simple facticité, mais des possibilités, « plus précisément des possibilités et des perspectives passées, des conceptions passées de l’avenir : des futurs passés ». Bien qu’Arendt et Koselleck n’aient jamais été directement en contact, ils ont tous deux abordé l’histoire à partir d’une même famille de pensée, en se concentrant sur un sens de la condition préalable, des histoires possibles et du politique. Ils ont tous deux souligné la nécessité de repenser l’histoire dans son ensemble et, en l’occurrence, l’ont tous deux décrite comme « absurde ».

En ces jours de commémoration, j’ai le sentiment que ce qui s’est passé en 2011 est beaucoup moins important et moins significatif que ce qui s’est passé après, pour le meilleur et pour le pire. Dans cette brève intervention qui nous invite à considérer les « futurs passés » comme ce qui se cache conceptuellement dans l’histoire et la révolution, je pense à la façon dont la révolution elle-même, en tant qu’idée, la façon dont nous la concevons et ce qu’elle implique, historiquement et intellectuellement, est sujette à changement.

1NDLR. D’après le titre d’un essai de Reinhart Koselleck intitulé Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par J. et M.-C. Hook, éditions de l’EHESS, 1990.

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