Ibn Taymiyya, mauvais génie des djihadistes ?

Dans la quête des fondements idéologiques de la « barbarie islamiste » contemporaine, Ibn Taymiyya, théologien sunnite mort à Damas en 1328, apparaît souvent comme un coupable désigné. Ses écrits constituent pour beaucoup la principale source employée par les djihadistes pour légitimer leurs opérations contre les « mécréants » et autres « croisés ». Cela fait-il de lui pour autant le précurseur de l’organisation de l’État islamique ?

Grande Mosquée des Omeyyades de Damas, où Ibn Taymiyya a enseigné à partir de 1285.
James Gordon, 2004.

Les limites d’une lecture « idéologisante » qui croit trouver dans des textes anciens les racines de phénomènes de violence politique contemporaine sont manifestes. Relations de domination, héritages historiques et coloniaux, répression, occupation militaire, expériences de torture, « bombardements alliés » et parcours individuels de radicalisation apparaissent en effet comme de bien meilleures variables explicatives des accès de violence qui, de Tunis à Alep en passant par Paris, secouent le monde en 2015.

Certes, ni les djihadistes eux-mêmes, persuadés qu’ils remplissent un commandement divin en versant le sang impie, ni la majorité de leurs adversaires, parfois islamophobes, n’acceptent de considérer la faiblesse explicative de l’idéologie et la nécessité d’une contextualisation de la violence. Il est pourtant vain d’expliquer la stratégie de l’organisation de l’État islamique (OEI) par le Coran ou Ibn Taymiyya. Plus encore, la désignation de ce dernier en tant que « mauvais génie » des djihadistes apparait discutable, tant son œuvre est complexe et plus nuancée que ce que veulent en retenir ses partisans…et critiques.

En prolongement d’autres recherches, les travaux académiques de Yahya Michot, professeur de théologie islamique belge travaillant aux États-Unis (Hartford Seminary), constituent un repère nécessaire pour appréhender l’œuvre de Taqi al-Din Ahmad Ibn Taymiyya. Celui-ci, désigné par le titre honorifique de « cheikh al-Islam », né en 1263, a eu une production imposante qui lui a assuré de son vivant une grande renommée mais l’a également mené en prison où il est mort1.

Mieux vaut une longue oppression qu’une nuit sans dirigeant

Les spécialistes du cheikh al-islam depuis Henri Laoust2 considèrent qu’Ibn Taymiyya est fréquemment mal lu et font de cet auteur prolixe, qui a publié des milliers de pages sous forme de livres et d’avis juridiques — de fatwas —, une référence possible pour contrer les extrémismes3 et développer une « éthique de la pondération »4.

Dans leur appel à la loyauté au pouvoir et leur critique de toute dissidence politique, des salafis quiétistes citent fréquemment un adage attribué à Ibn Taymiyya statuant que « soixante années de règne d’un dirigeant (imam) oppresseur sont préférables à une nuit sans imam ». Par là-même ils signalent leur rejet de la révolte et du désordre5. Comment expliquer ces interprétations divergentes ? Comment comprendre que l’héritage d’Ibn Taymiyya puisse à la fois être revendiqué par les réformistes musulmans les plus résolus, par des mouvements religieux quiétistes et par ceux qui prônent le recours à la violence armée la plus indiscriminée ?

La fortune djihadiste d’Ibn Taymiyya est liée en particulier à ses trois fatwas anti-mongoles. Ces textes courts écrits au fil des invasions mongoles successives de régions mamelouks autour de la Syrie contemporaine entre 1299 et 1318, abordent la question de l’attitude à apporter par les musulmans sunnites face aux occupations mongoles menées par des « hérétiques », certes convertis à l’islam mais influencés par le chiisme et d’autres religions, dont le bouddhisme. Dans la vulgate djihadiste contemporaine, ces fatwas servent à légitimer le combat contre ceux qui se prétendent musulmans mais sont en réalité des apostats qui n’appliquent pas la loi divine. Elles furent notamment au cœur de la légitimation de l’assassinat en 1981 du président Anouar Al-Sadate par le Jihad islamique égyptien puis furent mobilisées, dans le contexte algérien des années 1990, par les groupes armés avant d’être de nouveau valorisées par Al-Qaida et aujourd’hui, l’OEI.

Vivacité des controverses parmi les intellectuels musulmans

Dans ses nombreuses publications, Yahya Michot relève d’une part combien ces fatwas sont contrebalancées par des écrits d’Ibn Taymiyya autrement plus nuancés et bien plus nombreux. Il souligne d’autre part que les fatwas anti-mongoles sont elles-mêmes lues par les djihadistes en dehors de tout contexte historique. Une autre fatwa, dite de Mardin (ville dans l’actuelle Turquie) est décrite par les adversaires d’Ibn Taymiyya comme instituant deux catégories politiques dans le monde : celle du territoire de l’islam (dar al-islam) et celle du territoire de la guerre (dar al-harb). Elle propose en réalité d’établir une classification hybride qui délégitime clairement une approche globalisante et indiscriminée de l’inimitié avec les non-musulmans.

La politisation indue d’Ibn Taymiyya, tant par les djihadistes violents que par leurs adversaires n’est pas exempte de manipulation. En 2010, l’organisation par des religieux musulmans d’horizons différents d’une conférence dans la ville de Mardin, et la publication d’une déclaration, parfois rebaptisée « nouvelle fatwa de Mardin », a pu souligner combien Ibn Taymiyya restait un enjeu tant politique que religieux. Comme le démontre Michot dans un passionnant article, les participants tentaient certes de délégitimer les interprétations tronquées de l’œuvre d’Ibn Taymiyya, mais ils s’engageaient aussi dans une réécriture de sa pensée au bénéfice de pouvoirs autoritaires en mal de reconnaissance et cherchant à nier, avec le soutien de certains gouvernements occidentaux qui avaient financé la conférence, le bien-fondé de toute contestation issue des islamistes en particulier6. Cet objectif pouvait alors s’appuyer sur un profond ressentiment à l’égard d’Ibn Taymiyya, développé en particulier par certains soufis qui servaient alors de courroie de transmission d’une instrumentalisation politique. Celle-ci se révélait contre-productive, tant les religieux impliqués étaient perçus comme inféodés à des intérêts étatiques. Plus encore, une telle construction intellectuelle perdait de sa portée à partir du moment où les racines de la violence et de la radicalisation n’étaient pas elles-mêmes identifiées et prises en compte, dans leur dimension banalement politique. La réinterprétation de l’œuvre d’Ibn Taymiyya ne pouvait donc servir à occulter les effets de l’oppression, de l’occupation militaire et de la dictature, sans, dès lors, être vaine.

Il reste que les débats entre théologiens musulmans et dans les cercles académiques sur la place d’Ibn Taymiyya et sur son influence dans les rangs djihadistes constituent un symbole de la vivacité, souvent ignorée, des controverses qui secouent les intellectuels musulmans. Ces discussions signalent combien le mythe d’un monde musulman qui aurait fermé les portes de l’ijtihad (interprétation) du texte coranique et resterait figé dans des approches moyen-âgeuses est contestable. Signaler, comme le font ceux qui analysent l’apport d’Ibn Taymiyya, que les textes sont sujets à une grande diversité d’interprétations et ne peuvent être décontextualisés incarne un espoir. Celui-ci est certes une goutte d’eau dans un océan de polarisation sectaire entre sunnites et chiites, d’attentats révoltants et d’incompréhension mais il constitue une perspective plus que nécessaire.

1À cet égard, la référence fréquente au texte du voyageur arabe Ibn Battuta pour décrédibiliser Ibn Taymiyya (soi disant décrit comme instable) est discutable comme le montre Adel Allouche, « A Study of Ibn Baṭṭûṭah’s account of his 726/1326 Journey through Syria and Arabia », Journal of Semitic Studies, vol. 35, 1990 ; p. 283-299. En effet, Ibn Battuta n’a pas pu rencontrer Ibn Taymiyya à Damas dans la mesure où celui-ci était alors en prison.

2Henri Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques d’Ibn Taimîya (661/1262-728/1328), IFAO, Le Caire, 1939.

3Yahya Michot, Ibn Taymiyya against Extremisms, Al-Bouraq, 2012.

4Yahya Michot, Mardin. Hégire, fuite du péché et “demeure de l’islam”, Al-Bouraq, 2004.

5Contre cette lecture, Ibn Taymiyya plaide en fait pour une allégeance critique au pouvoir.

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