Focus élections turques

Illusoire rapprochement entre Ankara et Damas

Acteur majeur dans le conflit syrien, la Turquie a rompu ses relations diplomatiques avec la Syrie en octobre 2011. Depuis cette date, les deux pays entretiennent les pires relations.Depuis peu pourtant, Ankara tâte la possibilité d’une normalisation, mais les obstacles sont nombreux. Et il n’est pas sûr que la victoire éventuelle de l’opposition aux élections du 14 mai 2023 suffise à les lever, alors même que la Ligue arabe vient de réintégrer le pays après onze années.

Chars de l’armée turque à la frontière syrienne en janvier 2018, au début de l’opération « Rameau d’olivier » contre les forces kurdes des YPG
Bulent Kilic/AFP

En décembre 2022, une rencontre officielle s’est déroulée à Moscou entre les ministres turc et syrien de la défense. En août 2022, Mevlüt Cavuşoğlu, ministre turc des affaires étrangères avait reconnu avoir eu quelques échanges avec son homologue syrien. Parallèlement, le président Recep Tayyip Erdoğan lui-même a déclaré qu’il était important de ne pas complètement rompre le dialogue dans les relations entre les États et qu’en politique, il est inconvenable de ne jamais se parler. Plus largement, Ankara s’est engagé dans une phase de réparation de ses relations avec nombre de pays, comme l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arménie et même Israël. Dès lors, il serait logique d’inclure la Syrie dans la liste, a fortiori depuis que les deux pays ont été endeuillés par le tragique séisme du 7 février 2023 - une décision qui pourrait être facilité par le retour de la Syrie dans la Ligue arabe. On peut cependant se demander si les signes d’une possible normalisation turco-syrienne relèvent d’un effet d’annonce à portée électoraliste dans le cadre d’une campagne très incertaine ou d’un premier pas diplomatique.

Les illusions perdues d’un « printemps syrien »

Conflictuelles par le passé, les relations entre la Turquie et la Syrie ont pris une tournure positive dès 1998 quand le régime de Damas, cédant aux menaces et aux marchandages turcs, expulsa le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et son chef Abdullah Oçalan de son territoire. Une nouvelle ère s’ouvrait alors avec la succession de Bachar à son père Hafez Al-Assad le 10 juillet 2000, puis l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan en 2003. Dès lors, les relations bilatérales se sont améliorées, tant les deux pays semblaient partager des intérêts communs, jusqu’au point d’envisager la création d’un espace de libre-échange, dit « Shamgen » — Sham étant le nom donné par les conquérants arabes au Moyen Âge à la Grande Syrie, c’est-à-dire l’équivalent des États actuels de Syrie, Liban, Jordanie, Israël et Palestine, plus une partie du sud-est de l’actuelle Turquie —, par allusion au modèle du traité de libre circulation européen de Schengen.

Puis explosent les printemps arabes. En 2011, quand la révolte gagne Damas, Ankara pense convaincre Bachar Al-Assad de procéder à des réformes d’apaisement social et politique. Cette naïveté s’évapore sous le feu de la violence sanguinaire du régime. De désillusions en humiliations, Erdoğan rejoint le camp de la Ligue arabe et des Occidentaux, à cette différence près que son soutien à l’opposition syrienne est total : politique, militaire et logistique, dans l’espoir de l’avènement d’un gouvernement légitimé par les urnes, plus inclusif et représentatif de la société multiethnique et multiconfessionnelle syrienne. Mais les soutiens turcs sont insuffisants, l’aide occidentale trop molle pour ne pas dire lâche, surtout face aux alliés russes et iraniens de la Syrie, ainsi que du Hezbollah libanais, qui écrasent la rébellion dans le sang. La révolution sombre dans un champ de ruines et le conflit dégénère en guerre civile, confessionnelle et en espace de confrontation entre plusieurs puissances régionales et internationales aux objectifs irréconciliables.

La Syrie redevient ce qu’elle avait toujours été pour la Turquie : un cauchemar instable au Sud et un bastion de guérilla kurde sous le contrôle du PKK. S’y ajoute un afflux de près de quatre millions de réfugiés syriens dont le séjour, initialement perçu comme humanitaire et provisoire, s’inscrit dans un exil définitif qui rebat les cartes démographiques et sociales. Au nom de sa sécurité, Ankara effectue quatre interventions militaires de grande ampleur en Syrie, où elle occupe avec l’aide de ses affidés, une bande de territoire transfrontalier. Ainsi, entre le nombre de Syriens vivant en Turquie et ceux vivant dans les zones occupées par son armée, près du tiers de la population totale de la Syrie se trouve sous contrôle d’Ankara.

Contenir les Kurdes

Le président turc, qui fut l’architecte de l’amélioration des relations bilatérales et qui s’adressait à Bachar Al-Assad en disant « mon frère » prend officiellement acte en octobre 2011 de la rupture. Douze ans plus tard, il doit constater que ce dernier s’est maintenu au pouvoir. Pour sortir de l’ornière, Erdoğan semble contraint de changer de politique. Ceux qui hier soutenaient l’opposition syrienne sont revenus à des positions plus fatalistes et pragmatiques : l’Arabie saoudite en premier lieu, mais aussi les les Émirats arabes unis ont oeuvré à la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe actée le 6 mai 2023. L’Occident, obnubilé par la menace terroriste de l’organisation de l’État islamique (OEI) s’accommode du « boucher de Damas », sans même parler de le réhabiliter, sujet sur lequel les Européens restent divisés.

Ne manque plus qu’Erdoğan sur la photo de famille reconstituée. Ses propres objectifs et intérêts nationaux ont évolué depuis sa première intervention militaire en 2016. Il n’est plus question de renverser Assad ; désormais l’urgence pour Ankara est à contenir la montée en puissance du facteur kurde en Syrie et la place qu’occupent le PKK et ses alliés locaux. Mais deux autres raisons majeures motivent Erdoğan.

Tout d’abord, pour la première fois depuis vingt ans, il constate sa dégringolade dans les sondages pour les élections présidentielle et législatives du 14 mai 2023. Les difficultés économiques s’accumulent et nourrissent le ressentiment populaire ; le débordement après le séisme des services de secours, pourtant aguerris à l’exercice, a renforcé le mécontentement, ce qui incite le président turc à poursuivre sa politique de baisse des tensions avec les voisins, y compris avec la Syrie.

Le fardeau des réfugiés

Et c’est bien cette question migratoire, l’épineuse intégration ou le renvoi de près de cinq millions de réfugiés dans le pays, dont environ quatre originaires de Syrie, qui s’invite en arbitre dans le scrutin. La Turquie est le pays qui accueille actuellement le plus de réfugiés au monde, et cette masse de malheurs humains pèse d’un poids économique, politique, démographique et culturel, très mobilisateur pour l’opposition au régime d’Erdoğan. En ce qui concerne les Syriens, de réfugiés humanitaires temporaires ils sont devenus, crise économique aidant, les boucs émissaires de la vindicte populaire. Déconsidérés comme étant les « petits protégés » d’Erdoğan, ils écopent de la double peine et sont aussi la cible des critiques visant la politique autoritaire d’Ankara.

Le renvoi des réfugiés en Syrie, qu’il soit forcé ou sur la base du volontariat, est l’idée stratégique centrale de plusieurs partis de l’opposition. À des degrés divers, ils soufflent sur les braises d’un fond populiste et ultranationaliste anti-réfugiés, comme chez Ümit Özdag, chef d’un parti de droite qui préconise le renvoi immédiat des Syriens dans leur pays. Il ne cesse de diffuser de purs mensonges sur des crimes commis par des réfugiés, ou sur leur coût économique pour la société. Laisser planer une possible normalisation des relations bilatérales relève donc bien de la tactique électoraliste pour couper l’herbe sous les pieds de l’opposition dont la plupart des partis n’ont jamais approuvé la rupture avec Bachar.

La Turquie entraînée dans le conflit

Dans les premiers mois de la contestation populaire syrienne entre mars et septembre 2011, la Turquie résiste aux pressions internationales et campe sur les principes de non-ingérence hérités de Mustafa Kemal Atatürk, opposé à toute immixtion dans les affaires des pays voisins, surtout dans les pays arabes. Rattrapée par la réalité du terrain, c’est bien l’aggravation du conflit, les répercussions économiques néfastes, la multiplication des attaques sur son territoire, et l’afflux chez elle de réfugiés, qui amènent Ankara à s’impliquer directement. Et elle est presque la dernière à le faire après d’autres acteurs étatiques ou non, dont la sécurité n’est pourtant pas affectée : la Russie, l’Iran, le Hezbollah et le PKK. Même les Occidentaux, pourtant bien éloignés du théâtre syrien, mais touchés par les attentats chez eux, interviennent en Syrie pour mettre en échec l’OEI, qui puise en partie sa force du chaos syrien.

Ce n’est qu’en août 2016 que la Turquie effectue une première invasion en territoire syrien au nom de sa sécurité, comme elle le fait aussi plus loin en Irak. À ce jour, la frontière turco-syrienne n’est toujours pas pacifiée aux yeux d’Ankara et la situation interdit tout retrait de la bande transfrontalière occupée. Depuis la Syrie, l’entité kurde contrôlée par le Parti de l’Union démocratique (PYD), proche du PKK utilise cette zone comme base de repli. Et le risque d’afflux de nouveaux réfugiés n’est toujours pas endigué. La persistance d’un tel contexte questionne : la réconciliation mettrait-elle fin à ces menaces ? La réponse est indéniablement non. Une réconciliation conditionnée au retrait des troupes d’occupation turques est illusoire, puisqu’elle n’apporterait aucune garantie sécuritaire.

En ce qui concerne la « question kurde », depuis 1998 et jusqu’en 2011, Damas contrôlait sa zone kurde, sans l’instrumentaliser contre la Turquie comme elle l’avait fait entre 1984 et 1998. Le soutien d’Erdoğan à l’opposition syrienne a ranimé la coopération entre le PKK et le régime. Bachar Al-Assad, en guise de représailles, a volontairement abandonné certaines zones le long de la frontière pour y permettre le retour du PKK, qui a imposé son hégémonie sur l’ensemble des partis et mouvances kurdes. En échange, le PKK a empêché la participation des partis et intellectuels kurdes à la rébellion contre le président syrien.

Alliance avec les États-Unis

Une décennie de semi-autonomie dans cette région à la tête d’une entité kurde sous la direction du PYD a permis au PKK de renforcer ses positions et son autorité. Il bénéficie en outre du soutien réitéré des Occidentaux pour endiguer toute résurgence de l’OEI. De fait, le chaos syrien comme base arrière et l’armement du PKK contre l’OEI ont servi le PKK. Poussé par Vladimir Poutine, Erdoğan se réconciliera-t-il avec Bachar Al-Assad ? La question centrale demeure : cette réconciliation permettra-t-elle de réduire la menace que fait peser, selon Ankara, le PKK ? Rien n’est moins sûr. Premièrement, il n’est pas évident que le président syrien soit en capacité, si tant est qu’il en ait la volonté, de mettre fin à cette entité kurde. D’autant que cette semi-autonomie kurde bénéficie de la protection d’autres acteurs étatiques, à commencer par les États-Unis. Cette alliance entre le PKK et les États-Unis est trop précieuse pour ces derniers.

Le second obstacle sur le chemin de Damas concerne les réfugiés syriens. Quelle que soit la forme qu’elle prendrait, comment imaginer qu’elle soit acceptable aux yeux de 4 millions de réfugiés ? Même sur la base du volontariat, très peu d’entre eux voudront retourner en Syrie. D’autant plus que la normalisation étant conditionnée au retrait des troupes turques, les zones occupées seront reprises par le régime syrien et jetteront sur les routes de nouveaux cortèges de malheureux. Ceux-là n’auront d’autre choix que la Turquie, pour éviter de se retrouver sous le joug du « boucher de Damas ».

Enfin, à l’exception de la Russie de Poutine qui n’a de cesse de mettre la pression sur son client syrien et son partenaire de circonstance turc, aucune autre puissance étrangère n’est réellement favorable à une réconciliation entre Damas et Ankara. Le plus grand obstacle est de toute évidence l’opposition affirmée des États-Unis à cette normalisation, car pour Washington, elle serait plus porteuse de risques que d’apaisement. Leur analyse s’appuie sur les retombées négatives pour leurs alliés kurdes. Toute réconciliation, qui plus est sous patronage des Russes, réduirait les perspectives de maintien des forces armées américaines en Syrie. Or, sans l’aide américaine, l’entité kurde seule ne ferait pas le poids face à une possible offensive turque, ou syrienne, ou les deux, à supposer que Bachar et Erdoğan unissent leurs efforts. Par ailleurs, moralement, il serait maladroit de laisser un allié de l’OTAN se réconcilier avec un ennemi et un paria international, soumis à des sanctions et dont on espère qu’il pourra à terme être poursuivi pénalement pour crimes contre l’humanité. Enfin, laisser cette réconciliation se faire sous l’égide de Poutine équivaudrait à lui accorder une victoire diplomatique.

Un défi pour l’opposition

Paradoxalement, si l’opposition arrive au pouvoir, elle sera confrontée à des défis supplémentaires. Peut-elle accepter le retrait des forces turques de Syrie, alors que, comme Erdogan, une grande partie de ses composantes elle perçoit les Kurdes du PKK en Syrie comme une menace existentielle ? Et si elle rendait Assad à nouveau fréquentable, alors qu’une partie de la communauté internationale exige qu’il soit jugé devant la Cour pénale internationale (CPI), cela ne ruinerait-il pas son discours sur la défense de la démocratie et des droits humains ? Enfin peut-elle accélérer le départ des réfugiés syriens (bien que ceux-ci soient une manne de main-d’œuvre pas chère pour le patronat) sans compromettre son discours sur l’État de droit ?

Quelle que soit l’issue du scrutin du 14 mai, la marge de manœuvre politique des élites turques sur la Syrie est ténue et apparait inversement proportionnelle au bruit qu’elles déploient sur le sujet dans la campagne électorale. L’agitation politicienne relève davantage de calculs électoralistes court-termistes plutôt que d’une politique mûrement réfléchie pour la défense des intérêts de la Turquie à long terme dans la région.

Sources

– Roberto Aliboni, « Will Turkey and Syria Reconcile ? », Instituto Affari Internazionali, 24 octobre 2022 – Sam Dagher, « Syrian-Turkish Rapprochement », Konrad Adenauer Stiftung, janvier 2023
➞ Mehmet Emin Cengiz, « Turkey-Syrian Regime Talks : Is normalization a Real Possibility ? », Al Sharq Strategic Research, février 2023
➞ Charles Lister, « Turkish-Syrian Re-engagement : Drivers, Limitations, and US Policy implications », Middle East Institute, janvier 2023 – Hussam al-Mahmoud, Khaled Al-Jeratli, Muhammed Fansa, « Obstacles, ceiling of expectations Turkey and Assad regime : Normalization on hot fire », Enab Baladi, janvier 2023
➞ Ömer Taspinar, « United States and the Prospects of Turkey-Syria Rapprochement », Emirates Policy Center, 31 janvier 2023

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