Les musulmans ne comptent peut-être que pour 14 % de la population de l’Inde, mais ils représentent 180 millions de personnes — presque autant que la population du Pakistan. Dans quelques décennies, le nombre des musulmans indiens dépassera celui de l’Indonésie, faisant de l’Inde le plus grand pays musulman du monde en nombre d’habitants. Mais des musulmans minoritaires, à qui l’on fait sentir de façon croissante qu’ils ne sont que tolérés dans leur propre pays.
L’hindutva (« hindouïté ») est l’idéologie constitutive du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti indien du peuple) et Narendra Modi, l’actuel premier ministre de l’Inde arrivé au pouvoir en 2014 et reconduit de façon éclatante lors des législatives de mai 2019 en est le fidèle disciple. En 2014, cependant, Modi avait plutôt fait campagne sur la bonne gouvernance — le pays était alors plongé dans des scandales financiers impliquant des dirigeants du Congrès — et la promesse du développement1.
Débarrasser le pays des « termites »
Cinq ans plus tard, les résultats économiques n’étant pas au rendez-vous, le BJP a au contraire mené une campagne fondée sur les revendications de base des nationalistes hindous : la fin du statut spécial pour le Cachemire — seul État majoritairement musulman —, la construction d’un temple dédié à Ram sur l’emplacement de la mosquée d’Ayodhya, détruite en décembre 1992 par des militants nationalistes, ce qui avait entraîné des émeutes communautaires faisant plusieurs milliers de morts, et l’instauration d’un Code civil uniforme, mettant fin aux statuts particuliers des chrétiens et des musulmans. Lors de la campagne, les dirigeants du BJP et Modi lui-même assimilaient facilement l’opposition, et notamment le Parti du Congrès à l’ennemi pakistanais. Quant à Amit Shah, le président du BJP, il promettait de débarrasser l’Inde de ses « infiltrés », ses « termites » (autrement dit les immigrants sans papiers musulmans venus du Bangladesh) et de les rejeter dans le golfe du Bengale.
La victoire écrasante du BJP, qui lui a donné une majorité absolue à la chambre basse (avec 37,4 % des voix, compte tenu du mode de scrutin) le dispensant de faire des concessions à des alliés, a été interprétée par Modi comme un mandat clair l’autorisant à mettre en œuvre sans délai le programme du BJP.
Le Cachemire à l’isolement
C’est ainsi que le 5 août, Amit Shah a fait voter par le Parlement l’abrogation de l’article 370 de la Constitution qui avait permis l’accession du Cachemire à l’Union indienne, longtemps après les autres États indiens. Cet article accordait une large autonomie au Cachemire et résultait d’un compromis avec les dirigeants de cette région pour rejoindre l’Inde alors que le Pakistan la convoitait également. Hors du Cachemire, cette initiative a été très bien accueillie par la population hindoue et par des médias indiens de moins en moins indépendants. Sur place, un couvre-feu implacable a été imposé, les dirigeants politiques assignés à résidence, y compris d’anciens alliés du BJP et l’Internet coupé. Les étrangers2, et même les parlementaires d’opposition se sont vu interdire l’accès au Cachemire tandis que les autorités affirmaient que tout était normal sur place. La Cour suprême, que l’on avait connue plus courageuse, s’est refusée à examiner dans l’urgence les cas d’habeas corpus3 qui lui étaient soumis. Six mois plus tard, elle ne l’a toujours pas fait.
Un jugement discuté sur la mosquée Babri d’Ayodhya
Dans l’intervalle, cette même Cour suprême tranchait enfin le 9 novembre 2019 le litige portant sur la mosquée Babri d’Ayodhya, détruite en 1992 par des militants extrémistes voulant « reconstruire » le temple dédié à Ram qui, selon eux, avait été rasé pour ériger la mosquée au XVIe siècle sous l’empereur moghol Babour. Dans leur jugement d’un millier de pages, la Cour reconnait que sa destruction était illégale et qu’il n’existe pas de preuves irréfutables d’un temple préexistant à l’emplacement de la mosquée. Mais les hauts magistrats font droit aux demandes des plaignants hindous et leur accordent le droit exclusif de construire un temple sur ce lieu, tout en concédant aux musulmans cinq acres (environ deux hectares) un peu plus loin.
Cette décision a été appréciée diversement par ceux qui ont critiqué son manque de base juridique. Certains ont accusé les juges de se plier au « majoritarisme » ambiant, d’autres ont estimé que c’était un jugement politique, mais d’apaisement, permettant ainsi d’éviter les violences qu’un jugement opposé aurait sans nul doute provoquées de la part des extrémistes hindous de la Sangh parivar4. De fait, la plupart des organisations représentatives de musulmans ont renoncé à faire appel de ce jugement.
Des hindous privés de nationalité dans l’Assam
Parallèlement, l’État d’Assam, dans le nord-est, venait d’achever la compilation de son Registre national des Citoyens (NRC). Un projet remontant aux années 1980, sous le gouvernement de Rajiv Gandhi. L’Assam, frontalier du Bangladesh, est traversé depuis plusieurs décennies par des poussées xénophobes tenant à la présence de nombreux immigrés sans papiers venus du pays voisin. Les Assamais sont nombreux à vouloir chasser de leurs terres ceux qui n’en sont pas originaires. Le gouvernement du BJP, avec l’appui de la Cour suprême alors présidée par le juge Gogoi, un Assamais, fait accélérer le processus. En septembre 2019, les premiers chiffres dénombraient 4 millions de personnes n’ayant pas franchi l’obstacle en prouvant qu’elles étaient indiennes. Cela a provoqué un choc, car nombre des personnes rejetées (près des deux tiers) sont des hindous, y compris des militaires de haut rang. Un nouveau calcul revoit les chiffres à la baisse et finalement 1,9 million d’Indiens découvraient soudainement qu’ils ne l’étaient plus.
Il leur fallait établir qu’eux-mêmes ou leurs parents étaient résidents en Assam avant l’indépendance du Bangladesh en 1971, ce qui dans un pays où l’état civil est erratique, voire inexistant, est tâche impossible pour nombre d’Indiens. À l’initiative du gouvernement de New Delhi, des camps de rétention sont érigés pour y parquer ces nouveaux apatrides.
C’est alors qu’Amit Shah, qui avait promis lors de la campagne du printemps 2019 et plus récemment, en novembre, de généraliser à toute l’Inde ce recensement des citoyens expérimenté en Assam, se rend le 10 décembre devant la chambre basse, où il sait pouvoir compter sur une majorité automatique, pour présenter un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955. Le Citizenship Amendment Bill (CAB). Par cet amendement, les sans-papiers qui résident illégalement en Inde pourront accéder à la naturalisation s’ils proviennent de trois pays du voisinage : le Pakistan, le Bangladesh et l’Afghanistan, à condition qu’ils appartiennent aux minorités religieuses suivantes : hindous, bouddhistes, sikhs, parsis, jaïns et chrétiens. Les musulmans ne sont pas nommés, pas davantage que d’autres voisins de l’Inde comme le Sri Lanka ou le Népal. Amit Shah s’évertue à proclamer, sans convaincre, que les musulmans indiens ne sont pas concernés et n’ont rien à craindre, puisqu’il s’agit d’octroyer des droits nouveaux à des victimes de persécutions religieuses et non pas d’en retirer à quiconque.
En contradiction avec une Constitution laïque
Le projet, facilement voté à la chambre basse, trouve également une légère majorité à la chambre haute, malgré les protestations de l’opposition qui dénonce pêle-mêle la nature discriminatoire à l’encontre des musulmans de cette nouvelle loi, désormais baptisée CAA (Citizenship Amendment Act) et son caractère inconstitutionnel. Pour la première fois, en effet, la religion devient un critère de nationalité alors que la Constitution indienne est laïque et que la jurisprudence constante de la Cour suprême a consacré la laïcité comme l’un des fondements de l’ordre juridique du pays.
Tandis que des juristes préparent la saisine de la Cour suprême, une onde de choc secoue les musulmans indiens. Dans l’ensemble, depuis deux décennies, ces derniers ont fait preuve de beaucoup de résilience face à la montée du majoritarisme hindou qui entend les reléguer dans un statut de citoyens de seconde classe. Ils ont — avec d’autres — timidement protesté devant la montée des discriminations et des lynchages dont certains d’entre eux étaient victimes, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du BJP, mais dans l’ensemble, collectivement, ils ont absorbé les coups avec constance et résignation. Mais là, c’est leur statut de citoyens indiens qui est ouvertement remis en cause.
Des étudiants battus à New Dehli
Un peu partout dans le pays, des manifestations éclatent. L’une d’elles change la donne, celle des étudiants de la Jamia Millia University de New Delhi. Cet établissement universitaire musulman prestigieux, dont les étudiants et professeurs ne sont pas tous musulmans compte des personnalités éminentes parmi ses anciens élèves. Le 15 décembre, la police de Delhi (qui dépend directement du ministère de l’intérieur) pénètre dans les locaux de l’université et tire des gaz lacrymogènes à l’intérieur même de la bibliothèque universitaire ; de nombreux étudiants sont battus à coup de lathis (cannes en bois utilisées par la police) et interpellés.
Les images vidéo font le tour des réseaux sociaux et, en quelques heures, des mouvements de solidarité se déclenchent au sein d’établissements universitaires dans presque tous les États indiens, y compris ceux qui s’étaient jusqu’alors signalés par leur dépolitisation. Le soutien le plus spectaculaire vient sans conteste des étudiants de la Benares Hindu University (BHU), haut lieu de l’hindouisme et située au cœur de la circonscription électorale du premier ministre Modi.
Féroce répression en Uttar Pradesh
Le gouvernement a beau dénoncer la « désinformation », répéter que le CAA ne menace aucunement les musulmans indiens et Narendra Modi lui-même affirmer le 22 décembre devant 200 000 militants et sympathisants du BJP qu’il n’existe aucun projet de recensement national des citoyens (NRC) à l’échelle de l’Inde, l’agitation persiste et s’étend. Parfois durement réprimée, notamment dans l’État d’Uttar Pradesh où la police est directement sous les ordres de Yogi Adityanath, chef du gouvernement local, un moine soldat placé par Modi lui-même et qui ne fait pas de quartier. Sa police laisse de nombreux morts parmi les manifestants et les cas d’arrestations massives, de torture et de destruction de biens se multiplient.
C’est que le CAA et le NRC prennent en tenaille les musulmans indiens. Comme l’a indiqué dans un tweet Amit Shah lui-même en avril, « D’abord, nous ferons voter l’amendement à la loi sur la citoyenneté et nous naturaliserons les réfugiés hindous, bouddhistes, sikhs et jaïns, les minorités religieuses des nations voisines. Puis nous mettrons en œuvre le NRC pour débarrasser notre pays des infiltrés ».
À peine le NRC remisé par le premier ministre, le même Narendra Modi lance par anticipation le recensement ordinaire de la population, le National Population Register (NPR). La nouveauté, dans ce recensement qui n’est pourtant pas le premier du genre, est qu’il envisage de demander la date et le lieu de naissance non seulement de la personne interrogée, mais également celles de ses parents. Autrement dit, presque toute la population indienne est concernée, car même s’il est prévu de ne poser la question directement qu’à ceux qui sont nés après 1985, le simple fait de demander également les détails de la naissance des parents, nécessaire pour passer le filtre du NPR, revient à établir également la nationalité de ces derniers.
Dans un pays où il n’est obligatoire que depuis 1969 de déclarer une naissance à l’état civil de sa commune et où l’âge médian est de 28 ans, cela revient en pratique à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête de presque tous les musulmans du pays. Car ceux qui seraient marqués comme « douteux » par l’administration pourront être repêchés grâce au fameux CAA. À condition, naturellement, de n’être pas musulmans. Et voilà comment une loi qui n’est officiellement pas censée concerner les musulmans indiens finit par les concerner très directement.
Le retour de la désobéissance civile
La mobilisation anti-CAA-NRC-NPR a visiblement pris de court le gouvernement Modi, qui n’entend pas pour autant renoncer à son projet. Plusieurs États indiens parmi les principaux, notamment le Bengale-Occidental et le Kerala ont fait savoir qu’ils refusaient de prêter leur concours au recensement et même s’y opposeraient. Des éditorialistes, jusqu’alors silencieux face aux excès des nationalistes hindous, ont pris la plume pour souligner l’ampleur de la désobéissance civile s’inspirant du satyagraha du Mahatma Gandhi. Les menaces qui pèsent sur l’idée même de l’Inde ont réveillé de nombreux Indiens, jusqu’alors passifs ou effrayés.
L’enjeu est de savoir si, même dirigée par le BJP, l’Inde peut demeurer ce pays laïc qui respecte toutes les religions à égalité, comme le voulaient les pères de l’indépendance indienne, ou si elle est sur le point de devenir ce « Pakistan hindou » que Nehru rejetait de toutes ses forces.
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1Son slogan de campagne était « Sabka saath, sabka vikas » (solidarité avec chacun, développement pour tous).
2À l’exception d’une délégation de 27 membres du Parlement européen, dont 22 d’extrême droite, invités en octobre par le gouvernement à se rendre compte de la « normalité » de la situation.
3NDLR. Principe juridique selon lequel toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi, et de quoi elle est accusée. Ensuite, elle peut être libérée sous caution, puis amenée dans les jours qui suivent devant un juge. À l’origine loi votée au XVIIe siècle par le Parlement anglais, l’habeas corpus signifie aujourd’hui le contraire de la détention arbitraire.
4La « famille des organisations » qui regroupe autour du BJP des dizaines d’organisations et notamment la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, en français « Organisation patriotique nationale ») sa matrice idéologique fondée en 1925 sur le modèle des milices fascistes.