Ingouchie-Tchétchénie : l’accord de la discorde

Tensions dans le Caucase du Nord · Un mouvement de protestation sans précédent agite la République russe d’Ingouchie depuis la ratification, début octobre, d’un accord établissant ses frontières administratives avec la Tchétchénie voisine. Un accord qui menace la stabilité fragile du Caucase.

Manifestation à Magas, octobre 2018.
memohrc.org

Les premières lueurs du crépuscule commencent à poindre dans le ciel moutonné de Nazran, la plus grande ville de la République d’Ingouchie, à majorité musulmane. Timour vient de rentrer du travail, et semble déjà pressé de repartir. Il passe au galop dans la cuisine, engloutit du gâteau et un thé noir. « On y va ? Tu es prête ? », lance-t-il à sa mère Galina, Russe convertie à l’islam après le mariage avec le père de Timour, un Ingouche. « Il faut aller chercher Zara, elle y va avec nous », répond-elle, en nouant promptement un foulard sur sa tête.

Direction : Magas, capitale de la République, à 11 km au sud-est de Nazran. À cette heure de pointe, il y a visiblement plus de voitures qui entrent à Magas que de voitures qui en sortent, contrairement à ce qui se passe d’habitude. « Tous vont au meeting », explique Timour, le sourire aux lèvres. Cet employé de banque de 41 ans ne rate aucune réunion du soir, depuis qu’a déferlé dans la capitale ingouche, le 4 octobre, une vague de protestations contre un très controversé tracé des frontières avec la Tchétchénie voisine.

Une frontière très contestée

Tout a débuté le 26 septembre 2018. Le dirigeant de l’Ingouchie, Iounous-Bek Evkourov signe avec son homologue tchétchène Ramzan Kadyrov un accord fixant les frontières administratives entre les deux pays, sous l’égide d’Alexandre Matovnikov, l’émissaire du président Vladimir Poutine dans le Caucase du Nord. Le 4 octobre, l’accord est ratifié par les Parlements respectifs. De nombreux Ingouches découvrent le jour même que leur République — la plus petite au sein de la Fédération de Russie (3 628 km2, grande comme le Vaucluse) — perdra environ 10 % du territoire qu’elle contrôle de facto. La population descend massivement dans les rues de Magas.

Zakri Mamilov, un député siégeant au Parlement ingouche a dénoncé des résultats falsifiés du vote du 4 octobre lors d’une conférence de presse tenue à Moscou : « Avec certains de mes collègues, nous nous sommes montré le vote. J’en ai vu sept “pour” et trois “contre”. Mais au décompte final : dix-sept voix pour, trois contre, quatre votes blancs ». Depuis, l’élu a tenté à plusieurs reprises d’organiser un nouveau scrutin, en vain : la plupart des députés n’étant plus disponibles, le quorum n’a pu être atteint.

La voiture de Timour se gare près du siège de la télévision régionale, devant lequel sont massées des centaines de personnes : hommes, femmes, vieillards et enfants. Les anciens, papakha (la toque de fourrure traditionnelle) sur la tête sont assis sur des chaises et des bancs placés aux premiers rangs. Derrière eux, de jeunes hommes debout écoutent religieusement les militants qui prennent la parole au milieu de la foule. Sur l’autre côté, un petit espace est strictement réservé aux femmes, les séparant de leurs maris, pères, frères ou fils. Adossés à leurs véhicules blindés, stationnés non loin du lieu du rassemblement, des malabars de la garde nationale russe devisent, jetant de temps en temps un regard mi-assassin mi-amusé sur les passants.

« Nos terres ne sont pas la propriété d’Evkourov ! Elles appartiennent au peuple ingouche. Comment a-t-il (Evkourov) pu décider, sans consulter le peuple, de céder nos terres à la Tchétchénie qui est cinq fois plus grande que notre République ?! Il n’a aucunement le droit de faire ça ! » tempête Khadija, 55 ans, une manifestante originaire de Nazran. « Voyez-vous, je n’ai rien contre le peuple tchétchène, qui est un peuple frère1. Mais quand les frères sont mariés, ils vivent séparément et chacun sa propriété », poursuit-elle.

La métaphore employée par Khadija provient de l’histoire commune ingoucho-tchétchène. Aux temps soviétiques, les deux pays n’en faisaient qu’un : la République socialiste soviétique autonome de Tchétchénie-Ingouchie. À la chute de l’Union soviétique, la Tchétchénie proclama unilatéralement son indépendance, tandis que l’Ingouchie choisissait par référendum de rester dans le giron russe. En 1992, l’État russe approuva la création de l’Ingouchie, laissant pourtant en suspens la démarcation frontalière ingoucho-tchétchène.

Journaliste à Alif, une chaîne de télévision musulmane, Isabella Ievloïeva s’est volontairement chargée de la communication du mouvement de contestation. Âgée de 37 ans, cette mère de quatre enfants évoque sa vocation : informer le monde entier de ce qui se passe en Ingouchie. Une mission difficile : « Dès le premier jour des rassemblements, les autorités ont bloqué l’accès mobile à Internet. » D’autant plus lorsqu’on est une femme dans une société patriarcale. Mais Isabella s’en moque : « Mon mari qui est aussi activiste me soutient. Quand il s’agit des questions d’une importance nationale, tout le monde doit se mobiliser, que ce soit les hommes, les femmes ou les enfants. »

Fatima, 23 ans, un bébé dans les bras, raconte qu’elle et sa famille sont venues, en trois voitures, à Magas dès le tout début de protestation. Depuis, ils campent de jour comme de nuit sur les lieux de manifestation, comme tant d’autres. La famille est originaire du district de Sounjenski (Ingouchie), dont une partie intégrera le territoire tchétchène selon le récent accord établissant les frontières entre les deux Républiques. « Là-bas, c’est la terre de nos ancêtres, nos racines. Le cimetière et la tour de notre teïp (clan familial) s’y trouvent. Et maintenant, tout ça va devenir tchétchène ?! Evkourov a vendu notre patrie à Kadyrov ! Nous n’acceptons pas et n’accepterons jamais une trahison pareille ! », martèle la jeune femme.

Qui perd la montagne perd les plaines

La partie du district de Sounjenski cédée à la Tchétchénie ne compte pas de résident permanent. Les derniers ont fui les lieux au cours de ces dernières années, à cause de plusieurs opérations antiterroristes islamistes menées par les autorités. Des bruits ont récemment commencé à courir, prétendant que cette région montagneuse limitrophe de la Tchétchénie contiendrait des gisements de pétrole inactifs. Ce qui reste, à l’heure actuelle, sans confirmation.

Pétrole ou non, les Ingouches s’avèrent extrêmement sensibles à la question des terres. « Quand on perd la montagne, on perd les plaines », soupire Timour, citant un vieil adage caucasien. En effet, la petite République a connu son lot de malheurs dans un passé pas si lointain.

En 1944, accusés par Joseph Staline de collaboration avec les nazis, les Ingouches et les Tchétchènes ont été tous déportés en Asie centrale. Ce n’est que treize ans plus tard, en 1957, que le nouveau dirigeant Nikita Khrouchtchev les a réhabilités et autorisés à revenir. Or, au contraire des Tchétchènes qui ont récupéré un territoire intégral, les Ingouches ont retrouvé le leur amputé du district de Prigorodny, la région ayant été rattachée par Staline à l’Ossétie du Nord, République voisine à majorité chrétienne. Une animosité s’est alors créée entre les Ingouches et les Ossètes, au point de dégénérer en conflit sanglant dans le Prigorodny en 1992. Environ 600 personnes y ont péri et 40 000 Ingouches été expulsés.

« En attaquant le dossier des frontières, Evkourov a commis une faute. Il a sans doute voulu mettre fin, une fois pour toutes, à la délimitation confuse et officieuse entre l’Ingouchie et la Tchétchénie. Mais la réalité l’a rattrapé : la plaie [des Ingouches] est encore ouverte et le sera pour longtemps. Il aurait fallu tout simplement s’abstenir », note Alexeï Malachenko, spécialiste du Caucase dans le think tank Institut du dialogue entre les civilisations.

Le jeu du Kremlin

Ekaterina Sokirianskaïa, directrice du Centre d’analyse et de prévention des conflits à Moscou souligne l’ambition expansionniste du dirigeant tchétchène dans cette affaire : « Ramzan Kadyrov veut cet accord depuis longtemps. Il a des prétentions territoriales sur plusieurs régions voisines de la Tchétchénie, ce qu’il évoque régulièrement depuis son arrivée au pouvoir en 2007. C’est un jeune politicien qui cherche à élargir sa sphère d’influence. Il se sent petit dans cette République de Tchétchénie qu’il contrôle entièrement. »

Il faut rappeler que le chef de l’Ingouchie, Iounous-Bek Evkourov, 55 ans, vétéran décoré comme « héros de la Russie » pour ses prouesses au Kosovo briguait un troisième mandat en septembre 2018. Au pouvoir depuis dix ans, il est loin d’être populaire. Outre la corruption endémique qui sévit, l’Ingouchie affiche un taux de chômage de 26,3 %, le plus élevé en Russie. Pour Para Partchieva, une militante ingouche âgée de 80 ans, l’accord relève d’une manœuvre politique : « Kadyrov a su profiter de la faiblesse d’Evkourov pour réclamer ces terres convoitées auprès de Vladimir Poutine. Ici, dans le Caucase du Nord, un troisième mandat de gouverneur nécessite avant tout la caution du Kremlin. Je suis convaincue qu’Evkourov a acheté son nouveau mandat au prix de terres. » Une thèse largement applaudie par les manifestants.

Même son de cloche chez Madame Sokirianskaïa, qui relève la raison pour laquelle les vœux du dirigeant tchétchène sont généralement exaucés par le Kremlin : « Kadyrov possède une arme de négociation majeure : la stabilité en Tchétchénie. Poutine est obligé de nourrir les chefs de guerre locaux qu’il a lui-même créés et Kadyrov reste le seul qui peut garantir le statu quo en Tchétchénie. »

Le 30 octobre, la Cour constitutionnelle ingouche a déclaré illégal l’accord sur le tracé des frontières. Un camouflet pour Iounous-Bek Evkourov, qui n’a pas tardé à faire appel auprès de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie. Une première audience s’y est tenue le 27 novembre. Le verdict, quant à lui, est tombé le 6 décembre : l’accord est conforme à la Constitution russe. Les militants dénoncent une « décision politique ». Elena Loukianova, docteur en droit et professeur à la haute école d’économie de Moscou, conteste la légitimité du verdict : « La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie n’est pas habilitée à vérifier les décisions prises par la Cour constitutionnelle de la République d’Ingouchie, puisqu’une décision prise dans les limites de la compétence d’une juridiction constitutionnelle d’un sujet de la Fédération de Russie ne peut être révisée ».

En attendant, une pétition pour la tenue d’un référendum au sujet de l’accord circule déjà. « Nous allons nous battre par tous les moyens possibles, pour que la justice triomphe. Tôt ou tard, nous gagnerons ! », affirme Isabella Ievloïeva, la porte-parole du mouvement de protestation.

1les Ingouches et les Tchétchènes sont d’une même ethnie : Vaïnakh.

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