Les citoyens koweïtiens ont voté samedi 26 novembre dans le cadre d’élections parlementaires anticipées. Le 16 octobre dernier, l’émir Sabah Al-Ahmed Al-Jaber Al-Sabah avait en effet annoncé la dissolution du Parlement (majlis al-oumma) pourtant considéré comme « arrangeant » pour le gouvernement : il avait été élu, à l’été 2013, lors d’un scrutin boycotté pour la deuxième fois par les principales tendances de l’opposition protestant contre la réforme de la loi électorale1 Si, dans son décret de dissolution, l’émir a invoqué comme motifs justifiant sa décision « la situation régionale volatile et des préoccupations sécuritaires », c’est avant tout autour de réformes économiques que le torchon a brûlé entre l’exécutif et le Parlement.
Chute des revenus pétroliers
Au Koweït, pays producteur de quelque 3 millions de barils de pétrole par jour et qui, depuis 1976 verse un pourcentage fixe –- passé, en 2012, de 10 à 25 % — de ses revenus pétroliers à un fonds d’investissement pour les générations futures2, les mesures d’austérité passent extrêmement mal auprès des nationaux : ceux-ci ne veulent voir en elles que l’incurie d’un gouvernement incapable d’anticiper les années maigres pendant les années fastes, et l’incapacité des parlementaires à défendre leurs intérêts. Renouvelé à près de 60 %, le Parlement sortant a payé le prix de réformes économiques conjoncturelles impopulaires qu’il avait pourtant tenté de combattre.
Avec une chute des prix du pétrole de 120 à environ 50 dollars le baril depuis juin 2014, l’émirat, qui tirait 90 % de ses revenus budgétaires de la vente d’hydrocarbures dans les années 2000, a enregistré son premier déficit – 15 milliards de dollars — après seize ans de surplus durant lesquels le pays a accumulé près de 772,4 milliards de dollars. Comme les autres pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), le gouvernement de Jaber Al-Moubarak, suivant les conseils des institutions financières internationales, s’est lancé dans un programme de réformes. Il s’est efforcé en particulier de démanteler son système onéreux de subventions. En janvier 2015, il a libéralisé les prix du diesel et du kérosène, qui ont alors triplé. Face à la hausse immédiate des prix et à la levée de boucliers au Parlement, le premier ministre a été contraint de geler pendant près d’un an son programme de levée graduelle des subventions et a concédé des dérogations à diverses entreprises koweïtiennes, vidant ainsi la mesure d’une bonne partie de sa substance.
En avril 2016, l’éventualité d’une libéralisation des prix de l’eau et de l’électricité avait, de nouveau, fait hurler les Koweïtiens et conduit le Parlement à adopter une mesure qui prévoyait que les nouveaux tarifs, de quatre à sept fois plus élevés, ne s’appliqueraient qu’aux étrangers et aux entreprises. Comme souvent à Koweït, c’est une ligne de « préférence nationale » éhontée qui se fait entendre dans l’enceinte du Parlement. La préférence tarifaire donnée aux nationaux n’a rien de surprenant, dans un émirat où contrairement à d’autres pays du Golfe comme les Émirats arabes unis (EAU) qui, eux, valorisent leur présence et leur pouvoir de consommation, les étrangers sont vus avant tout comme un poids pesant sur l’économie, rapatriant dans leur pays l’argent qu’ils ont gagné tout en bénéficiant de services gouvernementaux subventionnés sans payer de taxes.
Retour de l’opposition dans l’hémicycle
La confrontation entre le Parlement et le gouvernement est intervenue pendant la période estivale. Le 2 août, le gouvernement a profité des vacances parlementaires –- et par là même, de l’absence de la plupart des nationaux — pour annoncer, à compter du 1er septembre, une augmentation drastique des prix de l’essence à la pompe allant de 40 à 80 % selon le type de carburant. La décision s’est heurtée à une opposition farouche du Parlement qui a demandé une session d’urgence pour discuter du dossier ; elle a aussi été portée devant la justice, qui a prononcé son annulation pour vice de procédure le 28 septembre — un jugement contesté par le gouvernement. Devant la demande de parlementaires le 13 octobre d’interroger le ministre des finances, en dépit de l’octroi par la commission des subventions du ministère des finances de 75 litres d’essence gratuits à tout citoyen détenteur d’un permis de conduire, l’émir a mis un terme à l’escalade entre les deux pouvoirs et appelé à une nouvelle élection anticipée, la quatrième en cinq ans.
Avec un taux de participation de 70 % du fait, notamment, de la fin du boycott des mouvements d’opposition, les Koweïtiens3 ont clairement signifié leur mécontentement face à la politique gouvernementale d’austérité. La campagne électorale s’est concentrée sur la préservation des intérêts des citoyens, de leur niveau de vie et de leur bien-être, sans qu’aucune proposition n’articule de vision autre pour le pays que l’opposition à la libéralisation des prix.
Certains analystes ont vu dans la décision d’appeler à des élections anticipées la volonté de la famille royale d’entraver le retour des groupes organisés de l’opposition au Parlement en lui laissant peu de temps pour mettre ses troupes en ordre de bataille électorale. Cette tactique supposée a assez piètrement fonctionné. Les résultats consacrent en effet un retour en force de l’opposition revenue sur sa stratégie de boycott, à l’exception des jeunes du Mouvement civil et démocratique (hadam) et des populistes du Mouvement de l’action populaire (abrégé en arabe en hashd) auquel appartient la figure de proue de l’opposition Mussallam Al-Barrak, emprisonnée pour insulte à la personne de l’émir.
L’opposition déclarée remporte 13 sièges, auxquels il faut ajouter de 7 à 14 députés4 susceptibles, selon le dossier, d’adopter une ligne d’opposition à la politique gouvernementale, conformément à leurs promesses de campagne. Les islamistes sunnites en représentent la principale composante : malmenée avec le procès de son organisation de bienfaisance, l’Association de la réforme sociale, accusée de mêler activités politiques et caritatives en mars 2014, la branche koweïtienne des Frères musulmans (le Mouvement islamique constitutionnel ou hadas) obtient 4 sièges, alors que plusieurs autres élus sont des fidèles non affiliés qui évoluent dans la mouvance du groupe. De même, alors que les salafistes pro-gouvernementaux — dont deux ministres non réélus — ont payé le prix de leur soutien au gouvernement, les salafistes d’opposition, proches des positions du hadas font leur retour au Parlement avec 4 députés, dont des vétérans de la politique koweïtienne (Walid Al-Tabtabai, Mohamed Hayef).
Ces résultats illustrent autant la persistance que la diversité des mouvements à référent islamique au Koweït. L’opposition dite « libérale » ou « réformiste » remporte 5 sièges, dont celui de la seule femme élue, Safa Al-Hashem, alors que les chiites qui, depuis 2008 constituent un soutien indéfectible du gouvernement5, sont légèrement sanctionnés par les électeurs, passant de 9 à 6 députés. Autres perdants du scrutin, les grandes tribus des circonscriptions de la périphérie, les Matran, Ajman et Awazim, partis en ordre dispersé en campagne, qui font néanmoins de la place aux plus petites tribus mais aussi aux jeunes, la composition du Parlement faisant une large place aux nouveaux venus en politique.
Une succession incertaine
Ce nouveau Parlement, qui consacre la victoire de l’opposition après quatre années de boycott, promet une vie politique mouvementée, — ou, selon la perspective, une paralysie de la vie politique et des larges projets économiques — caractéristique de l’affrontement entre l’exécutif et le Parlement à Koweït. D’abord, parce que l’opposition a promis non seulement de combattre les mesures d’austérité et la corruption du gouvernement, mais aussi de revenir sur un certain nombre de mesures passées pendant la législature précédente et qu’elle considère comme répressives. Ainsi en est-il des décrets de déchéance de la nationalité koweïtienne qui se sont multipliés pendant l’été 2014 et ont touché principalement des islamistes ou des membres des tribus. Il en va de même de la loi sur la cybercriminalité de juillet 2015 et de celle sur la sécurité faisant obligation pour tout résident, citoyen ou non, et visiteur du pays de se soumettre à un test ADN dont les résultats sont transmis aux autorités. Cependant, au vu de l’hétérogénéité des forces d’opposition, l’efficacité de leur action dépendra de leur capacité à trouver un terrain d’entente.
Ensuite, en cas de décès de l’émir âgé de 87 ans, le Parlement pourrait être amené, comme en 2006, à se prononcer sur le nom du successeur au prince héritier, Cheikh Nawaf Al-Ahmad qui deviendrait alors émir. En effet, aux termes de l’article 4 de la Constitution, le choix du prince héritier par l’émir doit être approuvé par une majorité absolue au Parlement, faute de quoi l’émir soumet une liste de trois noms de candidats issus de la famille royale. En coulisse, les candidats au trône, parmi lesquels Ahmad Al-Fahd Al-Sabah et Nasser Al-Mohammed Al-Ahmad Al-Sabah, qui se sont déjà affrontés par parlementaires et médias interposés, tâchent de s’assurer le soutien des membres du Parlement. Le premier est traditionnellement proche des salafistes et de l’opposition tribale, alors que le second bénéficie des voix des chiites et de certains pro-gouvernementaux. L’enjeu est de si belle taille que la vie politique tout entière pourrait en être déstabilisée. D’aucuns s’amusent déjà à prédire une nouvelle dissolution du Parlement.
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1Modifiée par décret de l’émir en 2012, la nouvelle loi réduit le nombre de candidats pour qui les électeurs peuvent voter de 4 à 1, les dix candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix dans chacune des cinq circonscriptions étant élus. L’opposition qui utilisait le système de vote multiple pour former des coalitions électorales considère que l’amendement dessert ses intérêts.
2D’après un rapport du Bureau d’audit, la Cour des comptes koweïtienne, le fonds s’élevait à 399 milliards de dollars en 2014.
3Le corps électoral exclut les membres de l’armée, et les citoyens de seconde catégorie dans un délai de 35 ans après leur naturalisation, une loi de 1994 donnant à leurs enfants le droit de vote.
4Le nombre de parlementaires qui s’étaient réunis pour contrer la candidature à la présidence de la chambre du sortant Marzouk Al-Ghanim avait atteint 27 députés. Seuls 17 ont finalement voté contre lui, montrant l’absence de discipline de vote et la désunion des coalitions d’opposition.
5Rivka Azoulay et Claire Beaugrand « Limits of political clientelism : elites’ struggles in Kuwait fragmenting politics », Arabian Humanities, 4, 2015.