L’influence politique occulte des patrons algériens

À la veille des législatives · Déjà très impliqués dans la vie politique jusque dans l’Assemblée nationale populaire, les grands patrons algériens misent sur les élections législatives du 4 mai prochain pour accroître encore leur influence.

Au Forum africain d’investissements et d’affaires, le président de la FCE Ali Haddad (2e à partir de la droite) aux côtés du premier ministre Abdelmalek Sellal.
FCE, décembre 2016.

En mars dernier, un scandale a mis en lumière les liens entre le monde des affaires et le monde politique : Wafi Ould Abbes, le fils du secrétaire général du Front de libération nationale (FLN) Djamel Ould Abbes, a été arrêté avec d’importantes sommes d’argent en liquide. Il est accusé de trafic d’influence pour avoir vendu des listes électorales à des affairistes.

Le patronat est très impliqué dans la vie politique algérienne, et les élections législatives représentent une occasion pour les hommes d’affaires d’asseoir un peu plus leur influence au plus haut niveau. Nadia Benakli, dans le quotidien L’Expression du 12 mars 2017 cite quelques candidats, parmi lesquels Mohand Haddad, le frère aîné du patron du Forum des chefs d’entreprise, en seconde position dans les listes du FLN à Tizi-Ouzou ; Tayeb Ezraimi, patron du groupe Semoulerie industrielle de la Mitidja (SIM), tête de liste du Rassemblement national démocratique (RND) à Blida ; Abderrahmane Benhamadi, patron du groupe Condor (électronique et électroménager), à la tête de la liste du RND à Bordj Bou Arreridj. Enfin, toujours selon L’Expression, la nièce du patron milliardaire du groupe Cevital Issad Rebrab conduit la liste du parti Tajamoue Amal El-Djazair (TAJ) à Tunis. Les patrons sont présents sur quasiment toutes les listes, indique la journaliste, qui commente : « Les partis politiques ont tous joué la carte en ouvrant grand les portes aux magnats de l’argent. » Ils le sont déjà dans l’Assemblée populaire nationale (APN) par le biais de son vice-président et président de sa commission financière sortant, Baha Eddine Tliba, un informaticien devenu milliardaire.

Le patronat dans le jeu politique

Lors de la précédente élection présidentielle, le patronat avait été l’une des principales forces derrière Abdelaziz Bouteflika. En 2014, il s’était pourtant trouvé divisé sur la position à adopter concernant le candidat malade. Le Forum des chefs d’entreprise (FCE) avait alors tenu une assemblée générale extraordinaire présidée par Reda Hamiani le 13 mars 2014 et annoncé dans un communiqué son soutien au président sortant. Son président actuel Ali Haddad avait lui aussi milité en faveur de Bouteflika. Il a mis à sa disposition ses moyens financiers et humains, notamment sa chaine de télévision Dzair TV. Il a même lancé une chaîne de télévision, El Wiam TV (La concorde), entièrement consacrée à promouvoir la réélection de son candidat. De son côté, la position de Slim Othmani, PDG de NCA Rouïba, spécialisée dans la production et la distribution de boissons et de jus de fruits, était diamétralement opposée. Il a en effet démissionné en protestation de la décision du FCE et s’est défini comme « chef d’entreprise engagé » en refusant de soutenir le quatrième mandat d’un candidat affaibli. La troisième voie — celle de la majorité des membres — était celle d’un soutien financier discret dans un climat politique agité. Les opposants à une implication du FCE étaient tout de même minoritaires ; rares sont ceux qui ont soutenu ouvertement Slim Othmani.

Quelques mois après la réélection du président de la République, la première fortune du pays, Issad Rebrab, et le président du FCE Reda Hamiani claquaient la porte de l’association patronale.

Le patronat privé algérien a toujours été divisé et, aujourd’hui encore, une myriade d’organisations existent, parmi lesquelles le FCE, créé en octobre 2000 dans la foulée de la présidentielle de 1999 pour incarner la naissance d’un nouveau pôle des affaires. L’organisme devait également dépasser les limites de la Confédération algérienne du patronat (CAP) et s’imposer comme force de proposition et d’action patronale : en étant le premier chef d’entreprise ministre des PME en 1992, son ex-président Reda Hamiani avait été accusé par les patrons d’avoir servi d’alibi1 au gouvernement de Belaïd Abdeslam alors que celui-ci freinait l’ouverture et le passage total vers l’économie de marché.

Le premier président du FCE a été Omar Ramdane, un ancien maquisard de l’Armée de libération nationale opérant dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Il a rapidement remplacé l’appareil historique du patronat — le CAP — comme interlocuteur principal du gouvernement, en drainant les plus grandes entreprises publiques et privées. Il a fini par devenir la principale voix des entreprises et le porte-drapeau des patrons sur le chemin de la croissance et du développement, en collaboration avec le pouvoir politique.

Des entrepreneurs choyés par l’État

En 2001, pour promouvoir le redémarrage économique, l’ordonnance du 20 août relative au développement de l’investissement est promulguée. Elle indique qu’un investisseur algérien ou étranger, personne physique ou personne morale, n’est soumis à aucune autorisation préalable pour investir, et des avantages sont offerts aux investisseurs qui se déclarent à l’Agence nationale de l’investissement (ANDI). Pourtant, contrairement à ce qu’avait annoncé la nouvelle coalition au pouvoir, en dehors du secteur des hydrocarbures, le pays n’a pas été capable d’attirer des investissements étrangers directs. En revanche, l’importation des biens de consommation a explosé. Des millions de véhicules sont importés, et ce jusqu’à la baisse des cours du brut en 2014, ce qui force le gouvernement à prendre des dispositions pour atténuer le phénomène et obliger les « concessionnaires » — en fait des importateurs et leurs partenaires étrangers — à investir dans le montage de véhicules en Algérie. C’est ainsi qu’émerge la principale puissance économique de ces quinze dernières années en Algérie : les importateurs. Tous les opérateurs économiques vont suivre, les importations atteindront le chiffre record de 59 milliards de dollars en 2014.

Lors de la crise sociale de 2011 et jusqu’en 2012, pour répondre aux revendications des chômeurs cette fois, le gouvernement lance un vaste programme de création de micro-entreprises dans le cadre de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes (Ansej) pour lutter contre le chômage et la précarisation. De nombreuses entreprises sont fondées, mais sans projet économique viable. Elles se réduisent en majorité à des sociétés de transport de marchandises nécessitant des véhicules utilitaires payés au prix fort, au frais du contribuable et au bénéfice des importateurs/concessionnaires.

Dans le même temps, pour calmer les soulèvements de la jeunesse dans les quartiers populaires, le gouvernement s’empresse de baisser les taxes et impôts, en supprimant par exemple les droits de douane sur l’importation des produits de première nécessité afin de réguler les prix. Il renforce ainsi la position des importateurs monopolistes en optimisant leurs marges de profits.

Des entrepreneurs dominent les marchés algériens, notamment du fait des politiques mises en place qui servent leurs intérêts. On citera par exemple Ali Haddad, patron de l’Entreprise des travaux routiers, hydrauliques et bâtiments (ETRHB) et actuel président du FCE. Il a bénéficié d’un « plan de charge » en 2009 : cet outil de gestion qui permet le pilotage des ressources humaines et matérielles a pour raison d’être de doper la croissance, le plan au titre des programmes successifs d’infrastructures (autoroute est-ouest notamment), soit près de 2,5 milliards de dollars. Ces commandes publiques lui ont permis de devenir la première entreprise de travaux publics de l’Algérie. Ses deux usines de fabrication de tuyaux ont été installées pour accompagner la réalisation de grands projets de transfert d’eau, des barrages vers les centres urbains du pays. L’entreprise a ainsi pu engranger des profits substantiels. Les cahiers des charges exigeaient des tuyaux spécifiques : ils étaient produits dans ses deux usines et la plupart des entreprises engagées dans la réalisation de ces transferts, nationaux et étrangers, s’approvisionnaient auprès de cette filiale.

Haddad dispose par ailleurs d’un important groupe médiatique, le groupe Media Temps, et publie un quotidien en arabe et un en français (Waqt Al Djazaïr/Le Temps d’Algérie), en plus de disposer de deux chaines de télévision, Dzair TV et Dzair news. Il détient enfin un club de football, l’Union sportive de la médina d’Alger (l’USM Alger). Son objectif est de se placer sur le marché de la publicité qui promet une forte croissance. Et il devrait y parvenir : un de ses plus proches collaborateurs, l’ex-directeur du groupe Media Temps, a été nommé à la tête de l’entreprise nationale de publication et d’édition (ANEP), principal fournisseur de publicité publique et levier vital pour la survie financière de la presse en Algérie.

Autre acteur de premier plan : Issab Rebrab, plus grande fortune d’Algérie en 2016 selon le magazine Forbes. Fondateur du groupe Cevital en 1998, il bénéficie dès le début d’un quasi-monopole sur l’importation de sucre et devient le principal exportateur hors hydrocarbures avec un peu plus de 200 millions de dollars par an. La capacité de production en sucre blanc a été de 2,7 millions de tonnes par an en 2014.

Cevital produit en outre des huiles végétales, dont elle importe l’intégralité des matières premières et des procédés. Pour les eaux minérales et les boissons gazeuses, la capacité de production est de 3 millions de bouteilles par jour. Les produits de première nécessité (blé, huile, sucre) constituent une valeur refuge et un marché qui ne connaît pas la crise. L’agroalimentaire constitue toujours une grande part de l’importation et un secteur stratégique à cause de la dépendance alimentaire de l’Algérie. Enfin, Cevital est présent dans la logistique et le transport routier avec la filiale Numilog.

Un forum à cinq millions d’euros pour rien ?

Le dernier Forum africain d’investissement et d’affaires s’est tenu à Alger du 3 au 5 décembre dernier, dans un contexte national marqué par la crise budgétaire due à la baisse des prix du pétrole conjuguée à une conjoncture régionale trouble. L’événement, co-organisé par le FCE, une agence de communication privée, Allégorie, et le ministère des affaires étrangères a suscité des critiques : les médias ont entre autres accusé les organisateurs d’avoir invité des personnalités indésirables en Algérie tels qu’André Azoulay, conseiller du roi du Maroc, accusé de proximité avec les réseaux sionistes, ou encore le Mouvement des entreprises de France (Medef), l’organisation patronale française. Ces invitations ont finalement été annulées par le ministère des affaires étrangères. Par ailleurs, en plus de l’absence remarquée du directeur de la banque africaine de développement (BAD) pour laquelle l’Algérie est un gros contributeur, il y a eu celle d’Issad Rebrab, pourtant leader de l’agroalimentaire en Afrique et principal investisseur algérien sur le continent, exportateur de sucre et d’huile en Afrique de l’Ouest et au Maghreb et exploitant de centaines de milliers d’hectares de concessions terriennes, en Côte d’Ivoire et surtout en Éthiopie.

Pour finir, l’événement a été émaillé par un incident protocolaire. Le premier ministre Abdelmalek Sellal et les membres de son gouvernement ont quitté la salle juste avant la prise de parole du président du FCE Ali Haddad. Ce dernier avait en effet violé l’ordre protocolaire en devançant l’intervention du ministre des affaires étrangères et de la coopération internationale qui a été longtemps commissaire de l’Union africaine, Ramtane Lamamra2.

Au final peu de contrats ont été signés, alors que l’événement a coûté plus de 5 millions d’euros. Le FCE a participé à la dernière réunion tripartite réunissant patronat, gouvernement et syndicats le 6 mars dernier à Annaba mais les entrepreneurs liés à l’organisme ont perdu des appels d’offre dans le BTP qui ont été attribués a des sociétés étrangère (Portugal, Espagne)... Restent les élections législatives pour permettre aux patrons de renforcer leur position dominante.

1Ahmed Dahmani, L’Algérie à l’épreuve. Économie politique des réformes 1980-1997, Harmattan, Paris, 1999.

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