Irak. La fin de l’aide internationale alimente le désenchantement
Le retrait des financements étrangers montre à quel point ceux-ci ont maintenu l’Irak, à travers tout un écosystème d’ONG, dans une dépendance alarmante. À la veille des élections législatives du 11 novembre, cette situation de crise interroge aussi la responsabilité des dirigeants politiques irakien, mettant à nu les fragilités de l’État mis en place dans la foulée de l’invasion américaine de 2003.
Deux décennies durant, l’Irak a été l’un des principaux récipiendaires de l’aide humanitaire internationale. Les années de chaos qui ont succédé à l’invasion étatsunienne — laquelle a conduit à la chute de Saddam Hussein en 2003 —, la montée de la violence confessionnelle et de l’organisation de l’État islamique, la guerre civile en Syrie voisine et le génocide des yézidis en 2014, ont provoqué des déplacements massifs de populations et attiré un afflux de financements étrangers.
En quelques années, cette aide a donné naissance à un vaste écosystème d’ONG, façonnant l’accès aux services d’urgence, structurant le marché de l’emploi et faisant du secteur humanitaire une voie professionnelle stable et rémunératrice pour des milliers de personnes. Ces financements, supérieurs à trois milliards de dollars annuellement (2,61 milliards d’euros) au début des années 2000, encore au-dessus du milliard en 2015, et tombés à environ 230 millions de dollars en 2024, ont constitué un filet de sécurité direct ou indirect pour tout un segment de la société. Ils ont toutefois eu pour effet pervers de maintenir l’État dans une situation de faiblesse et de sous-dotation. Celui-ci, bien que pourvoyeur d’emplois, a ainsi été encouragé à sous-traiter bien des services sociaux à ces acteurs privés humanitaires.
Cependant, ce modèle touche à sa fin. En 2022, l’ONU a suspendu son dispositif humanitaire en Irak afin de passer d’une aide d’urgence à des programmes de reconstruction censés bénéficier à l’ensemble de la population et non plus seulement aux victimes des crises passées. Cette décision a acté la normalisation de l’Irak, alors que l’État est largement désengagé.
Les ONG en sursis
Mais le coup le plus brutal est venu du président étatsunien Donald Trump. En février 2025, les États-Unis ont annoncé d’importantes coupes budgétaires, affectant directement l’aide extérieure. Cette décision, pilotée par le département de l’efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency, DOGE), sous la direction d’Elon Musk de janvier à mai 2025, vise à réduire drastiquement les dépenses fédérales, mais elle affecte toute une économie humanitaire à travers le monde.
Toutefois, ce désengagement ne se limite pas aux États-Unis et s’inscrit dans une réduction plus large de l’engagement international pour l’humanitaire et le développement. L’Allemagne, deuxième donatrice mondiale et très présente en Irak, a elle aussi réduit ses aides bilatérales après avoir versé plus de 3 milliards d’euros depuis 2014.
En 2025, l’ensemble des fonds disponibles, tous donateurs confondus, est ainsi tombé à moins de 100 millions de dollars (87 millions d’euros), soit presque dix fois moins qu’en 2015. Face à la contraction des fonds, de nombreuses ONG ont dû soit quitter le pays, soit réduire leurs activités, en particulier celles dépendantes des financements étatsuniens. Lorsque l’Agence pour le développement (Usaid), dont les financements en Irak s’élevaient à 95 millions de dollars (82 millions d’euros) en 2024, a vu son budget sabré, plusieurs organisations partenaires ont licencié à grande échelle.
Ainsi, l’association humanitaire étatsunienne Catholic Relief Services (CRS) a interrompu ses programmes de consolidation de la paix, le Conseil danois pour les réfugiés (DRC) a abandonné certains projets de protection, et la Fondation SEED, qui fournit des soins psychologiques, a mis fin aux contrats de plus de 170 employés à Duhok, dans le Kurdistan irakien (nord-ouest de l’Irak). Ces vagues de fermetures et de licenciements ont un effet cumulatif, avec de nouvelles réductions prévues pour décembre 2025 jusqu’à fin 2026. Les effets sont tangibles sur les programmes sociaux, mais les pertes ont également un impact au niveau individuel, pour ceux travaillant pour des ONG et qui étaient directement engagés dans le cadre de leurs programmes.
Certes, les répercussions macro-économiques restent marginales et ne figurent donc pas parmi les priorités d’un gouvernement concentré sur l’économie pétrolière et la reconstruction des infrastructures. Mais les trajectoires de ces employés, qui ont œuvré à l’interface entre la société irakienne et les acteurs de la communauté internationale, reflètent une forme de relégation du pays.
Toujours le pétrole
Cependant, si l’aide internationale se retire, c’est aussi parce que l’Irak n’est plus considéré comme un pays en crise, mais comme un État doté d’importantes ressources financières, porté par sa rente pétrolière et une croissance rapide ces dernières années (+ 8 % en 2022, mais seulement + 0,5 % en 2024), sans parvenir pour autant à en faire un levier de développement social.
Classé pays à revenu intermédiaire supérieur1, le pays tire près de 90 % de ses recettes budgétaires du pétrole. Il se trouve donc directement affecté par les variations des cours internationaux des hydrocarbures. L’économie, largement dépendante de ces derniers, a connu une expansion rapide depuis les années 2000. Le produit intérieur brut (PIB) est ainsi passé d’environ 36 milliards de dollars (31 milliards d’euros) en 2004 à près de 167 milliards de dollars (145,5 milliards d’euros) en 2015, avant d’atteindre 280 milliards de dollars (244 milliards d’euros) en 2024.
Pourtant, cette richesse se trouve concentrée dans les mains d’un petit nombre. La redistribution reste limitée dans une économie minée par la corruption. Le pays est classé au 140e rang sur 180 par Transparency International qui évalue les niveaux de corruption.
Ainsi, environ 17,5 % des Irakiens vivent sous le seuil de pauvreté monétaire. L’accès à l’éducation et aux soins de santé demeure restreint, et le secteur privé non pétrolier peine à se développer. Le chômage officiel atteint 16 % et grimpe à 35 % chez les jeunes. L’emploi formel dépend en grande partie de la fonction publique, qui occupe environ 40 % de la population active, tandis que le reste du marché du travail relève de l’économie informelle.
Les besoins restent importants. Selon le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus d’un million de personnes demeurent déplacées à l’intérieur du pays. Tandis que les fonds disponibles se raréfient, plus de 100 000 vivent encore dans des camps, principalement dans la région du Kurdistan irakien. La situation en Irak s’étant stabilisée par rapport aux années de crise, les pays donateurs concentrent désormais leurs ressources sur des crises jugées plus urgentes, comme celles de Gaza, du Soudan ou de l’Ukraine.
Le HCR souligne un paradoxe dans son rapport annuel de 2024 : « La perception de l’Irak comme pays à revenu intermédiaire complique la mobilisation de ressources, car le pays est considéré comme ayant la capacité budgétaire de soutenir sa population, y compris les déplacés internes et les réfugiés. » Dans ce contexte, l’Irak est renvoyé à ses propres responsabilités pour répondre aux besoins de sa population. Vingt ans durant pourtant, la dépendance à l’aide internationale a eu pour effet de marginaliser les institutions étatiques (hors secteur de la sécurité), les laissant désorganisées.
Trajectoires brisées
Au-delà des chiffres, ce basculement se traduit concrètement par des contrats raccourcis et des recrutements interrompus. Ahmed, originaire de Ninive (nord-ouest du pays), en a fait l’expérience. Cet ancien employé du HCR et de l’Organisation internationale pour les migrations (IOM) a passé plus de onze ans dans le secteur humanitaire après avoir débuté sa carrière aux côtés de l’armée américaine en 2003. Il résume la situation avec amertume :
Au pire, moi je peux toujours travailler comme chauffeur de taxi ou avoir un stand au marché. Mais pour les femmes de notre communauté [traditionnelle et religieuse], c’est plus difficile, elles seront considérées comme indignes et non respectables.
Ces trajectoires professionnelles restent fragiles, car de nombreuses compétences humanitaires, comme la protection ou la lutte contre les violences de genre, ne trouvent que peu d’applications en dehors du secteur. Les profils techniques tels que la logistique ou les ressources humaines trouvent davantage de débouchés, mais dans un marché saturé qui absorbe difficilement ces professionnels. Longtemps pourvoyeur d’emplois attractifs et bien rémunérés, le secteur humanitaire a offert à l’échelle communautaire une stabilité en décalage avec la notion même d’urgence.
L’emploi humanitaire, tout comme l’emploi public, reste également influencé par le clientélisme. Les postes au sein des ONG sont prisés, car ils offrent non seulement un revenu, mais aussi un réseau et une influence sociale. Ils sont souvent négociés ou échangés au sein des communautés. Certains responsables gouvernementaux cherchent à y placer leurs proches, parfois par la pression ou l’intimidation.
Le retrait des ONG pèse plus particulièrement sur les femmes. Dans une société où leur reconnaissance professionnelle reste fragile, les organisations internationales représentaient une opportunité unique pour elles. Elles y bénéficiaient d’un recrutement favorisant la parité, de dispositifs de protection contre le harcèlement au travail et d’un environnement de travail plus sûr que dans le secteur privé irakien. Beaucoup y avaient trouvé non seulement un revenu, mais aussi une forme de reconnaissance sociale. « Les ONG nous ont offert de très grandes opportunités, à nous les filles. Avec les opportunités limitées dont nous disposons et l’impossibilité d’accéder à des postes au gouvernement, le mariage aurait sûrement été l’alternative », confie Hezha, une jeune chargée de communication dans une ONG allemande. Sans ce travail qu’elle occupe depuis sept ans, elle serait restée chez ses parents, avec pour seule échappatoire le mariage.
Solidarités locales
Depuis la fermeture de nombreux programmes, certaines femmes ont dû accepter des emplois dans des supermarchés ou des petites entreprises, souvent avec des salaires dérisoires comparés à ceux des ONG. D’autres sont contraintes de revenir au rôle de femme au foyer. Dans ce contexte, le retrait des ONG se traduit par un profond désenchantement. « La culture joue encore un rôle important, ici l’homme reste considéré comme le principal soutien du foyer », explique Ahmed, qui observe avec inquiétude cette régression.
Au niveau des communautés, l’entraide entre familles et voisins continue de jouer un rôle pour pallier les pertes de revenus. Les familles s’aident comme elles l’ont toujours fait en Irak, mais cette solidarité ne remplace pas les services de l’État, notamment ceux destinés aux populations déplacées. Dans les camps du Kurdistan irakien, les femmes yézidies bénéficient de services de santé mentale et de protection. Si elles rentraient à Sinjar, elles perdraient cet accès, car les infrastructures y sont presque inexistantes, la sécurité reste précaire et le traumatisme du génocide de 2014 demeure vif.
En Irak, la fin de l’économie humanitaire qui structurait la vie de nombreuses familles, toutefois très minoritaires, oblige le pays à trouver de nouvelles façons de vivre et de s’organiser. La chute de l’aide étrangère oblige à repenser la solidarité et génère bien des rancœurs. Elle illustre également combien la dépendance aux financements étrangers et le recours à une société civile qui, de facto, remplace les institutions publiques, ce que l’on a pu appeler « ongistation », sont problématiques quand ils déresponsabilisent l’État de ses tâches de redistribution.
1Son seuil de revenu national brut (RNB) par habitant est compris entre 4 496 dollars et 13 935 dollars (près de 3 900 euros et 12 000 euros), selon la dernière classification mise à jour par la Banque mondiale au 1er juillet 2025.
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